La révolution écologique sera décoloniale ou ne sera pas : Malcom Ferdinand

Julia Pecheur 16 décembre 2019 Ecocritik, Livres

Au cœur d’Une écologie décoloniale, récemment publié au Seuil dans la collection « Anthropocène » et lauréat 2019 du prix de la FEP (Fondation de l’Écologie Politique), un problème dont Malcom Ferdinand emprunte la formule à Hannah Arendt : comment “faire monde”.

Panser la fracture coloniale et environnementale moderne

Après que les penseurs anti-colonialistes se sont occupés des luttes pour l’accès à l’indépendance et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et que les auteurs postcoloniaux ont continué le travail de déconstruction des régimes de légitimation politique et esthétique du colonialisme, c’est celui de la mondialisation, au sens de la construction d’un monde commun post-colonisation, qui occupe particulièrement la pensée décoloniale.

Malcom Ferdinand pointe pourtant les limites de certaines de ces perspectives anti-, post- ou dé-coloniales qui, défendant l’abolition des oppressions coloniales, esclavagistes, raciales, revendiquant des ontologies relationnelles et prônant la fin des essentialismes identitaires, ont souvent oublié de considérer que l’exploitation d’humains s’accompagnait d’une exploitation de l’environnement naturel et ont omis d’y inclure les victimes non-humaines. Surtout, Ferdinand dénonce l’“environnementalisme”, ce rapport dominant à l’écologie, « émis et prononcé à partir d’un centre particulier, les pays du Nord, anciens colonisateurs et majoritairement des hommes », qu’il compare à une arche de Noé sur laquelle ne peuvent embarquer que quelques privilégiés rejetant le monde et laissant se noyer ou abandonnant à leur sort les mêmes populations asservies et opprimées : « Monter sur l’arche de Noé, c’est quitter Terre et se protéger derrière un mur de la colère qu’un “nous” indifférencié aurait suscitée. C’est adopter la survie de certains humains et certains non-humains comme principe de l’organisation sociale et politique, légitimant ainsi le recours à la sélection violente de l’embarquement ».

Une écologie décoloniale a pour ambition de combler un manque dramatique, qui nous empêche, habitants de la Terre aujourd’hui, d’accéder à une véritable justice environnementale, écologique et humaine qui profiterait à tous et nous retient ainsi non pas simplement d’habiter ensemble un même monde mais de composer, de “faire monde”, ensemble. Ce manque, pour Malcom Ferdinand, se trouve à la jointure et se doit de relier, panser, réparer ce qu’il nomme “la double fracture” moderne environnementale et coloniale.

En ce sens, le livre se donne comme le pendant décolonial de la critique du grand partage moderne développée par Bruno Latour, entre autres, celle de « l’opposition dualiste qui sépare nature et culture, environnement et société, établissant une échelle verticale de valeurs plaçant “l’Homme” au-dessus de la nature ». S’il s’insère dans la collection « Anthropocène », aux côtés des “collapsologues” dont Ferdinand dénonce l’arrogance coloniale et l’occidentalocentrisme, ce dernier propose de refuser le terme en raison de sa conception apolitique et monolithique de l’Homme et de lui préférer, dans la lignée de Donna Haraway, d’Anna Tsing ou d’Achille Mbembe, celui de Plantationocène ou de Négrocène. Car les environnementalistes qui embarquent sur l’arche de Noé, les collapsologues qui pensent que la véritable catastrophe est encore à venir, oublieux des désastres écologiques et humains produits par la colonisation passée et actuelle, par l’économie de plantation et ses logiques extractivistes, sont et resteront des producteurs de Nègres – un terme qui, dans l’essai de Ferdinand, n’est plus synonyme de race et ne définit plus seulement la figure historique. En effet, leurs navires continuent d’enchaîner certaines populations et écosystèmes dans leurs cales, de les maintenir hors du monde, du politique et du pont de la justice.

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