De la financiarisation de l’économie mondiale à la crise économique, par Nicolas Cléquin (janv. 2009) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°48 (déc. 2008-janv 2009)

Depuis une trentaine d’années, le capitalisme globalisé a connu une mutation importante. L’un de ses aspects les plus fondamentaux est la domination de la finance internationale sur les économies - et en définitive sur l’ensemble des activités humaines.

A l’origine de cette mutation...

D’une part la constitution d’une masse absolument gigantesque de capitaux flottants dans les pays riches. Elle trouve sa source dans :

 l’argent lié à la corruption et aux trafics de drogue qui ont explosé depuis 30 ans.
 le développement des fonds de pension et fonds privés. Pour pallier le démantèlement des systèmes sociaux, on a favorisé l’épargne individuelle, notamment pour les retraites.
 la constitution de patrimoines considérables. Avec les progrès de la rémunération du capital, la baisse de l’inflation, la baisse des impôts progressifs et la montée en puissance des inégalités de revenus, on a vu se développer des fortunes jamais vues. Entre 1966 et 2001, le salaire médian aux Etats-Unis n’a progressé que de 11% ; mais pour les 1% les mieux payés, l’augmentation a été de 121%, de 256% pour le 1 pour 1000 le mieux payé ; 617% pour le 1 pour 10 000 (voir graphique 1).
 le développement du crédit pour maintenir une croissance économique élevée alors que les salaires stagnent.

D’autre part, la dérèglementation des marchés financiers. En France, elle prend sa source dans la loi de 1986. Outre la mise en concurrence des agents de change, cette série de réformes impose la fin du contrôle de l’Etat sur la circulation des capitaux. Ceci s’accompagne d’une série de mesures pour attirer les capitaux étrangers (suppression de la taxe sur les investissements étrangers de 1993). Cette dérèglementation se poursuit toujours, avec comme dernier avatar la suppression de l’impôt de bourse par Sarkozy en 2007. Les mêmes réformes ont été prises dans plusieurs pays (notamment anglo-saxons), et rejoignent l’apparition d’internet, la privatisation des systèmes bancaires, la perte de pouvoir des organismes de contrôle… Ces réformes ont appliqué à la lettre la théorie du marché autorégulateur.

Résumons : on a une masse de capitaux qui gonfle et un maximum de libertés accordées aux détenteurs de ces avoirs financiers pour investir comme bon leur semble. Il devient donc possible de vendre des titres en actions en France, pour acheter des dollars et placer ses dollars en actions Microsoft aux Etats-Unis ; puis vendre ces actions et ces dollars et acheter du yen. Attendre que le yen s’apprécie par rapport au péso mexicain et vendre au bon moment pour acheter des pésos, et acheter des actions dans l’entreprise gazière que Carlos Menem vient de privatiser en Argentine... Tout cela, bien sûr, en quelques clics d’ordinateur, sans contrôle public et à très peu de frais.

... et les conséquences :

 Tout d’abord une volatilité extrême des capitaux. La durée de détention d’un titre par son propriétaire se réduit considérablement, parce que l’offre est immense. Donc les détenteurs exigent une rémunération la plus importante possible sur un temps très court. Ceci nuit à l’investissement, notamment de long terme (comme par exemple la Recherche et Développement) et constitue un encouragement à spéculer.

 Ensuite, un chantage important à la fuite des capitaux. La peur des entreprises de voir leurs actionnaires vendre (et ainsi le titre s’effondrer) les pousse à les rémunérer toujours davantage au détriment des salariés. Ceci entraine une pression énorme sur les salaires. Depuis 1981, en France la part de la richesse nationale produite chaque année (la valeur ajoutée) qui sert à rémunérer les salaires a baissé de 6 points au profit de la rémunération du capital (soit 80 à 90 milliards d’euros). Ce phénomène est mondial, puisque dans l’Europe des 15, la part du PIB qui va aux salaires a baissé de 4.5% depuis 1990 (voir tableau 2).

 L’instabilité se manifeste également par des délocalisations qui touchent aussi le Mexique (vers la Chine) ou l’Afrique du nord vers l’Asie du sud. Dans tous les cas de figure, il s’agit des emplois les moins qualifiés et donc des populations les plus fragiles qui sont touchées. Cette mise en concurrence très dangereuse des salariés du monde entier pousse au moins-disant social et à la xénophobie.

 L’abandon de régions entières de la planète : les pays regroupant les 3 milliards d’habitants les plus pauvres bénéficient d’à peine 1% des flux financiers. Le système produit une situation ubuesque : des milliards d’êtres humains privés de crédits dont ils ont besoin lorsque quelques pays du nord connaissent une crise de suraccumulation du capital.

 Et enfin une instabilité économique énorme. Lorsque Attac s’est créée en 1998, le volume des échanges sur les marchés des changes internationaux étaient de 1500 milliards de dollars par jour, dont 90% étaient spéculatifs. Or ces capitaux investissent de manière moutonnière (Argentine, internet et nouvelles technologies, prêt hypothécaires et immobilier, pétrole et produits agricoles). Tout le monde investit donc, et se constitue alors une bulle spéculative (c’est-à-dire que la valeur de ce qu’on possède est surévaluée). Certains fonds spéculatifs s’en aperçoivent avant les autres, ils prennent peur et décident de vendre avant qu’il ne soit trop tard, entrainant un phénomène de panique qui pousse tous les détenteurs de capitaux à la vente.

 Dans les années 90, on a connu toute une série de crises à répétition : au Mexique, en Asie du sud-est, en Russie, en Turquie, en Argentine et aux Etats-Unis (éclatement de la bulle internet en 2001, crise sur les prêts hypothécaires dits subprimes et éclatement de 2008). Derrière ces crises financières se cachent des réalités sociales et humaines tragiques. Au Mexique, 15% de la population bascule en-dessous du seuil de pauvreté en un an. En Asie du sud-est, le taux de chômage explose. En Argentine, un an après le krach on comptait 14 millions de pauvres. Aux EU, ce sont des millions de gens dont la maison est saisie qui se retrouvent surendettés…

 Dans ce contexte, la crise des subprimes est l’aboutissement logique de 25 ans d’application dogmatique des préceptes du néolibéralisme. Cela a conduit à la stagnation des salaires des classes moyennes et populaires, et à la concentration des gains de productivité sur une minorité ; particulièrement dans la première économie du monde. Il est particulièrement saisissant de constater (voir graphique 3) que le niveau des inégalités a connu deux pics historiques aux États-Unis durant ces 100 dernières années : 1929 et 2008, soit les deux plus grands krachs de l’histoire du capitalisme. Cela ne peut être le fruit du hasard.

Le déclenchement de la crise

Dans les années 90, peu de secteurs pouvaient répondre à la soif de dividendes de cette masse de capitaux, en raison de l’atonie de la croissance liée à la stagnation des salaires. D’où une forte spéculation sur les valeurs de l’internet, sur lesquelles aux États-Unis on a alors vu se créer une bulle spéculative. En 2001, elle éclate lorsque les profits attendus sur ces valeurs ne sont pas au rendez-vous. Certains de ces capitaux investissent alors dans l’immobilier, puis dans le crédit immobilier à risque : on fait payer des intérêts énormes aux pauvres pour qu’ils deviennent propriétaires (subprimes). Les banques savent que certains clients ne pourront pas rembourser leurs crédits, mais ça n’est pas grave (pensent-ils) car leurs logements sont hypothéqués et une spéculation immobilière énorme fait grimper la valeur des maisons achetées. Donc en cas de défaut de paiement, les banques comptent revendre leurs biens en faisant une plus-value.

Malheureusement, le marché de l’immobilier se retourne : on va alors chercher à refiler à d’autres les crédits hypothécaires. Pour inciter au rachat de créances pourries, on les place dans des packages de placements financiers avec des produits plus sûrs, comme des bons du trésor : c’est la titrisation. Ces produits financiers opaques vont faire l’objet d’une spéculation engageant des sommes considérables. La bulle sur les produits titrisés, sur l’immobilier, se double d’une euphorie boursière sur les marchés actions. Dès lors l’explosion de la bulle devient inéluctable.

Des conséquences en cascade

Les pertes se produisent pour les banques détentrices de ces produits titrisés au moment où tant d’organismes financiers se retrouvent avec des clients ruinés par le surendettement. On assiste alors aux premières faillites de banques : AIG, Lehman…

L’État américain hésite entre deux réactions : intervenir et prendre à son compte les pertes des banques les plus irresponsables (donc faire payer aux contribuables les folies de ceux qui les ont exploités pendant 25 ans) ; ou laisser faire faillite pour faire payer le prix fort aux irresponsables. Cette dernière solution sera choisie par l’administration Bush à propos de Lehman brothers. Aussitôt, cette décision, qui ne tient aucun compte des crises passées, provoque la panique des marchés le 15 septembre 2008 ; car les banques refusent de se prêter entre elles, craignant une faillite de leur créancier. Les banques les plus fragiles n’ont alors plus de liquidités. Cette peur accroit les difficultés des banques mais surtout entraîne la raréfaction du crédit. Chat échaudé craint l’eau froide : les banques ne vont plus prêter qu’aux clients dont elles sont sûrs qu’ils rembourseront.

Dès lors la consommation des ménages, jusque là permise par le crédit, se raréfie et entraîne une crise de surproduction de l’économie réelle. De plus, certaines entreprises en difficulté ne trouvent plus de bouée de sauvetage auprès de leurs banques. Les faillites se multiplient, entrainant une hausse du chômage, donc de la consommation... Les États décident alors non seulement d’entrer au capital des banques pour reprendre leurs pertes, mais également de garantir les prêts interbancaires. Il s’agit d’une vraie prise d’otage : le contribuable doit financer les marchés pour éviter un arrêt total du crédit, la paralysie de l’économie et son effondrement en quelques mois. En 1929, le manque de réaction de l’État avait entrainé des faillites bancaires et, en chaine, une baisse de la production industrielle de près de 30% en 3 ans, jetant sur les routes 12 millions de chômeurs sans allocations chômage.

Le début de crise de l’économie réelle entraîne les craintes des investisseurs et la bourse continue sa dégringolade. Les entreprises cessent d’investir, compriment encore les salaires, licencient (d’autant plus facilement qu’on a dérégulé les marchés du travail), ce qui renchérit la baisse de la consommation - donc les difficultés de nombre d’entreprises, la solvabilité de clients des banques, donc les difficultés des banques, qui restreignent leurs crédits…. c’est l’effet domino du cercle vicieux d’une crise. On le voit, la crise économique risque de donner une seconde vie à une crise financière que l’on croyait avoir arrêtée par les plans de sauvetage massifs (700 milliards de dollars pour le plan Paulson aux États-Unis, 1700 en Europe dont 340 en France). En réalité, tout pousse au pessimisme.

Quelques exemples

 Les retraités des pays anglo-saxons tirent l’essentiel de leur revenu de leurs placements financiers dans les fameux fonds de pension. Or, la valeur des actifs financiers de la planète au 1er novembre 2008 avait diminué de moitié par rapport au 1er janvier de la même année (soit 25000 milliards de dollars partis en fumée). Dit autrement, ils ont perdu la moitié de leurs économies. De plus, les dividendes qu’ils en espéraient risquent d’être largement diminués en 2009 et 2010. Donc, une grande majorité des retraités vont voir leur niveau de vie baisser considérablement, donc leur consommation…

 Les hedge funds, ou fonds d’investissement, sont souvent basés dans les paradis fiscaux. Certains ont emprunté de l’argent à des banques pour racheter des entreprises, le but étant de les restructurer afin d’accroitre leur rentabilité financière avant de les revendre en faisant une plus-value, dont on se servira pour payer les intérêts de l’emprunt. C’est l’effet de levier "LBO" (Leverage buy out). Ces fonds avaient investi 1600 milliards d’actifs au début 2008. Mais comment accroitre la rentabilité d’une entreprise en période de crise ? Et qui rachètera en 2009 des actifs plus chers que leur valeur de 2007 ? A priori personne. Ces fonds seront dans l’incapacité de vendre, et donc de rembourser les banques qui leur ont prêté. Selon Philippe Thomas, les fonds LBO auraient racheté en France 4000 sociétés, représentant 7% de l’emploi salarié (contre 13% en Grande-Bretagne et 30% aux Etats-Unis). Surendettées, les LBO risquent fort de rogner sur tout : personnel, équipement, foncier… Vendre le maximum pour se renflouer et pressurer ce qui reste pour rembourser. On peut donc s’attendre à d’autres faillites bancaires, et surtout d’autres plans de licenciements.

Une vraie sortie de crise passe par l’application de deux principes :

 le contrôle strict (et non pas du toilettage afin que rien ne change) des marchés financiers. En matière de réforme, il faut comme le dit Frédéric Lordon parodiant les Tontons Flingueurs : "du lourd, du massif, du brutal".

 Un plan massif de redistribution des richesses. Seules la guerre et la libération avaient donné aux pouvoirs en place le courage et l’autorité pour le faire dans les années 30.

* Les trois illustrations en pièce jointe sont extraites d’Alternatives Economiques, octobre 2008.