Le capitalisme de surveillance, maître des marionnettes

2 MARS 2019 PAR GÉRALDINE DELACROIX

Pour l’économiste Shoshana Zuboff, auteur de L’Âge du capitalisme de surveillance paru aux États-Unis, le danger que font courir les géants du Web est bien plus grand qu’on ne l’imagine. En siphonnant les données personnelles pour modifier à leur insu les comportements de leurs utilisateurs, ils menacent la démocratie elle-même.

En s’appropriant nos données personnelles, les entrepreneurs du « capitalisme de surveillance » mettent en danger rien de moins que la démocratie, par la manipulation de notre libre arbitre. Telle est la thèse défendue par Shoshana Zuboff dans un volumineux ouvrage qui vient de paraître, L’Âge du capitalisme de surveillance (éditions Public Affairs, en anglais).

Le capitalisme est entré dans une nouvelle ère, explique l’autrice et, pour le comprendre et le combattre, il nous faudra chausser de nouvelles lunettes, car les anciennes n’opèrent plus devant un changement à la fois si radical et si rapide – une révolution survenue en moins de vingt ans. Une « nouvelle planète », une situation « sans précédent » dont on aurait tort de penser qu’il s’agit d’une simple continuation du passé.

Tout à la crainte du totalitarisme étatique, « nous n’avons pas vu venir les entreprises aux noms imaginatifs dirigées par de jeunes génies qui semblaient pouvoir fournir gratuitement exactement ce que nous voulions ». C’est l’une des principales nouveautés, et par là une source de cécité, de la situation actuelle : la surveillance, et le danger, sont passés entre les mains d’entreprises privées.

En introduction aux conférences qu’elle tient depuis la parution de son livre, Shoshana Zuboff demande aux personnes de l’assistance de résumer en un mot la raison de leur présence. Si, reconnaît-elle, son public forme un panel quelque peu biaisé, la cohorte de mots qu’elle recueille, chaque fois les mêmes, justifie sa démonstration.

Ce 13 février à New York, parmi les expressions choisies, on pouvait entendre : publicité, capitalisme global, panoptique, profilage, peur, humanité, résistance, exploitation, acheteurs, solution, révolution, déterminisme, souveraineté, manipulation, démocratie, dignité, autonomie. À Londres, rappelle-t-elle : « identité, liberté, pouvoir, loi ». Comme à Bruxelles ou Cambridge…

Comment en est-on arrivé à ce stade de « l’obscurcissement du rêve numérique », trente ans seulement après la naissance d’Internet ? C’est que le capitalisme est sorti des usines et des bureaux pour inonder tous les espaces de la société. Les entrepreneurs de la surveillance nous sont tombés dessus juste « parce que nous vivons, pas pour notre travail », explique-t-elle ce jour-là à New York.

« Comment nous appellent-ils ?, questionne cette professeure d’économie à Harvard. Nous n’avons pas de nom, nous ne sommes pas des travailleurs. Le nom qu’ils nous ont donné est “utilisateur”. Et ça ne va pas. » Ce que ce mot « utilisateur » nous apprend, dit-elle, est que ce capitalisme n’est plus confiné à l’économie. Il va donc falloir pour le combattre trouver de nouveaux moyens d’action collective, comme les travailleurs ont trouvé face au capitalisme industriel leurs propres moyens de lutte. Comment « mettre hors la loi ce nouveau capitalisme voyou », qui prospère « sur nos sentiments » et dont « le but est de nous automatiser » ?

Au lieu de notre force de travail, chère au capitalisme industriel, le capitalisme de surveillance se nourrit de « chaque aspect de chaque expérience humaine » et nous conduit à signer le pacte faustien du XXIe siècle : « Il est presque impossible » d’échapper au capitalisme de surveillance, « malgré le fait que ce que nous devons donner en retour va détruire la vie telle que nous l’avons connue. Considérons qu’Internet est devenu essentiel à la vie sociale, qu’il est maintenant saturé par le commerce, et que le commerce est soumis au capitalisme de surveillance ».

Que nos sentiments servent à générer du profit est inacceptable, mais aussi radicalement nouveau, explique l’autrice à ceux qui voudraient n’y voir qu’une continuité. Qu’il s’agisse d’orienter nos relations amicales ou amoureuses, notre vote ou le contenu de notre réfrigérateur, de notre garde-robe ou de notre bibliothèque, ce qui nous arrive est la « perte de la souveraineté sur notre propre vie ». Notre dépendance est au cœur du projet de surveillance commerciale, qui se définit en deux questions : Quel est le produit ? Quel est le client ?

Pour Shoshana Zuboff, malgré l’adage selon lequel « si c’est gratuit, vous êtes le produit », les internautes ne sont pas des produits, mais « les sources d’une valeur ajoutée cruciale au capitalisme de surveillance : les objets d’une opération d’extraction de matières premières technologiquement avancée et de plus en plus inéluctable », des producteurs – malgré eux – de données. Le produit, c’est « notre comportement futur », sous forme de clic, d’achat, en ligne ou hors ligne, comportement dont les clients sont les entreprises qui l’achètent et le vendent, l’échangent sur un nouveau marché.

Ce pacte avec le diable signé en utilisant Google et Facebook (entre autres…) nous engourdit le cerveau, nous fait créer des mécanismes de défense (« je n’ai rien à cacher »), génère un « cynisme résigné ». « En ce sens, le capitalisme de surveillance impose un choix fondamentalement illégitime que les individus du XXIe siècle ne devraient pas avoir à faire », explique Shoshana Zuboff.

Nous voilà victimes d’une asymétrie inédite : « Le capitalisme de surveillance sait tout de nous, alors que ses opérations sont conçues pour que nous n’en sachions rien », il « annule les droits fondamentaux associés à l’autonomie individuelle », droits « essentiels à la possibilité même d’une société démocratique ».