Cancun : L’urgence de l’alter- mondialisation

Par Marc Delepouve, membre de la délégation d’Attac à Cancun
vendredi 3 octobre 2003

A Cancun, ce 14 septembre 2003, la cinquième conférence ministérielle de l’OMC s’est achevée par l’expression d’un profond désaccord entre les représentants des 146 pays membres. L’inflexibilité et l’arrogance des négociateurs de l’Union européenne (UE) et des Etats-Unis ont rencontré la détermination des pays du Sud. Une crise est ouverte. Elle résulte de contradictions indépassables tant que l’OMC ne sera pas libérée d’une maladie congénitale : l’idéologie du tout libre-échange et de la marchandisation.

Ainsi, à Cancun, l’UE s’est efforcée de dissoudre ce qui reste de frontière aux pays « en développement » par le biais des questions de Singapour : investissement, transparence sur les marchés publics, politique de la concurrence et facilitation des échanges (rapidité et allègement des formalités administratives). La satisfaction de l’UE aurait eu pour conséquence une intensification de la concurrence internationale et de l’emprise des entreprises multinationales, et de là une destruction de tissus économiques, sociaux et sociétaux, ainsi qu’une pression internationale poussant vers le bas les lois et règles sociales, fiscales et environnementales.

Le groupe dit des 22 (voir ci-dessous) exigeait, quant à lui, l’ouverture des frontières des pays « développés » aux produits agricoles des pays « en développement ». Ce qui aurait notamment pour conséquence une intensification aiguë de la destruction des sociétés rurales européennes et une attaque frontale de l’agriculture japonaise.

Nous avons là un dialogue impossible.
Le traité fondateur de l’OMC est imprégné de l’idéologie du libre-échange et de la marchandisation. Ce qui pousse dans l’enceinte de l’OMC les Etats-membres à ne rechercher que la satisfaction d’intérêts économiques nationaux et met, par conséquent et dans un même temps, chacun d’entre eux sur une position défensive. L’impasse est insurmontable. .

La crise ouverte à Cancun résulte en outre, et surtout, d’un système de relations entre les nations, archaïque et fondé sur les seuls rapports de force, inapte à répondre aux grands enjeux de notre époque.

Sortir de cette crise exige de libérer l’humanité de l’emprise de l’idéologie du tout libre-échange et de la marchandisation, de réinventer les relations entre les nations, et de remettre à plat l’ensemble des institutions internationales (FMI, Banque mondiale, ONU et ses institutions, OMC).
Tant que de tels changements n’auront pas été opérés, toute fin de crise ne sera qu’une illusion de courte durée et aux conséquences néfastes, si ce n’est tragiques, pour l’humanité et pour les générations futures.

La conférence de Cancun a été marquée par une montée en puissance de trois groupes d’acteurs.

Tout d’abord les pays du Sud, déterminés à occuper leur place dans le concert des nations.
Un large front de pays « en développement » s’est constitué : le groupe des 22 (Chine, Inde, Pakistan, Brésil, Mexique, Afrique du Sud... ). Ensemble ils représentent 51% de la population mondiale, 63% des agriculteurs de la planète. La diplomatie brésilienne de Lula a joué un rôle déterminant au sein de ce groupe. Il est aussi à noter le rôle discret mais d’une efficacité remarquable de la Chine. Pays/continent dont l’entrée à l’OMC est un fait majeur de la conférence de Doha, le plus souvent largement sous-estimé.
L’avenir de ce groupe des 22 est jugé incertain par certains observateurs. Par contre, soyons certains que les alliances, continues ou occasionnelles, de la Chine et de l’Inde pèseront fortement à l’avenir sur le cours de l’OMC. Même si, au sein de l’Asie, les relations entre ces deux géants ne sont pas exemptes de difficultés. De plus, au sein du G22, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud se sont constitués en G3. Ces trois grands pays en développement, démocraties situées sur trois continents, entament une collaboration afin de peser dans les institutions internationales.
Doivent en outre être soulignées l’unité des pays africains et celle des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique) et PMA (Pays « les moins avancés »). Ces unités ont joué un rôle déterminant dans le déroulement de la conférence de Cancun et sur son issue : l’après-midi du 14, les pays africains d’un côté et la Corée du Sud, de l’autre, ayant réaffirmé des positions fermes et radicalement opposées sur les questions de Singapour, le président de la conférence, le Mexicain Luis Ernesto Derbez, a annoncé la clôture de cette dernière.
Toutefois, si ces coalitions de pays du Sud sont une très bonne nouvelle, elles ne peuvent à elles seules laisser espérer les évolutions urgentes qu’exige la situation de l’Humanité.

Second groupe d’acteur montant en puissance, des ONG d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et d’Asie du Sud. Forte de leur expertise, elles exercent une influence croissante sur certains gouvernements de pays « en développement » et de PMA. Cela explique pour partie l’unité et la détermination à Cancun des fronts Afrique et ACP-PMA.

Pour finir, troisième groupe d’acteurs porteur d’espoir (en partie communs au précédent), le mouvement alter-mondialiste. Son développement était en toile de fond à Cancun : une conscience et une volonté planétaires naissantes renforçaient et alimentaient les positions de certains gouvernements du Sud. Toutefois, il ne faudrait pas surestimer le poids actuel de ce mouvement dans un « jeu » stratégique entre les nations.
Ce mouvement alter-mondialiste est une lame de fond qui progresse à grands pas, mais son rôle ne se révélera que sur le moyen et le long terme. On y distingue certaines organisations qui l’ont impulsé, telles qu’Attac à partir de 1998, ou le mouvement Zapatiste du Chiapas dès 1994. Bien plus largement il s’appuie désormais sur un nombre croissant de composantes associatives, syndicales et politiques. Certes sous des formes diverses et à des niveaux variables. Finalement, ce mouvement touche de plus en plus les populations, comme l’a illustré en France, un mois avant la conférence de Cancun, le rassemblement de 200 000 personnes sur le plateau du Larzac.

Au-delà de l’OMC, c’est la mondialisation qui est en crise. Vouloir résoudre la crise de l’OMC sans s’attaquer en profondeur à celle plus générale de la mondialisation est sans grand espoir, voire sans grand intérêt. La mondialisation est aujourd’hui enfermée dans un système fondé sur une idéologie et un mode de relation entre les Etats totalement inadaptés aux nécessités de note époque. Cancun doit marquer un point de rupture, la fin d’une fuite en avant, un nouveau départ.
Aujourd’hui la question n’est pas celle de la recherche d’alternatives : nous disposons de nombreuses propositions permettant de lancer la construction d’une autre mondialisation (voir annexe 3). Les vraies questions sont celles des nécessaires évolutions et ruptures idéologiques et de la construction de rapports de force. Bref, il faut mettre en place les conditions politiques de la mise en œuvre d’une alternative. Ci-dessus nous avons vu les trois groupes d’acteurs dont la montée en puissance était visible à Cancun. En cela Cancun fait naître un espoir. Mais rien n’est gagné. Nous sommes loin d’une quelconque victoire. Le système international reste en l’état : profondément injuste, politiquement aveugle, et faisant courir à l’humanité les pires périls. Sida, réchauffement climatique et dérives environnementales, inégalités béantes...

Le mouvement alter-mondialiste doit aujourd’hui, dans un même élan, se concentrer sur la construction d’un rapport de force et viser à devenir une composante internationale qui, à côté des gouvernements, soit un acteur central des relations entre les Etats. Un acteur qui transcende les nations et force les gouvernements à révolutionner leur propre rôle dans les relations entre les nations, à relativiser les intérêts nationaux et à penser le long terme. Le mouvement alter-mondialiste doit amener les gouvernements à remettre à plat l’ensemble de l’architecture des institutions internationales (OMC, FMI, Banque mondiale, ONU), ainsi que la nature et les processus de décision de chacune d’entre elles. Le tout dans l’objectif d’ouvrir entre les nations un dialogue durable et orienté vers des finalités humaines et vers la résolution des grands problèmes que rencontre l’humanité : la réduction des inégalités Nord / Sud, la défense des droits fondamentaux, la lutte contre la pauvreté, le développement des droits sociaux, de la démocratie et de la vie culturelle, la préservation de l’environnement, les échanges et la coopération entre les nations et entre les humains et, finalement, la paix.

Marc Delepouve
Membre de la délégation d’Attac à Cancun

Annexe 1. Attac, après Cancun
La crise ouverte à Cancun nécessite de la part de l’association Attac un investissement au plus haut niveau (On peut saluer à cet égard la création en juillet d’un groupe de travail sur le libre échange.)
Depuis quelques années la mondialisation libérale est de plus en plus critiquée, suspectée, source d’inquiétudes, objet de rejets. Avec Cancun, le système voit ses contradictions s’exacerber. Les prémices d’une nouvelle architecture des rapports de force apparaissent. L’histoire s’accélère. Durant les prochaines années, le rôle du mouvement alter-mondialiste sera déterminant, à la condition que ces principaux acteurs sachent aller à l’essentiel et être réactif.
A cet égard l’investissement d’Attac sur les questions mondiales est insuffisant. Il faudra passer à la vitesse supérieure. De même l’Europe, acteur clef de la mondialisation, n’occupe pas encore toute la place nécessaire, notamment dans les préoccupations des comités locaux.

L’association doit renforcer sa capacité à mener campagne et son inscription dans des réseaux nationaux, européens et internationaux. Notons ici l’impérieuse nécessite d’une aide au développement du mouvement alter-mondialiste aux Etats-Unis !
Les moyens matériels et la force militante doivent être développés. Les permanents doivent être plus nombreux. Le passage à 50 000 adhérents permettrait de donner à Attac une nouvelle dimension. Pour y parvenir, il faudra donner à l’association un nouvel allant grâce à une campagne de l’après Cancun orientée vers la pleine participation d’Attac et de ses militants à la construction d’un rapport de force européen et international pour une autre Europe, pour une refonte des institutions mondiales, pour de nouvelles relations entre les Etats... Pour une alter-mondialisation.

Toutefois, la force du mouvement alter-mondialiste passe par la diversité et par l’autonomie de multiples acteurs. Si bien qu’au-delà du nécessaire développement d’Attac, de ses comités locaux et de ses groupes locaux, il faut soutenir la création d’une myriade d’associations locales alter-mondialistes portant sur le Monde et/ou l’Europe.

Annexe 2. Les grands dossiers après Cancun.
La crise ouverte à Cancun laisse en l’état de véritables tragédies, telle celle qui frappe les producteurs de coton d’Afrique confrontés à la concurrence du coton subventionné des Etats-Unis.

Par ailleurs, les Etats-Unis et l’UE affichent plus que jamais leur volonté de développer les accords bilatéraux où ils sont en mesure d’imposer des contraintes importantes aux pays les moins puissants.

Pour ce qui est de l’AGCS, rien n’a été décidé à Cancun. Les négociations en cours continuent. C’est à Genève (siège de l’OMC) que les choses vont se discuter en vue d’accélérer les offres (moins d’un membre sur trois a déposé des offres initiales, la date butoir était le 31 mars 2003). Pourrait en outre s’ouvrir des négociations sur les clauses de sauvegarde (en cas de difficultés économiques graves rencontrées par un membre), les marchés publics, les subventions ainsi que sur les normes techniques et les licences.

Les quatre questions de Singapour sont bloquées. Toutefois, dans le domaine des services elles sont en partie incorporées, sinon incorporables, à l’AGCS.

La question agricole est aussi bloquée. Les discussions se poursuivent à Genève.

L’accord sur les médicaments daté du 30 août est valide. (La déclaration ministérielle de Doha donnait mandat au Conseil général de l’OMC sur cette question).

Annexe 3. Quelques pistes alternatives :
-  Annulation de la dette des pays « les moins avancés » (PMA).
-  Taxes globales (sur les changes monétaires, sur le CO2, etc. ) venant financer :
-  les institutions internationales afin de leur donner les moyens de remplir leurs missions et d’acquérir une réelle indépendance à l’égard des pays les plus riches ;
-  le « développement » des PMA ;
-  des projets de recherche portant sur la santé (sida, paludisme, etc.), sur la défense de l’environnement (énergie solaire...), etc.
-  Sortir du marché mondial « libre-échangiste » les « Biens communs de l’humanité » : culture, éducation, santé, eau... Développer dans ces domaines les échanges non marchands, dont ceux de connaissances et de compétences.
-  Sortir l’agriculture du marché mondial « libre-échangiste ». Mettre en place un système d’échange entre les grandes régions du monde qui respecte la souveraineté alimentaire (divers modèles existent).
-  Soumettre le marché mondial à un système de règles venant tirer les lois sociales et environnementales vers le haut (divers modèles existent) : une application progressive s’impose et un tel système ne peut être envisagé qu’intégré à une politique planétaire de développement bénéficiant d’un financement conséquent (annulation de dette, taxes globales...).
-  Etablir des règles fiscales au plan international sur les biens et services du marché mondial, sur les entreprises qui les produisent et sur la finance afin de donner aux Etats et aux collectivités locales les moyens financiers nécessaires à l’action politique.
-  Mettre fin aux paradis fiscaux (aider ces pays à se reconvertir).
-  Réduire la longueur des brevets. Interdire la brevetabilité du vivant.
L’objectif de cette annexe 3 est de montrer que quelques mesures techniquement simples et ne venant pas traumatiser des populations (sauf celles des paradis fiscaux), peuvent changer la mondialisation. Cette liste peut s’allonger de façon très conséquente. Au final l’ampleur des mesures réalisées ne dépendra que de l’évolution des idées dominantes et des rapports de force.
Delepouve


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