Wallerstein : un penseur majeur pour un autre monde possible, pour un meilleur monde

4 SEPT. 2019 PAR ATTAC FRANCE BLOG : ATTAC FRANCE

Immanuel Wallerstein nous a quitté, nous ressentons une grande tristesse et un vide. C’est un grand désarroi de penser qu’on ne pourra plus discuter et débattre avec une des personnes dont nous étions intellectuellement les plus proches et qui a tant compté.


Immanuel Wallerstein lors d’un séminaire à l’Université européenne de St Pétersbourg, le 24 mai 2008*

Immanuel a représenté ce qu’on pouvait imaginer de mieux comme figure de l’intellectuel engagé, dans la lignée des grands intellectuels qui ont donné leurs lettres de noblesses à la pensée scientifique, culturelle et politique. C’était d’abord un grand philosophe. Sa philosophie était nourrie de sa connaissance des sciences sociales auxquelles il avait contribué et dans lesquelles il excellait. Economiste, il prolongeait la démarche marxiste et participait à son renouvellement. Historien, il naviguait dans l’histoire longue et avait créé le Centre Fernand Braudel à l’Université d’État de New York à Binghamton. Sociologue, il était attentif à l’évolution et à la compréhension des sociétés et il avait présidé l’Association internationale de Sociologie de 1994 à 1998.

Immanuel était un enseignant hors pair. Il n’imposait pas ses leçons. Il avait cette qualité rare d’oser penser à haute voix pour son auditoire. Ses cours et ses séminaires étaient des moments de grande création ; ils permettaient d’approfondir, de croiser les approches, de toujours s’accrocher aux réalités. On découvrait toujours des nouvelles propositions, des plongées dans l’Histoire, des raisons de s’engager. Il savait aussi galvaniser de larges publics. Un souvenir, parmi tant d’autres : au Forum Social Mondial des Etats Unis, à Détroit, en juin 2010, il était au centre de discussions animées de plusieurs heures avec une audience enthousiaste de centaines de jeunes assis par terre.

Les systèmes-monde

Immanuel a d’abord été un spécialiste des sociétés africaines après les indépendances. Au début des années 1970, une période où sous l’impact des mouvements de 68 de nouvelles approches intellectuelles apparaissent et se développent, il fut l’un de ceux qui élabora une nouvelle façon d’appréhender les réalités sociales : l’analyse des "systèmes-monde". Cette approche apparut à la confluence de plusieurs grandes ruptures datant des années 60, voire des années 50.

Immanuel avait participé à l’aventure braudélienne de l’histoire du capitalisme. Il partageait avec Fernand Braudel la passion du temps long et de « la grammaire des civilisations ». Il a croisé cette l’approche braudélienne du temps long avec la démarche et les interrogations issues du marxisme et des « théories de la dépendance ». Les théories de la dépendance critiquaient l’analyse du sous-développement comme était lié à l’arriération d’un pays et y opposaient l’idée que la cause en était le développement même du système capitaliste auquel participaient ces pays dans le cadre d’un échange inégal. A partir d’une analyse économique (Raul Prebish, Andre Gunder Frank), les théoriciens de la dépendance ont élargi leur approche en y intégrant une critique philosophique (Enrique Dussel) et sociologique (Anibal Quijano) de la "différence coloniale" qui a été du XVIème au XXIème siècle le mécanisme qui a minorisé la connaissance non occidentale. Anibal Quijano a ainsi montré que la "colonialité" était une dimension omniprésente de la modernité : l’émergence du commerce transatlantique triangulaire a constitué en même temps la modernité, le capitalisme et la colonialité basée sur la hiérarchie entre races.

Parallèlement, des marxistes indépendants, pour la plupart anglo-saxons, entamaient une réflexion sur la transition du féodalisme au capitalisme. Paul Sweezy, un économiste américain, a mis l’accent sur les facteurs exogènes, en particulier les flux commerciaux, pour expliquer l’évolution des sociétés féodales européennes. Ces débats, comme ceux posés par les théoriciens de la dépendance, avaient des conséquences politiques directes : ils permettaient de remettre en cause l’orientation des partis communistes qui entendaient respecter les étapes de l’évolution des sociétés – le capitalisme devant succéder au féodalisme – et qui confinaient les luttes sociales et politique au sein des sphères nationales.

On peut retrouver, avec intérêt, l’analyse du système monde capitaliste dans Comprendre le monde, analyse des systèmes mondes, Ed. La Découverte 2009. Immanuel propose une présentation des débuts du capitalisme dans Capitalisme et économie monde 1450-1640, Ed. Flammarion 1980. Il rédige une approche synthétique et très pédagogique dans Le capitalisme historique, Ed. La Découverte 1985.

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