Alternatives au libre échange : le traité commercial des peuples en Amérique latine, par Christian Weber (nov. 2006)

Introduction au débat du Réseau Forum des droits humains,
Médiathèque d’Orléans, 29 novembre 2006

 
 
CRITIQUE DU LIBRE ÉCHANGE

Je voudrais placer en exergue pour cette soirée deux faits, l’un majeur, l’autre symptomatique.

Le premier est la constatation que de nombreux pays d’Amérique latine (un de plus avec l’Équateur depuis le 26 novembre) affichent haut et fort l’antilibéralisme dans leurs orientations politiques majeures. En France aujourd’hui cet affichage ne se retrouve qu’à la gauche de la gauche (où est le temps, pas si lointain, où une majorité de français refusaient une constitution basée sur une « concurrence libre et non faussée » ?).

Le deuxième fait est que le gouvernement de la France organise en ce moment la vente d’une entreprise d’État, Gaz de France, au groupe financier Suez. En Bolivie le groupe Suez — Lyonnaise des Eaux a été expulsé du pays en janvier 2005 et le service des eaux renationalisé, comme le sont les hydrocarbures depuis le 1er mai 2006.

Les pays d’Amérique du Sud, dans leur lutte antilibérale, mettent en premier la condamnation des traités de libre-échange imposés par les USA. En France comme le dit le Monde diplomatique « le libre-échange dans la mondialisation libérale et un débat escamoté ».

Comme nombre de soi-disant vérités sur lesquelles se fonde le capitalisme libéral, le libre échange repose sur quatre principes dont l’examen ne résiste pas à l’analyse des faits (Le Monde diplomatique, 2006).

  Le premier, qui fonde tous les autres, est que l’ouverture totale des marchés, le libre-échangisme sans limites, serait bénéfique à tous, pays et populations pauvres et riches. Les pays non industrialisés, mais qui voudraient le devenir, auraient, nous dit-on, tout à gagner à abaisser leurs barrières tarifaires aux produits fournis par des firmes transnationales du Nord dont la productivité est sans commune mesure avec celle des entreprises locales.

Or, dans les faits, les pays les plus fréquemment cités comme des « success stories » en la matière (la Corée, Taïwan) ont fait exactement l’inverse : ils ont bâti leur industrialisation sur la protection de leur marché intérieur, de manière à permettre à leurs industries naissantes de ne pas être étouffées dans l’œuf.

  Le deuxième est qu’il existerait un marché mondial des produits agricoles. C’est faux : plus de 90 % des produits agricoles sont consommés sur place. Seuls moins de 10 % sont exportés, pour une bonne part dans des conditions en totale violation des principes libre-échangistes. Aussi bien l’Union européenne (UE), via la politique agricole commune (PAC), que les Etats-Unis subventionnent massivement leurs exportations dans ce domaine, causant la ruine des petits producteurs des pays du Sud.

  Le troisième est la confusion délibérément entretenue quant à l’accès des produits agricoles des pays du Sud aux marchés développés. On nous présente cet accès comme un facteur de développement, d’où l’hypocrite désignation du Cycle de Doha. De quel accès s’agit-il ? Non pas des produits de l’agriculture paysanne, destinés à la consommation familiale ou locale, mais bien de ceux de la grande agriculture productiviste, de l’agro-business. Cette dernière ne change pas de nature au motif qu’elle serait de nationalité brésilienne ou argentine, surtout quand on sait qu’elle est souvent entre les mains de transnationales américaines ou européennes implantées sur place.

  La quatrième est la référence constante des médias, notamment économiques et financiers, aux gouvernements des pays du Sud pour tenter de culpabiliser les opposants au libre-échange. Or nombre de ces gouvernements, lorsqu’ils s’expriment à l’OMC, sont les porte-parole de l’agro-business. Ces gouvernements réclament à juste titre la suppression totale des subventions aux exportations, acquise pour 2013, mais, dans une logique strictement libérale, ils s’opposent aux revendications de sécurité et de souveraineté alimentaires, donc de protection aux importations, que défendent les organisations paysannes du Nord comme du Sud regroupées dans La Via Campesina.

La lutte contre l’idéologie libre-échangiste, qui place l’expansion du commerce au-dessus de toutes les autres considérations – écologiques, sociales, de droits humains –, et qui a fait la preuve de ses ravages, est progressivement en train de devenir une priorité pour les mouvements sociaux du monde entier, l’Amérique latine étant nettement en avance sur le reste du monde.

Le traité commercial des peuples (TCP)

Dans les années 1980 et 1990, deux projets antagoniques apparurent : d’un côté, le Marché commun du cône Sud (Mercosur), comprenant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ; de l’autre, l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), réunissant les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. Rappelons que la révolte des zapatistes est née le jour de la mise en application de l’Alena, le 1er janvier 1994.

Washington ambitionnait d’étendre progressivement l’Alena au reste du continent, mais devant une opposition grandissante les USA durent se rabattre un projet plus ancien, resté dans les tiroirs : la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, ALCA en espagnol et en portugais). Se trouvèrent ainsi face à face deux projets : l’un exclusivement latino-américain, l’autre continental. La différence – de taille – était la présence des Etats-Unis dans ce dernier. Représentant 70 % du produit intérieur brut (PIB) de l’ensemble, ils transformaient l’ALCA en outil de consolidation de leur hégémonie, nullement en processus d’intégration (SADER E., 2006).

Le Venezuela, surtout après la victoire de M. Chávez sur l’opposition lors du référendum révocatoire du 15 août 2004, conquit un espace politique important et l’utilisa pour redynamiser la logique d’intégration du continent sud américain, sous le drapeau de Simon Bolivar. Caracas multiplia les initiatives sectorielles et développait une initiative stratégique d’alliance avec Cuba : l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA).

L’ALBA est un projet d’intégration s’appuyant sur des mécanismes destinés à créer des « avantages coopératifs », en lieu et place des prétendus « avantages comparatifs », véritable antienne des théories libérales du commerce international. Les avantages coopératifs, eux, entendent réduire les asymétries existant entre les pays de l’hémisphère. Ils s’appuient sur des mécanismes de compensation afin de corriger les différences de niveaux de développement entre les uns et les autres.

L’ALBA se veut le contre-pied de l’ALCA. Il s’agit d’impliquer tous les acteurs économiques et sociaux – coopératives, firmes nationales, petites, moyennes et grandes entreprises privées – et de donner la priorité à la résolution des problèmes essentiels des populations : alimentation, logement, création d’industries, préservation de l’environnement.

Dans l’ALBA, pas de subventions, mais des crédits, des équipements et des technologies pour les entreprises abandonnées par leurs propriétaires et reprises par leurs salariés ; pour les coopératives et les communautés de petits producteurs – que ce soit dans l’industrie, le commerce ou les services ; et pour les entreprises publiques. L’ALBA reçoit l’appui des Etats en matière de crédit, d’assistance technique et juridique, de marketing et de commerce international, alors que l’ALCA laisse le champ libre aux forces dominantes du marché et aux capacités financières des grands agents économiques.

Le 30 avril 2006 à La Havane, devant 250 000 invités sur la place de la révolution, les présidents de Cuba, du Venezuela et de Bolivie ont signé l’ « accord pour l’application de l’Alternative Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique et le traité commercial des peuples », connu sous le nom de TCP. Comme Evo Morales l’a souligné, il s’agit d’un commerce de peuple à peuple, pour les dépossédés, les gens marginalisés.

Bernard CASSEN (2006).- a raison de dire que le TCP est un traité commercial subversif, aussi bien pour l’Amérique que l’Europe. Pour la première fois, un traité commercial pose comme priorités la solidarité (et non pas la concurrence), la création d’emplois, l’insertion sociale, la sécurité alimentaire et la préservation de l’environnement entre les pays contractants. Les acteurs principaux en sont les entreprises publiques, bi- ou trinationales, mixtes, et les coopératives.

Les accords d’application bi- ou trilatéraux conclus entre les trois Etats signataires contournent les circuits financiers, et reposent parfois sur le troc (par exemple, des prestations de santé ou d’éducation contre du pétrole). Au poste de commandement est placée la volonté politique et non pas la « liberté » du commerce.

On est à mille lieues des clauses de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), et même du Mercosur. Sans parler de tous les accords de libre-échange que l’Union européenne a déjà conclus avec des pays tiers méditerranéens, le Chili, le Mexique, etc., des traités bilatéraux imposés par les Etats-Unis, et, bien entendu, des règles du marché unique européen (CASSEN B., 2006).

On objectera que ce type d’accord repose largement, au moins dans l’immédiat, sur les ressources énergétiques du Venezuela et de la Bolivie, et qu’il ne concerne, à ce jour, que des pays peu développés. Mais combien d’autres pays, tout aussi peu développés, se voient contraints d’accepter, bilatéralement ou multilatéralement, via l’OMC, des accords inégaux sans qu’y soit prise en compte la moindre considération de caractère social ou écologique ? (CASSEN B., 2006).

Mais MM. Chávez et Morales sont venus à Vienne, pour le sommet de l’Union européenne avec l’Amérique latine et les Caraïbes, avec une arme à très fort impact politique dans le débat européen et mondial sur le libre-échange : un instrument juridique, le Traité commercial des peuples, établissant des normes de commerce international en rupture radicale avec celles de tous les accords de libre-échange existants ou en projet. (CASSEN B., 2006).

 
Références :

 Accord Cuba-Venezuela-Bolivie sur TCP et ALBA : texte intégral en espagnol (2006).- Latin Reporters
 CASSEN B. (2003).- La guerre commerciale, seul horizon du libre-échange. Le Monde diplomatique, sept., p 22-23.
 CASSEN B. (2006).- En marge du sommet avec l’Union européenne, une nouvelle Amérique latine à Vienne. Le Monde diplomatique, juin, p 20.
 Le Monde diplomatique (2006).- Après l’échec des négociations du cycle de Doha à l’OMC, le libre-échangisme sur la sellette, La valise diplomatique, 2 août.
 SADER E. (2006).- Alternatives latino-américaines. Le Monde diplomatique, fév., p 1, 16-17.