DE L’AGCS À LA DIRECTIVE BOLKESTEIN : LES ENJEUX DE LA MARCHANDISATION DES SERVICES PUBLICS par Arnaud Zacharie - Directeur du Département Plaidoyer et Recherche du CNCD-11.11.11

vendredi 4 mars 2005

CNED

Depuis quelques années, la libéralisation des services est à l’agenda des décideurs politiques internationaux, aussi bien dans le cadre de l’OMC que de l’Union européenne, avec l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) et la directive sur la libéralisation des services dans le marché intérieur de l’UE (dite « Bolkestein »). Une manifestation européenne est prévue le 19 mars 2005. Présentée comme la voie la plus sûre vers plus de commerce et de croissance, cette optique n’est en effet pas sans représenter une menace pour la survie des services publics, aussi bien sociaux que culturels ou environnementaux. Explication.

Pourquoi libéraliser les services ?

Depuis plus de deux siècles, l’expansion du système économique mondial se fonde sur l’exploitation de nouveaux secteurs, synonyme d’extension de l’accumulation des profits, et donc du capital. Après l’exploitation du secteur industriel, c’est le secteur de la « nouvelle économie » et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui a alimenté tous les espoirs de la sphère économique et financière.

Mais l’effondrement de la Bourse de cette « nouvelle économie », le Nasdaq, a modifié les priorités : c’est le secteur des services qui représente aujourd’hui le nouvel eldorado à exploiter à court terme. Or, si ce secteur des services regroupe des services « marchands », comme le tourisme, les assurances ou le marketing, il inclut également l’ensemble des services « non marchands », c’est-à-dire les services publics de santé, d’éducation ou culturels. Ces secteurs non marchands, encore « vierges » car protégés par les pouvoirs publics, représentent il est vrai de juteux profits potentiels : le « marché » mondial de la santé est évalué à 3.500 milliards de dollars et celui de l’éducation à 2.000 milliards !

Evidemment, tant que les gouvernements refusent de « lâcher » des secteurs aussi vitaux, il n’y a guère de crainte à avoir. Mais le problème est précisément que les Etats, pris au piège de la globalisation néolibérale qu’ils ont eux-mêmes suscitée, se font concurrence pour attirer les sociétés transnationales sur leur territoire plutôt que de les voir s’implanter chez leurs voisins. En clair, les Etats proposent toujours moins de charges fiscales et sociales, en vue d’être toujours plus « sexy » aux yeux des investisseurs internationaux. Il en résulte une diminution généralisée des charges fiscales, et donc des recettes publiques censées garantir les soins de santé ou d’éducation à l’ensemble des citoyens. La tentation est dès lors grande pour les gouvernements de « lâcher du lest » en matière de services publics.
Cette « convergence d’intérêt » entre, d’une part, les sociétés transnationales en quête de nouveaux marchés et, d’autre part, les gouvernements avides d’apurer leurs finances publiques, représente une réelle menace : les conditions pour la « marchandisation » des services publics sont en effet réunies.

Comment libéraliser les services publics ?

C’est d’abord par le biais de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) que la libéralisation des services publics est envisagée. Un des accords de l’OMC, l’accord général sur le commerce des services (AGCS), a en effet pour ambition de « libéraliser tous les services dans tous les secteurs », ceci via des « rounds » de négociation successifs. Des exemptions existent, mais elles sont restreintes et énoncées de manière ambiguë, de telle sorte que seules la justice, la police et l’armée semblent juridiquement hors d’atteinte. En clair, chaque Etat membre de l’OMC doit communiquer la liste des services qu’il accepte de libéraliser (« offres ») et ceux qu’il souhaite voir libéraliser par les autres Etats membres (« demandes »). Une fois ces listes communiquées, un gigantesque exercice de négociations et de marchandages est prévu, afin d’aboutir à une libéralisation d’un nombre le plus élevé possible de services à l’échelle mondiale.

C’est ensuite la proposition de directive européenne sur la libéralisation des services qui ouvre la porte à la marchandisation des services, y compris les services publics. Puisque l’Union européenne et ses Etats membres doivent communiquer leur liste d’« offres » et de « demandes » à l’OMC, puis la négocier avec les autres gouvernements, une logique s’impose : plus il y aura d’« offres » européennes, et plus la Commission européenne pourra revendiquer la libéralisation de services auprès des autres gouvernements. Il est donc urgent de libéraliser un maximum de services européens. Or, la proposition de directive européenne actuellement sur la table comporte les mêmes ambiguïtés que le texte de l’AGCS, puisque aucune directive-cadre n’a défini au préalable quels sont les services « marchands » et « non marchands ». Du coup, bien que la Commission s’en défende, des pans entiers de services publics aussi élémentaires que la santé, l’éducation, l’eau ou la culture sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application de la directive.

Que signifie la libéralisation des services ?

Libéraliser, c’est ouvrir à la concurrence. Et alors, où est le problème ? Il se situe précisément dans le fait que les services publics sont réglementés et garantis par les pouvoirs publics, en dehors des lois du marché. Sans un tel contrôle public, ces services se retrouveraient à leur tour géré par la « main invisible » du marché : la concurrence extérieure impliquerait une course à la rentabilité peu compatible avec la notion de service public, notamment en terme de coûts fixes élevés nécessaires à l’entretien des infrastructures. Le fiasco des chemins de fer britanniques en est la preuve !

Actuellement, les profits générés par les secteurs rentables des services publics peuvent être utilisés pour assurer la viabilité de ceux qui le sont moins : c’est le système dit « de péréquation ». Il n’est par exemple pas difficile de comprendre que les services de transport sont plus rentables à Bruxelles que dans le fin fond des Ardennes.

Les prix des services publics sont également contrôlés afin de les rendre accessibles à tous les citoyens et de remplir leur fonction d’équité sociale. La « marchandisation » des services publics « détricoterait » cette solidarité géographique et sociale. Progressivement, les services publics deviendraient accessibles uniquement aux « clients » suffisamment solvables et vivant dans des zones géographiques rentables.
Enfin, la libéralisation des services publics signifierait que les subventions publiques devraient être versées de manière non discriminatoire, c’est-à-dire que tous les fournisseurs, publics ou privés, devraient être subventionnés de la même façon, ce qui serait impossible pour les Etats et déboucherait soit sur un sous financement des services publics, soit à leur privatisation.

Mais la libéralisation n’implique pas leur privatisation ?!

En effet. Mais la libéralisation des services publics impliquerait à terme leur privatisation. Comment ? Par le biais d’une règle qui traverse le droit commercial de l’OMC : la clause du traitement national. Qu’est-ce à dire ? Le traitement national est l’obligation qu’ont les Etats membres de l’OMC de traiter les prestataires de services étrangers de la même manière que les prestataires nationaux. Ainsi, une fois les services de santé ou d’éducation engagés, un Etat membre devrait financer les écoles et les hôpitaux étrangers au même niveau que leurs « concurrents » nationaux, ce qui serait financièrement impossible et déboucherait sur la fin des financements publics, donc à leur privatisation de facto.

Au niveau européen, la règle du « pays d’origine » signifie que le prestataire de service n’est contrôlé que par l’Etat d’où il exerce. En clair, une délocalisation en Tchéquie ou en Hongrie permettrait à un prestataire de service d’exercer sur tout le territoire européen selon les règles tchèques ou hongroises. C’est la porte ouverte à la « course à l’Etat le plus accueillant » et au détournement des réglementations nationales. En ce qui concerne les services de santé, cela pourrait par exemple aboutir à la suppression des tarifs minimums obligatoires imposés aux prestataires ou à celle des réglementations imposant un nombre minimum d’infirmier par lit dans les hôpitaux. Bref, la porte ouverte à des soins de santé plus chers et de moins bonne qualité !

Quelles sont les alternatives ?

L’alternative est de définir clairement les services publics « non marchands », de les sortir de la logique du marché et de garantir leur universalité d’accès aux citoyens. A l’échelle internationale, cela signifie qu’il faut les sortir du champ de l’OMC. A l’échelle européenne, il s’agit d’abolir le principe du pays d’origine et d’établir une directive-cadre qui garantisse à tous les citoyens le droit d’accès aux services publics essentiels que sont l’eau, la santé, l’éducation, la culture, l’environnement, l’audiovisuel, les services de communication, les transports et l’énergie.

Les gouvernements sont-ils sensibles à ces revendications ?

Plusieurs gouvernements ont affirmé leurs réticences aux projets de « marchandisation ». En ce qui concerne l’OMC, les négociations de l’AGCS ont rencontré de nombreux freins. Par exemple, treize pays africains ont appelé à un moratoire sur les négociations et plusieurs pays asiatiques ont demandé une possibilité de suspendre l’application des futurs accords s’ils se révèlent néfastes pour les économies locales. Le parlement belge a également voté une résolution demandant la sortie des services publics de l’OMC. Mais le 31 juillet 2004, un accord à l’OMC a relancé le processus.

Au niveau européen, des pays comme la France ou l’Allemagne ont émis des craintes concernant l’enseignement, l’audiovisuel et les soins de santé. En Belgique, le PS a qualifié d’« ultralibéral » le projet de directive et le parti Ecolo s’est dit prêt à le « rejeter », tandis que le gouvernement belge a demandé d’accorder une attention particulière aux secteurs de la santé et de l’audiovisuel. Mais le Parlement européen est majoritairement favorable à la proposition de directive et les Etats membres l’ont présentée au sommet européen de mars comme la panacée censée relancer la croissance européenne. Elle a même été érigée en « priorité » dans les conclusions.

Arnaud Zacharie - Directeur du Département Plaidoyer et Recherche du CNCD-11.11.11


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