Fermeture de GEMALTO : un pas de plus vers la toute-puissance de l’axe du Bien ? par Alain Delannoy (hiver 2007) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°44, hiver 2007-2008

« (...) un article marquant avançait que les états-Unis, même s’ils restaient dominants, avaient perdu l’hégémonie idéologique, l’hégémonie économique, l’hégémonie politique. Il leur restait l’hégémonie militaire (...) Plus les Etats-Unis s’enlisent, plus ils sont tentés par la surenchère et tentent la fuite en avant dans la déstabilisation générale par la guerre sans fin (...) Il faut insister (...) sur la réussite de certaines offensives ; par exemple, la capacité d’imposer, dans le débat mondial, la prétendue guerre des civilisations qui sert de fondement idéologique à la domination militaire et aux politiques sécuritaires. »

- Gustave Massiah

« La carte à puce est très certainement le matériau qui permet un degré de sécurité inégalé actuellement dans le monde. »
- M. Pagès (employé de Gemplus à Gémenos)

362 licenciements, une boîte qui ferme : rien là que de très ordinaire dans notre société ! Délocalisation, récession, restructuration, spéculation... toutes choses plus ou moins présentes dans le cas qui nous intéresse, mais qui ne suffisent peut-être pas à expliquer la disparition prochaine de Gemalto-Axalto à St-Cyr-en-Val, à côté d’Orléans. Si les salariés mis à la porte s’y sont battus de façon si exemplaire, popularisant leur juste colère en la placardant dans toute la région, il est troublant de découvrir que CIA, Échelon, DST... sont aussi des acteurs (et pour le moins insolites !) de l’affaire. Quel aura été leur rôle exact ? Et quelle est la raison finale de la liquidation de l’unité orléanaise avec tous ses emplois ?

Comment une société française tombe dans le sac de la sécurité américaine

En 1974, un Français, Roland Moreno, invente la carte à puce. En mai 1988, à Gémenos près de Marseille, dans un garage, une poignée d’ingénieurs autour de Marc Lassus créent la société Gemplus. Ils obtiennent des subventions d’argent public et bien vite la commande d’un million de cartes téléphoniques par France Telecom. La société prospère et se développe rapidement jusqu’à devenir une des premières mondiales dans ce secteur en plein essor. Mais le marché américain reste encore fermé à l’invention de Moreno. Un an avant l’effondrement des Twins Towers, une opportunité s’offre pour conquérir ce marché si prometteur ; le PDG Marc Lassus accepte, avec la délocalisation du siège social au Luxembourg (!), de faire entrer dans le capital de Gemplus un fonds d’investissement d’outre-Atlantique, TPG, ainsi que le PDG que celui-ci propose. Mais bientôt Marc Lassus, dépité, est débarqué de son entreprise, et ce sera l’Américain Alex Mandl qui en prendra les commandes.

Si Lassus s’est bien fait graisser la patte par ses nouveaux amis TPG et Alex Mandl, il aurait certainement dû - c’est ce qu’il dit, amer, aujourd’hui - s’intéresser de plus prêt à leur CV. TPG (Texas Pacific Group) a été fondé par David Bonderman : généreux financeur du Parti Démocrate, conseiller de Clinton, instigateur du dispositif américain de sécurité économique (1) ; mais aussi membre du très patriote BENS, Business Executives for National Security, un groupe d’entrepreneurs et d’ex-militaires qui conseillent le Pentagone et les agences de renseignement, notamment la CIA, sur son accès aux technologies (le BENS est à l’origine d’un rapport sur l’importance de la carte à puce pour la sécurité des USA). Sa devise : « BENS has only one special interest : to help make America safe and secure »... aider à la sécurisation des USA dans le contexte de la guerre sans fin déclarée par Bush, avec les projets démesurés de la NSA qui visent à la surveillance de toutes les communications électroniques sur toute la planète.

Quant à Alex Mandl, le nouveau PDG de Gemplus, il a lui aussi été membre du BENS, mais surtout il est aussi conseiller technique et membre du CA de In-Q-Tel (2), fonds d’investissement... de la CIA ! et directement financé par le Congrès ; il est dédié à découvrir des technologies innovantes susceptibles d’aider la CIA et la communauté du renseignement, un de ses objectifs majeurs est d’investir des capitaux américains dans les technologies sensibles... comme la carte à puce ?

La nomination de Mandl à la tête de Gemplus, après que la société que la France avait financée ait été naturalisée dans le paradis fiscal, ne passe pas inaperçue : le groupe des sénateurs communistes s’en émeut en 2003 et demande l’ouverture d’une enquête parlementaire à cause de cette « prise de contrôle par des fonds d’investissement américains soupçonnés de liens avec la NSA et la CIA ». En effet les technologies dont dispose Gemplus « ouvrent des possibilités d’application (...) en matière de sécurisation de documents - comme les cartes d’identité et les comptes bancaires - dans le domaine stratégique du renseignement militaire », ce alors même que l’on connaît « le renforcement de la doctrine de sécurité économique des Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 ». Ce sera bien trop tard pour Gemplus, ce malgré le contrôle de la société par la DST qui avait été saisie du dossier : le Ministre de l’Économie et des Finances, DSK, a déjà donné son aval à l’opération boursière (3).

Gemplus, devenu quasi américain, ne s’en porte pas mieux. Une vague de récession se profile, les carnets de commande se vident. Le placement de 558 millions de dollars par TPG, deux ans plus tard n’en vaudra même pas le quart ! (Mais peut-être le gain financier n’était-il pas le principal pour les Américains ?) Si la rémunération du PDG américain est confortable (4), les charrettes de licenciements se succèdent : ce sont des milliers d’employés qui seront remerciés (40% des effectifs). Le syndicat maison (USG) bataille contre une direction soupçonnée d’abus de biens sociaux, le Comité d’Entreprise demande une expertise de gestion au Tribunal de Commerce, il confirmera les soupçons... mais la société n’est plus de droit français ! Ironie des affaires, malgré son actionnaire américain, Gemplus n’a pas été présélectionné pour le futur passeport électronique américain... contrairement au français Axalto.

Quand impératifs financiers et stratégiques font bon ménage

Axalto faisait partie du groupe d’origine alsacienne Schlumberger (dont le siège social est expatrié aux Antilles Néerlandaises...), il s’en est défait en 2004 en introduisant en bourse Axalto, sa branche des activités cartes à puce et terminaux de paiement. C’est le grand concurrent - auréolé de réussite lui - de Gemplus sur ce marché. Mais si Gemplus périclite, Axalto est florissante avec un chiffre d’affaires en constante progression. Or c’est fin 2005 que les CA d’Axalto et de Gemplus décident la fusion des deux sociétés en une seule (5) : « Cette fusion (...) est une opération win-win qui créera de la valeur non seulement pour nos actionnaires respectifs mais également pour nos clients et nos employés », c’est du moins ce que déclare alors Alex Mandl.

Les syndicats au contraire s’inquiètent de cette opération et des risques de compression du personnel qui ne manquerait pas d’en être la conséquence tant les deux entreprises ont un profil similaire, pourtant Gemalto se veut rassurant, anticipant une « réduction limitée des effectifs compte tenu du niveau élevé d’utilisation des capacités de production et des besoins d’effectifs importants ». Et il semble bien effectivement que ce secteur aux perspectives de développement très prometteuses (paiement sur internet, cartes I-pin, cartes sans contact, biométrie...), qui demande de hautes qualifications en particulier dans la cryptographie, n’appelle ni restructuration ni a fortiori délocalisation. En juin 2006 la fusion est officielle, Alex Mandl prend la tête de Gemalto avec le PDG d’Axalto, Olivier Piou. Cette fois pas de polémique quant à l’entrée des capitaux américains dans Gemplus (et donc aussi dans Axalto), en effet cette « opération franco-française » (luxemburgo-néerlandaise ?) est soutenue par le Ministère des Finances qui semble y voir une reprise en main par la France de Gemplus. Il n’y aurait plus de danger de voir s’expatrier des technologies sensibles ; Olivier Piou, le PDG d’Axalto, est même aussitôt décoré de la Légion d’Honneur...

Mais les prospectives mirobolantes affichées par la nouvelle société ne sont pas au rendez-vous ; « passer d’une gestion de l’intégration post-fusion au déploiement actif des capacités combinées » (Piou) ne serait-il pas si simple à faire qu’à dire ? À la Bourse, le titre que l’on aurait volontiers vu à 23 € ne décolle pas, il dégringole même en-dessous des 17 €, or les actionnaires attendent avec impatience un dividende conforme à leurs espérances : les 300 millions € qui leur ont été distribués en un an (plus de 3 euros par action !), ni les 160 millions € au moment de la fusion ne les ont satisfaits, il leur en faut plus... Au premier semestre 2007, bien que dégageant toujours de confortables bénéfices, le chiffre d’affaires est en retrait de 6%. Pour rassurer les actionnaires, Gemalto promet de pudiques « mesures de réduction de coûts ». Le 7 juin dernier, un an presque jour pour jour après le lancement officiel de la fusion, son coût se précise : la direction annonce le licenciement de 480 salariés et la fermeture définitive de l’unité Axalto d’Orléans.

Là-bas on ne comprend pas. Les futurs chômeurs se mettent en grève et occupent leur lieu de travail, le battage fera que très vite personne ne pourra ignorer, même au-delà de l’agglomération, la fermeture programmée de Gemalto. Devant le peu d’intérêt des médias nationaux pour leur cause, ils en appellent aux élus locaux de tous bords, ceux-ci répondent présents (6). Deux cabinets d’experts, SECAFI et SYNDEX, nommés en Comité Central d’Établissement et Comité d’Entreprise, mettent en évidence que Gemalto n’a plus besoin de plan de restructuration pour améliorer sa profitabilité, enfin que l’usine d’Orléans apporte un savoir-faire et une forte compétence en recherche et développement, industrialisation, fabrication de produits haute technologie et fortement sécuritaires (7). Enfin quand la direction justifie sa décision en prônant la parcimonie, c’est en préférant faire venir, plutôt que d’Orléans, les cartes imprimées à Barcelone par Marseille où elles seront assemblées... pour être personnalisées à Tours, à une heure d’Orléans !

Or depuis juillet, les résultats de Gemalto se sont sensiblement améliorés et la firme est fière de publier pour le 3e trimestre un « chiffre d’affaires lié aux Programmes Gouvernementaux en hausse de 39% » ! La Bourse n’a pas attendu ce communiqué et le cours de l’action a repris une courbe ascendante depuis septembre pour grimper autour de 21,50 €. Pour autant les nombreuses commandes et le regain d’activité n’incitent pas la direction à revenir sur sa décision de se défaire, malgré leurs performances reconnues, de l’usine de St-Cyr et de ses 362 salariés. En octobre dernier, face à l’obstination de leur lutte, c’est 30,5 millions € (!) que la direction lâche dans son plan de licenciement pour qu’ils acceptent finalement leur sort (8)...

« la Sécurité est notre principal vecteur de croissance » (O. Piou)

Qui se fait le champion mondial de cette « Sécurité » (sic) et de ces politiques sécuritaires que l’on nous impose depuis avant même la starisation de Ben Laden et la célébration de la guerre des civilisations ? Les États-Unis sont dans une situation économique exsangue, depuis 2001 (et même avant) les GI’s sont perpétuellement sollicités dans des démonstrations de force (Afghanistan, Irak...), l’atlantisme dans la vieille Europe jusqu’à Moscou a pris de sacrées couleurs (il est bien loin le Général !), les politiques sécuritaires sont prônées à New-York comme à Paris, une puce de téléphone portable permet de retrouver aujourd’hui un criminel, un terroriste...

Sans aller jusqu’à ne voir que des barbouzes là où il y a avant tout une navrante conséquence de plus de la mondialisation néolibérale avec de vulgaires, plus ou moins honnêtes, plus ou moins malins, décideurs et boursicoteurs aux considérations économiques plus ou moins répugnantes (la fermeture de Gemalto s’apparente quand même bien à un licenciement boursier), on en vient malgré tout à se demander si le stratégique n’a pas prévalu ici sur l’économique : n’a t-on pas sacrifié Axalto-Orléans pour redonner des couleurs tricolores à Gemplus ? Avant la crise des télécoms, 80% du marché mondial de la carte à puce étaient détenus par trois sociétés françaises (Gemplus, Schlumberger-Axalto et Oberthur), aujourd’hui deux ne sont plus françaises et Oberthur est marginalisée face au géant Gemalto ; quant aux employés de Gemalto à St-Cyr (dont la moyenne d’âge est 36 ans), ils n’auront bientôt plus de travail.

Alain Delannoy,
ATTAC45.

* Merci à Claude SERFATI pour sa relecture de ce texte.

Notes

1.Avec l’ancien chef de la CIA John Deutch... administrateur de Schlumberger, la maison mère d’Axalto !

2.In pour intelligence : les renseignements, Q comme le concepteur des gadgets de James Bond (!), Tel pour télécommunications.

3.Par contre suite au rapport Carayon, un Haut Responsable à l’Intelligence Économique est nommé et une Loi sur la Sécurité Économique votée début 2005, ce pour interdire qu’à l’avenir se reproduise ce qui s’est passé pour Gemplus.

4.1,32 millions d’euros la première année, une prime de bienvenue de 0,5 millions €, une enveloppe de relocalisation plafonnée à 4,9 millions € et des stock-options pouvant représenter un gain de 22 millions €.

5.Fusion qui en fera un leader mondial de la sécurité numérique en permettant à la nouvelle société, Gemalto, de contrôler notamment 55% du marché mondial des cartes SIM (600 millions de cartes en 2005) avec un chiffre d’affaires combiné de 1 800 millions €, 11 000 collaborateurs dans plus de 50 pays.

6.Jean-Pierre Sueur (sénateur PS) est plusieurs fois reçu à Matignon, Serge Grouard (député-maire UMP) rencontre Jean-Louis Borloo, etc.

7.Cartes Vitale, bancaires, passeports électroniques, cartes DOD destinées au ministère de la Défense américain…

8.30 millions € qui représentent quand même 6 mois du résultat d’exploitation (plus ou moins le bénéfice net) de Gemalto !

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Pour en savoir plus :

 Lundi Investigation du 28 mars 2005 (Canal+)
 Envoyé Spécial du 16 janvier 2002 (France 2)