"Mouvements sociaux et altermondialisme en débat : Quelques repères communs pour la galaxie altermondialiste" par Philippe Corcuffe

Politiste, Institut d’études politiques de Lyon, Conseil Scientifique d’Attac
dimanche 4 juillet 2004

Quelques repères communs pour la galaxie altermondialiste

Ce qui fait l’une des richesses principales du mouvement altermondialiste en général et d’ATTAC en particulier, c’est la diversité.

On ne peut écraser cette diversité sous le mot d’ordre de "l’unité", sans risquer de sombrer dans la vieille politique homogénéisante, comme avant, et d’être alors emportés, comme les autres, par la délégitimation des anciennes façons de faire du collectif.

Aujourd’hui, davantage que du vocabulaire de "l’unité" et de "l’unification", nous avons besoin du vocabulaire plus souple des convergences et des coordinations, mettant l’accent sur le travail nécessaire pour rapprocher les analyses, les identités et les intérêts, sans écraser les différences, plutôt que d’imposer une "ligne unique" (une anti-"pensée unique" unique).

Dans cette perspective, on peut tenter d’avancer vers des formulations communes quant au décryptage des enjeux de la période et vers des repères partagés afin de s’orienter pratiquement (dans les luttes et les expérimentations) sur des chemins convergents.

Les quelques éléments que je livre ici constituent ma contribution au débat du Conseil Scientifique d’ATTAC France à propos de la question "Quelle nouvelle dynamique pour ATTAC ?".

De cette discussion du Conseil Scientifique doivent naître des propositions collectives faites aux instances délibératives d’ATTAC, dans le cadre général d’une interrogation sur le contenu d’une éventuelle "nouvelle dynamique" qui concerne plus largement l’ensemble des composantes de l’association.

Cette version de ma contribution tient compte des échanges qui se sont déroulés lors du séminaire du Conseil Scientifique du samedi 27 mars 2004(1). Je proposerai donc quelques pistes schématiques afin de nourrir une clarification collective.

Je partirai d’un entretien accordé par Bernard Cassen (président d’honneur d’ATTAC France) au Figaro et publié le 8 octobre 2003 sous le titre "Socialistes et communistes ont épuisé leur force propulsive".

Il me semble constituer un des textes disponibles les plus synthétiques quant à la caractérisation des arêtes de notre situation politique.

Bernard Cassen y avance une série de propositions fondamentales, à l’écart des polémiques politiciennes(2), susceptibles de constituer des coordonnées communes.

Si j’ai choisi un texte de Bernard Cassen, c’est qu’en dehors des qualités de clarté de ce document, son auteur occupe aujourd’hui une position dans l’espace politico-intellectuel assez éloignée de la mienne(3).

Cet éloignement est justement un bon test pour formuler des repères communs, malgré les divergences.

Reprenons donc les axes de l’entretien de Bernard Cassen :

1e) "Les grands mouvements émancipateurs du XXe siècle, la social-démocratie et le communisme, semblent avoir épuisé leur force propulsive et perdu leur assise populaire."

Un tel constat ouvre une nouvelle période politique post-socialiste et post-communiste, et même post-républicaine (si on prend en compte l’épuisement de la force propulsive de l’émancipation républicaine qui a germé à partir du XVIIIe siècle), du point de vue de l’émancipation individuelle et collective (c’est-à-dire de l’arrachement aux diverses oppressions).

Pourtant, une nouvelle figure de l’émancipation ne pourra être créée ex nihilo,

et devra alors puiser des ressources dans les traditions existantes :

* d’une part, dans la tradition républicaine : autour des questions de la citoyenneté, de la volonté populaire, de l’espace public et de la laïcité, bref des exigences démocratiques ;

* et, d’autre part, dans les traditions social-démocrate et communiste : autour de la question sociale (et donc du combat contre les inégalités et pour la justice sociale, et ce également dans les rapports internationaux en héritant des combats tiers-mondistes) comme de l’orientation anticapitaliste (qui associait au départ les deux traditions, mais qui a souvent été perdue en chemin par la première et fréquemment dévoyée par la seconde).

Mais les ressources puisées dans ces deux traditions devront être passées au crible de la critique, tout en innovant face aux défis renouvelés du temps.

On peut retenir, de manière non exclusive, au moins cinq de ces principaux défis renouvelés :

* La question individualiste

(c’est l’aspect le plus travaillé dans ma propre activité de recherche, à la croisée de la sociologie, de la philosophie et de la politique(4), et donc sur lequel j’ai davantage d’éclairages à apporter) : Les sociétés occidentales connaissent un long processus d’individualisation depuis la Renaissance notamment.

Cette individualisation s’est accélérée et a pris des formes nouvelles depuis les années 1960, d’abord aux Etats-Unis, puis dans les sociétés européennes, en touchant aussi de façon contrastée les sociétés du Sud. Cet individualisme contemporain est le produit d’une pluralité de logiques sociales en interaction : logique économique de l’individualisme marchand approfondie par le néolibéralisme et le management néocapitaliste ces dernières années, logique politique de l’individualisme démocratique, dynamique juridique des droits individuels ou logiques sociétales associées aux transformations de la famille et de l’intimité, notamment.

Cet individualisme contemporain révèle tout à la fois des aspects régressifs (corrosion du lien social ou nouvelle pathologies narcissiques) et des aspects émancipateurs (élargissement des marges de liberté des individus dans la vie quotidienne ou développement d’une intériorité personnelle).

Il constitue alors un défi pour le mouvement altermondialiste (particulièrement en Europe) à un triple niveau :

a) dans le combat contre l’individualisme néolibéral (dans les nouveaux dispositifs d’entreprise comme dans l’univers de la consommation ou du rapport à la culture) ;

b) parce que l’individualisation affecte les nouvelles formes d’engagement comme celles à l’ouvre dans le mouvement altermondialiste ; ce qui oblige à innover du côté des modes de militantisme ; et c) parce que c’est aussi pour promouvoir l’individualité, mais une individualité sociale (fabriqué dans et par des relations sociales) et non pas monadique (dans l’isolement), que doit être mis en cause le néolibéralisme.

De ce point de vue, un effort particulier doit être fait pour que la critique altermondialiste du monde libéral ne s’énonce pas uniquement au nom des solidarités collectives défaites (ce qui est juste, mais insuffisant), mais également au nom d’une singularité individuelle écrasée par l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines. L’individu ne doit pas être laissé au néolibéralisme. L’émancipation dont nous nous efforçons de retrouver le chemin est indissociablement collective et individuelle.

* La question écologiste :

Il s’agit en particulier de la nécessaire prise en compte de la situation des générations futures comme des dégâts potentiellement irréversibles sur les conditions naturelles de la vie en commun qui sont en jeu dans les choix d’aujourd’hui. Ce qui nous oblige à reformuler (et non à abandonner) l’exigence de " Progrès " qui a marqué les traditions républicaine et socialiste.

* La question féministe :

Cela concerne la lutte pour l’égalité des sexes, qui n’a produit pour l’instant que des avancées partielles, et l’invention de nouveaux rapports entre les genres.

* La question mondiale :

Le cadre mondial est devenu plus opératoire pour le combat émancipateur qu’aux époques du cosmopolitisme des Lumières et de l’internationalisme prolétarien.

Reste à imaginer comment pourraient s’agencer les relations entre les différents niveaux d’intervention : local, national, régional et mondial.

* La question expérimentale :

On est ici à la recherche d’un nouvel équilibre entre la logique de la revendication et celle de l’expérimentation, ici et maintenant, de formes nouvelles de vie, de travail et de décision en commun. La tradition coopérative du socialisme français serait à réinventer dans de nouvelles conditions.

2e) "Le mouvement écologiste n’a pas rempli les promesses que l’on aurait pu fonder sur lui."

Cette proposition renvoie aux limites sociologiques rencontrées par le mouvement écologiste (qui n’a pu s’élargir aux milieux populaires), mais aussi au fait que le fil de l’écologie politique n’est pas en mesure d’assurer seul la colonne vertébrale de la nouvelle émancipation, qui doit pouvoir s’énoncer plus radicalement comme une politique de la pluralité.

Il faut sans doute arrêter d’envisager l’émancipation, comme avant, autour d’une colonne vertébrale exclusive ou même principale (le mouvement ouvrier, hier, ou l’écologie politique, aujourd’hui).

3e) "Le mouvement altermondialiste, même avec son aspect chaotique, pourrait bien être à l’origine d’une dynamique historique et devenir le mouvement d’émancipation du XXIe siècle."

Si elle sait élargir ses bases sociales du côté des milieux populaires, consolider ses liens avec les organisations du mouvement ouvrier classique, étendre ses réseaux internationaux vers d’autres aires culturelles et nationales, garder ses capacités d’inventivité malgré les tendances à la bureaucratisation, la galaxie altermondialiste pourrait constituer, à l’échelle mondiale, le creuset privilégié de cette politique de la pluralité, de cette nouvelle figure de l’émancipation, puisant de manière critique dans les traditions républicaine, sociale-démocrate et communiste, s’ouvrant aux problématisations de l’écologie politique, sensible aux exigences féministes, attentif à l’enjeu des processus d’individualisation (prenant des formes différentes dans les diverses aires culturelles et nationales), sachant expérimenter pratiquement tout en revendiquant.

La définition des repères communs de cette politique inédite d’émancipation n’appartient pas aux seuls partis politiques.

Les mouvements citoyens comme ATTAC, les syndicats, les associations, les formes plus provisoires d’auto-organisation, etc. peuvent aussi participer à la fabrication, pratique et intellectuelle, de cette politique rénovée. En l’état de l’expérience historique, seule la participation directe à la représentation politique, au sein des institutions démocratiques du pouvoir politique, relève exclusivement des partis politiques, mais pas l’élaboration d’un projet alternatif de société.

Cela nous oblige à rompre avec deux modèles classiques au sein du mouvement ouvrier :

a) le modèle social-démocrate/léniniste, qui donne a priori la direction politique aux partis (sous la forme parlementaire ou de "l’avant-garde révolutionnaire") ;

et b) le modèle anarcho-syndicaliste, qui tend à effacer la place des partis dans une hiérarchisation inversée par rapport à la première (et qui aujourd’hui pourrait dire : "tout viendra du mouvement social, on n’a pas besoin des partis et des institutions politiques")(5).

La hiérarchie impliquée par le premier modèle est devenue, fort heureusement, inacceptable, après de multiples déconvenues historiques. Le second bénéficie actuellement d’une certaine humeur anti-institutionnelle à l’ouvre dans les mouvements sociaux.

Mais un certain 21 avril 2002 a montré que, si les partis et les institutions politiques ne sont pas nécessairement le principal, on aurait tort de considérer qu’ils ne sont plus rien.

Au-delà même des enseignements de la conjoncture politique, une politique de la pluralité n’exige-t-elle pas plus radicalement une mise en tension d’une diversité d’institutions non hiérarchisées (syndicats, associations, formes d’auto-organisation.et partis).

Pouvons-nous alors nous mettre d’accord sur le fait que la politique électorale et institutionnelle relèverait encore exclusivement des partis, mais pas la politique en général (dont l’élaboration d’un projet alternatif de société) ?

Cette scène électorale et institutionnelle ne doit certes plus être envisagée comme la principale, n’est pas dotée d’une position de "supériorité" et de "surplomb" par rapport aux mouvements sociaux, mais elle n’est pas pour autant inutile.

Et la recherche d’une nouvelle "réunification" (par exemple, à travers le lancement de candidatures électorales altermondialistes se présentant comme un prolongement direct des associations et des syndicats altermondialistes) ne mettrait-elle pas en péril le pluralisme institutionnel souhaitable au sein d’un nouveau processus d’émancipation ?

Il faudrait peut-être, de ce point de vue, redonner une actualité à Montesquieu : "Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir"(6).

Se dessinerait, ce faisant, un jeu infini de pouvoirs et de contre-pouvoirs, abandonnant définitivement la nostalgie de la construction d’un grand "tout" prétendant englober l’ensemble des dimensions émancipatrices.

De ce point de vue, on trouvera davantage de ressources intellectuelles dans la pensée de l’équilibration des tensions d’un Proudhon(7) ou dans le jeu infini des contradictions propre à la dialectique chez Merleau-Ponty(8) que dans le primat de "l’unité" et de "la synthèse" fort actif dans les traditions jacobine, hégélienne, marxiste et léniniste.

4e) "Donc, ou bien les partis héritiers du siècle dernier sauront capter ses idées, ou bien, à terme, cette force trouvera obligatoirement une traduction politique hors d’eux.
(...)

Notre ambition, c’est que nos idées soient au pouvoir. Et ces idées peuvent arriver au pouvoir par d’autres que nous. Je ne pense pas une seconde que nous allons nous transformer en parti politique. Cela ferait exploser ATTAC, dont les membres ont d’ailleurs des engagements très différents."

ATTAC s’efforce donc de faire vivre un autre rapport à la politique : par la résistance citoyenne, par la critique sociale, par la contre-proposition, par l’éducation populaire et par l’exploration pluraliste d’un nouveau projet d’émancipation.

La politique ne relève pas du monopole des partis, qui n’ont aucun droit à revendiquer un rôle privilégié dans le traitement des questions politiques.

Toutefois, la politique électorale et institutionnelle demeure leur domaine spécifique d’intervention.

C’est dans ce cadre, sur la scène électorale et dans la mise en ouvre de politiques publiques, qu’ils peuvent chercher à traduire les aspirations altermondialistes.

De ce point de vue, ATTAC ne peut que se féliciter que se développe une compétition entre forces politiques pour traduire ses préoccupations.

Et quant à l’issue de cette compétition, ATTAC peut difficilement dire autre chose qu’un : que le meilleur gagne !

Dans cette perspective, le Conseil d’Administration extraordinaire d’ATTAC du 15 mai 2004, saisi du projet de listes pour les élections européennes "100% altermondialistes", a réaffirmé à l’unanimité que "l’association ne suscite, ne présente ni ne soutient aucune liste ou candidature, et qu’aucun candidat ne peut se prévaloir de son appartenance à ATTAC", même s’il "reconnaît le droit de chaque membre d’ATTAC à exercer pleinement ses droits civiques, et en particulier de se présenter aux élections".

ATTAC se réserve certes la possibilité de critiquer publiquement les organisations qui mèneraient des politiques, ou qui feraient des propositions, allant à l’encontre de ses orientations ("Nous critiquons les politiques conduites, tant par la gauche hier que par la droite aujourd’hui", rappelle Bernard Cassen).

Mais ATTAC ne participe pas pour autant à la dévalorisation en cours de la politique partisane, née des désenchantements successifs du passé. On peut comprendre une certaine humeur "anarcho-syndicaliste" active dans les mouvements sociaux, mais ATTAC doit armer la vigilance citoyenne de la conscience de ses dangers (désengagement civique et montée de l’extrême-droite notamment), qu’a bien mis en évidence le 21 avril.

Par contre, je mettrai un bémol aux propos de Bernard Cassen sur la supposée "obligation" pour le mouvement altermondialiste de trouver une "traduction politique" institutionnelle.

Contre l’optimisme naïf des progressismes classiques, supposant la victoire inéluctable du "Progrès", les tragédies du XXe siècle nous conduisent à adopter un progressisme plus mélancolique, des Lumières davantage tamisées, relevant du pari (incluant la possibilité de l’échec) plus que de la nécessité.

Par ailleurs, j’ajouterai deux propositions complémentaires par rapport à celles formulées par Bernard Cassen :

5e) L’extrême-gauche soixante-huitarde et post-soixante-huitarde a également épuisé sa force propulsive.

Cet épuisement concerne notamment la rigidification de la séparation entre "réformes" et "révolution", "réformistes" et "révolutionnaires".

Constatons les échecs respectifs des "réformistes" et des "révolutionnaires" quant à la perspective de l’émancipation, même s’ils se révèlent fort différents quant à leur portée.

Car on ne peut pas mettre sur le même plan, par exemple, les limites de l’Etat-providence social-démocrate dans un cadre capitaliste maintenu et les violences totalitaires qui se sont réclamées du "communisme".

On peut alors faire l’hypothèse que la distinction "réformes"/"révolution" ne sera plus opératoire pour une nouvelle figure de l’émancipation, s’inscrivant davantage dans la perspective d’un "réformisme révolutionnaire" ou d’un "réformisme radical" qui était déjà esquissée par un Jaurès.

Cela ne veut pas dire qu’à partir de l’ancienne "extrême-gauche" ne pourrait pas naître une nouvelle gauche radicale, rompant avec les travers "gauchistes" et "révolutionnaristes".

A l’inverse, on peut même penser qu’il y a davantage d’indices qui vont dans le sens d’une transformation d’une partie de "l’extrême-gauche" en force radicale et pragmatique que d’indices pointant la possibilité d’une refondation anti-libérale du social-libéralisme électoralement hégémonique à gauche(9).

6e) Dans la recherche pluraliste et contradictoire d’une nouvelle politique d’émancipation, la tradition libertaire est à redécouvrir et à réévaluer.

Sur deux plans associés, la tradition libertaire apparaît particulièrement précieuse :

a) la critique des tendances à la stabilisation de formes d’oppression spécifiquement politiques au sein des institutions, y compris au sein des institutions de lutte pour l’émancipation ;

la critique sociologique de la domination politique (professionnalisation, monopolisation du capital politique, dépossession des citoyens ordinaires, risques inclus dans la délégation politique notamment) esquissée par Pierre Bourdieu ayant donné un contenu contemporain à cette inspiration libertaire ;

et b) la critique des tendances à l’écrasement des individualités par les cadres collectifs (pouvoir étatique, hégémonie de la mesure marchande des activités humaines, discipline collective imposée par les formes traditionnelles d’organisation, etc.) ;

cette critique trouvant une résonance particulière au sein des sociétés individualistes contemporaines.

Cette prise en compte des héritages libertaires dans une perspective d’émancipation renouvelée implique toutefois de rompre avec certaines tentations anarchistes :

a) un anti-étatisme obsessionnel tendant à diaboliser les institutions étatiques ; ce qui apparaît en décalage flagrant avec les luttes sociales dans un contexte de remise en cause néolibérale des cadres publics ;

et b) le risque de fétichisation d’un individu monadique et narcissique, oubliant que l’individualité de chacun est tissée de relations sociales.

Les travaux sociologiques de Robert Castel, dans le sillage de ceux d’Emile Durkheim, en pointant les supports collectifs (stabilisés par certains dispositifs publics : citoyenneté politique, droits sociaux, etc.) qui ont été nécessaires pour que l’individualité moderne se développe, nous aident à rompre avec ces tentations anarchistes tout en nous permettant de puiser dans un individualisme libertaire(10).

Un avenir en forme de peut-être

J’ai commencé à participer, en collaboration avec quelques autres, à l’élaboration plurielle d’un nouvel horizon émancipateur, en avançant une formulation provisoire : l’hypothèse d’une "social-démocratie libertaire"(11).

Ce n’est qu’une contribution limitée au grand débat, nécessairement conflictuel, qui devrait engager de nombreux citoyens critiques, sous l’impulsion d’ATTAC.

Car ATTAC se doit aujourd’hui d’élargir son activité à l’organisation d’un débat pluraliste et contradictoire autour de la perspective de cette nouvelle émancipation.

Il nous faudrait alors créer des espaces de confrontation (séminaires capitalisant la réflexion sur un temps long, journées d’échanges contradictoires, colloques, auditions d’une diversité d’acteurs et d’intellectuels, etc.)(12).

La production de ces ressources intellectuelles, pluralistes, contradictoires et collectives, devrait pouvoir être accessible aux citoyens pour faire vivre un débat plus vaste.

Cela compléterait la double mission de critique du néolibéralisme et d’élaboration de contre-propositions par laquelle ATTAC alimente déjà la discussion publique.

On peut même faire l’hypothèse que la reformulation d’un horizon émancipateur favorisera les deux premières fonctions (de critique sociale et de contre-propositions) en leur donnant plus de souffle et de force propulsive(13).

L’heure est à l’audace intellectuelle, au choc des idées, au débat public rationnellement argumenté plutôt qu’aux frilosités bureaucratiques, qu’aux arrière-pensées politiciennes et qu’aux invectives.

Car il n’est pas impossible, si l’on n’y prend garde, que toutes les énergies altermondialistes ne débouchent, au bout du compte, sur pas grand-chose du point de vue de l’émancipation.

Ce n’est qu’un pari historique que nous pouvons perdre ou peut-être gagner (au moins partiellement) !

Notes :

(1) J’avais proposé le 7 mars 2004, en prévision du séminaire du 27 mars, une première version sous le titre "Vers quelques repères communs quant à la perspective d’une nouvelle politique d’émancipation".

(2) Par exemple, celle, assez puérile, de l’été 2003, à laquelle Bernard Cassen a participé avec le président d’ATTAC, Jacques Nikonoff, et qui a alimenté une diabolisation unilatérale de "l’extrême-gauche".

(3) J’appartiens à la LCR et Bernard Cassen a exprimé publiquement de vives critiques à l’égard de "l’extrême-gauche". Je suis chroniqueur à Charlie Hebdo et il est directeur général du Monde Diplomatique ; or ces deux journaux ont eu quelques "accrochages" ces derniers temps à propos de la critique des médias ou de la situation cubaine. Toutefois, il y a quand même des points communs dans nos itinéraires, notamment une défiance à l’égard des rhétoriques et des postures identitaires "gauchistes", qui prend sa source dans une intersection commune : ma "famille" politique d’origine (où j’ai milité entre 1976 et 1994) s’est appelée successivement CERES, Socialisme et République et Mouvement des Citoyens, alors que Bernard Cassen est réputé avoir été proche de Jean-Pierre Chevènement, un des animateurs principaux du même courant politique.

(4) Voir notamment La société de verre - Pour une éthique de la fragilité (Paris, Armand Colin, 2002) et La question individualiste - Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Latresne, Le Bord de l’Eau, 2003).

(5) Pour une critique de ces deux modèles historiques en regard de la situation actuelle, voir Christophe Aguiton et Philippe Corcuff, "Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux", Mouvements, n°3, mars-avril 1999.

(6) De l’esprit des lois (1e éd. : 1748), Paris, GF-Flammarion, 1979, p.293.

(7) Voir Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise (Paris, Fayard, "Corpus des ouvres de philosophie en langue française", 4 tomes, 1988 ; 1e éd. : 1858) et Théorie de la propriété (Paris, L’Harmattan, coll. "Les introuvables", 1997 ; 1e éd. : 1865).

(8)Voir Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, coll. "Folio/Essais", 1955.

(9) C’est en tout cas le pari que je défends depuis 1997 dans diverses interventions publiques et depuis avril 2001 dans mes chroniques de Charlie Hebdo, voir Prises de tête pour un autre monde (Paris, Textuel, 2004).

(10) Voir notamment Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi - Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

(11) Voir La société de verre, op. cit., La question individualiste, op. cit., et Prises de tête pour un autre monde, op. cit.

(12) Comme a commencé à le faire le groupe "Démocratie" du Conseil Scientifique d’ATTAC, animé par Alain Caillé, quant à l’organisation d’une discussion autour de la réélaboration de la question démocratique.

(13) Par exemple, il serait utile de créer une nouvelle collection "Débats pour l’émancipation de livres ATTAC.


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