Décloisonnement revendicatif et constitution d’un front antilibéral : L’Union Syndicale Groupe des Dix Solidaires et ATTAC

vendredi 12 décembre 2003, par Webmestre

Vous trouverez ci-dessous l’intervention effectuée par Jean-Michel DENIS (Maître de conférences en sociologie à l’Université de Marne-la-Vallée, chercheur au GIP-MIS / jean-michel.denis@gip-mis.fr) lors du Colloque "Les mobilisations altermondialistes" organisé par le GERMM les 3-5 décembre 2003. Ce texte, publié avec l’autorisation de l’auteur, permet d’appréhender la réalité de l’Union syndicale G10 Solidaires.

Décloisonnement revendicatif et constitution d’un front antilibéral :
L’Union Syndicale Groupe des Dix Solidaires et ATTAC

Résumé : L’un des traits marquants de la scène revendicative contemporaine est la rencontre entre une partie du mouvement syndical et une partie du mouvement associatif. L’Union Syndicale-Groupe des Dix (Solidaires) est fortement partie prenante de ce décloisonnement. C’est la coopération particulière entre le G10 et ATTAC qui va être abordée plus spécifiquement dans cet article. Le point focal sera placée sur le G10, l’objectif étant de comprendre les finalités d’une telle coopération vu du côté de l’organisation syndicale. L’analyse s’effectuera en trois temps. Le premier sera consacré à la description de cette coopération, au plan de sa genèse, de sa forme et de son intensité. Dans une seconde étape, nous chercherons à en saisir les raisons et à en comprendre le sens. Dans la troisième et dernière étape, nous chercherons à dépasser l’aspect factuel du lien entre le G10 et ATTAC, afin de déterminer ce que ce type de coopération peut nous apprendre sur l’état et l’évolution du mouvement syndical, du mouvement social et de la mobilisation collective.

Selon les analystes, l’un des traits marquants de la scène revendicative contemporaine est la rencontre d’une partie du mouvement syndical avec une partie du mouvement associatif. Ce jeu nouveau prend appui sur un certain nombre d’évolutions : le développement du tiers secteur et l’émergence en son sein d’un nouveau type d’associations aux actions plus militantes que caritatives et aux visées plus politiques qu’assistantielles (Barthélémy, 2000 ; Sommier, 2001) ; la « crise » du modèle syndical, sous sa triple déclinaison : crise d’audience, crise du recrutement, crise de la militance (Caire, 1990) ; les modifications relatives aux formes d’engagement des acteurs sociaux, aux adhésions plus éphémères et aux pratiques plus déliées ( Ion, 2001). Les actions menées en commun par ces forces associatives et syndicales se déroulent essentiellement sur le terrain de la conflictualité sociale ; elles adoptent de facto un caractère critique et combatif qui les placent dans une logique de l’affrontement et dans le cadre du mouvement social. Celui-ci a été singulièrement reconfiguré par cette jonction inédite. Il se présente désormais comme un « mouvement d’ensemble » dans lequel divers types de forces agissent de concert contre les inégalités et les discriminations

L’Union syndicale - Groupe des Dix Solidaires (G10), union interprofessionnelle qui existe depuis 1981 mais dont les statuts officiels datent de 1998 et qui regroupe plus d’une trentaine d’organisations syndicales dont les syndicats SUD, est fortement partie prenante de ce décloisonnement (Denis, 2001). Dans le camp syndical, elle est (avec la Fédération Syndicale Unitaire (FSU), la CFDT-Transports et la CGT-Finances) l’une des organisations les plus engagées dans cette opération de rapprochement avec les forces associatives, puisqu’elle collabore régulièrement avec plus d’une dizaine d’entre-elles : AC ! (Agir ensemble contre le Chômage), le DAL (Droit au logement), Droits Devants, le RAI (Réseau d’Alerte contre les Inégalités, la Ligue des Droits de l’Homme, le Collectif Droits des Femmes, la Fondation Copernic) et ATTAC (Association pour une Taxation des Transactions Financières pour l’Aide aux Citoyens).

Parmi toutes ces coopérations, c’est plus spécifiquement celle entre le G10 et ATTAC qui va être abordée dans cet article. Le point focal sera placé sur le G10, l’objectif essentiel étant de comprendre les finalités d’une telle coopération vu du côté de l’organisation syndicale.

I Le G10 : une union syndicale fortement engagée dans le mouvement social

Plusieurs traits marquants caractérisent le G10 et permettent de comprendre sa position particulière sur l’échiquier syndical. Ils aident du même coup à saisir les motivations qui la pousse à s’investir dans une structure comme ATTAC.

I.1 L’ambition d’édifier un pôle syndical alternatif

Le G10 a été créé en décembre 1981 par dix syndicats autonomes d’orientation progressiste, pour la plupart issus de la scission de 1947 entre la CGT et la CGT-FO, et pour l’essentiel implantés dans le secteur public . Plusieurs objectifs motivent un tel rassemblement : l’intention de s’impliquer dans la dynamique sociale produit par le changement politique survenu quelques mois plus tôt voire de l’orienter, remédier à la faiblesse du syndicalisme autonome par la mutualisation des moyens, des forces et des informations, répondre au déclin continu du mouvement syndical lié la situation de division dans laquelle il se trouve depuis plusieurs décennies.

Développant une critique plus large de l’état du syndicalisme français, les promoteurs du G10 reprendront à leur compte les facteurs objectifs (baisse d’audience et d’adhésion) et subjectifs (dépendance politique et institutionnalisation des syndicats, inefficacité sur le terrain revendicatif, etc.) de la crise syndicale relevés par les nombreux observateurs sociaux (Caire, 1990). De cette critique naîtra la volonté de construire « autre chose, une autre forme de syndicalisme, notamment moins sectaire et plus unitaire » (Gourguechon, 1996). D’où cet objectif d’édifier une union syndicale interprofessionnelle « permettant à divers syndicats professionnels et/ou autonomes de s’unir, de s’aider, afin d’élaborer, dans une coopération forte, et par une confrontation de points de vue, des revendications générales communes à partir de valeurs sociales partagées, et de promouvoir un modèle d’unité syndicale sans exclusive »

En ignorant les confédérations et en s’adressant uniquement aux syndicats autonomes - « forces éparpillées aux faibles moyens financiers et militants, ouvertes malgré tout aux grands dossiers intercatégoriels » - , ce projet livre une autre de ses visées : celle de se faire une place au sein du champ syndical afin à terme de peser sur lui.

Ce projet, le G10 aura du mal à le concrétiser au cours de la première décennie de son existence. En grande partie en raison de ses difficultés à se structurer et de l’engagement insuffisant de la plupart de ses membres. En effet, de 1981 à 1989, le G10 s’apparente davantage à un club de discussions - un « groupe latent » écrirait J-D. Reynaud (1993) - qu’à une véritable organisation syndicale. Il est doté d’aucun statut, n’adopte aucun règlement intérieur, appelle à peu d’actions et se cantonne à la publication de tracts et de communiqués de presse.

Deux éléments décisifs vont amener l’union interprofessionnelle à réorienter sa stratégie et à hâter sa structuration :
- l’entrée dans le groupe de la fédération Solidaires Unitaires et Démocratiques des PTT (SUD-PTT) en 1989, suite à son départ/exclusion de la CFDT (Damesin, Denis, 2001). Cette alliance, qui permet à SUD-PTT de retrouver un ancrage interprofessionnel, et au G10 d’afficher sa volonté d’ouverture et son statut de pôle d’accueil, va fournir l’influx nerveux nécessaire au redémarrage du groupe, notamment par le travail commun que fourniront le SNUI (Syndicat National Unifié des Impôts) et SUD-PTT, ces deux organisations devenant dès lors les deux forces motrices de l’union syndicale.
- La création de l’Union Nationale des Syndicats Autonomes (UNSA) en 1993, suite à l’implosion de la Fédération de l’Education Nationale (FEN). Edifié, en plus de la FEN et de la Fédération Générale Autonome des Fonctionnaires (FGAF), à l’aide de trois syndicats membres jusqu’à lors du G10 - La Fédération Générale des Salariés des Organisations Agricoles (FGSOA), la Fédération Maîtrise et Cadre (FMC) et la Fédération Autonome des Transports (FAT) - l’UNSA constitue dès sa création la première force au sein du syndicalisme non confédéré. Elle prend l’ascendant sur le G10 grâce à sa taille (au milieu des années 1990, l’UNSA revendique 350.000 adhérents contre 55.000 pour le G10 ), aux forces (logistiques comme militantes) dont elle dispose et à son développement institutionnel (l’UNSA est reconnue représentative dans la fonction publique depuis 1994 - elle revendique depuis lors sa représentativité nationale - ce qui n’est toujours pas le cas six années plus tard pour le G10). Surtout, elle rend visible le défaut de structuration du G10 et le rend, du même coup, moins attractif auprès des organisations à la recherche d’un ancrage interprofessionnel. Ceci amènera ce dernier à prendre des décisions organisationnelles (il se dote de statuts et se constitue officiellement en union syndicale lors de son premier congrès constitutif tenu à Saint-Denis en janvier 1998) et à adopter une plate-forme revendicative générale ; cela afin « de ne pas laisser à l’UNSA, compte tenu de ce qu’elle est, le monopole des syndicats non confédérés ».

Le conflit social de l’hiver 1995 confortera le G10 dans son ambition de bâtir un pôle syndical alternatif, tant du point de vue du contenu des revendications qui s’y exprimeront, celles-ci faisant écho avec ses propres orientations (défense du service public et du système de protection sociale, refus de la déréglementation et de la précarité du travail, critique du libéralisme, etc.), que du cadre dans lequel elles trouveront à s’exprimer (rôle moteur joué par les assemblées générales, horizontalité du conflit et organisation de celui-ci en coordination interbranches, symbolisée par le slogan « Tous ensemble »). Il « profitera » d’ailleurs de ce mouvement en accueillant les équipes désaffiliées de la CFDT pour cause d’opposition avec la ligne suivie par leur centrale durant le conflit, et qui se retrouveront sous le sigle SUD (SUD-Rail, SUD-CRC Santé Sociaux, SUD-Education, etc.).

En 2003, l’Union Syndicale-Groupe des Dix, qui a prise la dénomination nouvelle de « Solidaires », regroupe trente-trois fédérations et syndicats nationaux (situés encore très largement dans le secteur public) et revendique 80.000 adhérents et 250.000 voix aux élections professionnelles. Au nombre de vingt-trois, les syndicats SUD y sont majoritaires en nombre d’organisations .

La place quelque peu originale occupée par cette union interprofessionnelle dans le paysage syndical français provient donc du type d’organisations qu’elle regroupe - syndicats autonomes ou non confédérés - et de sa démarche visant à expérimenter une forme de regroupement différente de la forme confédérale. Mais elle provient également de son credo profondément anti-libéral qui la conduit à suivre une ligne d’action combative et « mouvementiste » en parfait décalage avec celles adoptées par les principales organisations syndicales, y compris la CGT qui a placé sa conduite depuis quelques années sous le signe d’un « syndicalisme de proposition ». Le choix d’une telle ligne d’action peut se mesurer triplement : au fait de placer le rapport de force (qui s’établit dans et par les luttes collectives) au centre de sa pratique revendicative, de mêler étroitement au sein de celle-ci préoccupations professionnelles et préoccupations sociales plus globales aux fortes dimensions sociétales, et de la développer en prenant appui sur un réseau de forces extérieures, notamment associatives. Elle est parfaitement lisible et est affichée telle quelle dans les documents de présentation de l’union syndicale : « L’union syndicale-G10 Solidaires participe aux mobilisations contre le chômage, la précarité et les exclusions et elle agit contre les conséquences du libéralisme, au plan national comme au plan international : à ce titre, elle est engagée dans le réseau des marches européennes, elle est un des membres fondateurs d’ATTAC, elle participe à la coordination de la marche mondiale des femmes, elle s’investit fortement dans l’organisation d’initiatives tel que le Forum social européen... ».

I.2 Le G10 dans ATTAC : un engagement important mais critique sur le fonctionnement de l’association

Le G10 est donc membre fondateur d’ATTAC. On peut retrouver dans les procès verbaux des conseils nationaux de l’organisation syndicale la genèse de sa participation à l’association. Dés avril 1998, c’est à dire trois mois avant l’assemblée générale constitutive où seront adoptés les statuts et la plate-forme de cette dernière, est évoquée la création d’une nouvelle organisation dénommée ATTAC dont l’objectif est de « vulgariser l’idée d’une taxation des transactions financières internationales spéculatives (Taxe Tobin) » . Et dés les premières réunions organisées par Le Monde Diplomatique, le G10 est régulièrement représenté par un ou plusieurs des membres de son bureau national . Il y est même triplement représenté puisque deux de ses syndicats, le SNUI et SUD-PTT, entendent aussi en faire partie au nom de leur propre organisation. Le G10 fait immédiatement le choix de s’impliquer fortement dans ATTAC. Différents faits en témoignent. Tout d’abord, « afin de permettre à l’association d’avoir les moyens de ses ambitions », il décide de participer à sa mise de fonds en lui accordant une cotisation de 10.000 F . Ensuite, il s’investit dans la structure de l’association. Au-delà du collège des fondateurs où on le retrouve donc trois fois (G10, SNUI, SUD-PTT), il s’engage également dans son Conseil d’administration (SNUI), son Conseil scientifique (par l’intermédiaire de Gérard Gourguechon, membre du SNUI et porte-parole du G10) et son Bureau (Chantal Aumeran, secrétaire générale du SNUI, y est vice-présidente au côté de François Dufour de la Confédération Paysanne ), soit - sans compter l’assemblée générale - la totalité des organes de l’association. Last but not least, il appelle en interne l’ensemble de ses membres et organisations adhérentes à participer à toutes les manifestations (à Paris et en province) organisée par ATTAC : en octobre 1998, pour la première rencontre nationale de l’association à La Ciotat ; en juin 1999, pour les rencontres internationales d’ATTAC en Seine-Saint-Denis, etc. Surtout, il demande aux militants membres de ses comités locaux de s’engager dans ceux d’ATTAC en train de se mettre en place dans de nombreuses villes de France. La part prise par le G10 dans ATTAC n’a jamais provoqué d’opposition à l’intérieur de l’union syndicale. Aucune organisation membre n’a manifesté son refus devant cette adhésion et aucun vote n’a été organisé pour la valider ou la dénoncer. Si cet engagement a pu parfois susciter des doutes ou une interrogation dubitative chez les délégués de certaines organisations syndicales, ils l’ont simplement matérialisé par une attitude passive ou attentiste. Par contre, il apparaît à peu près évident que certains d’entre-eux - les représentants des syndicats autonomes les plus traditionnels notamment, qui ont historiquement une position plus modérée que les syndicats SUD -, ont dû avoir à expliquer le renforcement du marquage anti-libéral du G10 auprès de leurs structures d’appartenance. Le G10 n’est pas la seule organisation syndicale membre d’ATTAC. Sur la trentaine de personnes morales qui font partie du collège des fondateurs, près de la moitié sont des syndicats (des structures interprofessionnelles comme le G10 ou la FSU, des syndicats autonomes comme le SNUI, SUD-PTT, le Syndicat de la Magistrature, des syndicats paysans comme la Confédération Paysanne et des fédérations : CGT-Finances, Fédération Banques-CFDT, FGTE-CFDT, UGICT-CGT, CGT SNPTAS Equipement, SNES, SNESup, SNUIPP). Dans leur quasi-totalité, ces structures syndicales ont en commun d’être des acteurs réguliers du mouvement social et d’être investies dans les associations y intervenant (DAL, AC ! Droits Devants...). Symétriquement, ATTAC n’est pas la première association à laquelle participe le G10. Préalablement à sa création, on peut relever l’existence de différents réseaux de veille et d’action avec lesquels le G10 collabore depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Ces réseaux sont constitués autour de deux objets. L’un renvoie aux problèmes d’exclusion et d’accès aux droits (DAL, DD, RAI, AC !...), l’autre à l’anti-libéralisme (collectif contre l’AMI, Observatoire de la mondialisation...). De fait, l’intérêt porté par le G10 aux questions financières nationales et internationales ne date pas d’ATTAC. Un an avant son adhésion à cette dernière, on le trouve engagé par exemple dans le projet de création d’un « comité de contrôle citoyen pour une politique monétaire sociale et citoyenne ». L’objectif de ce comité est de répondre au Conseil Consultatif de la Banque de France en constituant un réseau qui formulerait des propositions alternatives en matière de politiques monétaires. Présent également dans le collectif contre l’AMI (Accord Multilatéral sur l’Investissement) en 1998, il participe à l’ensemble des manifestations appelées par ce dernier. Cet intérêt n’est donc pas que circonstanciel et par ces engagements multiples, le G10 ne se contente pas de répondre aux sollicitations d’organisations amies. Les procès verbaux des réunions montrent que ce thème prend une place croissante dans les débats de l’organisation. SUD-PTT, dont le souci permanent est d’être ouverte aux questions d’ordre interprofessionnel et d’être présente sur tous les segments de la contestation, est maître d’oeuvre dans cette orientation revendicative.

Mais aussi le SNUI. A la fois parce que son positionnement aux impôts et son rôle de leader dans la première fédération des finances lui font aborder quotidiennement les questions monétaires et financières . Mais aussi parce que son orientation plutôt progressiste et son attitude de plus en plus combative depuis le conflit des finances en 1989 (Siwek-Pouydesseau, 1991) l’amène à intégrer ces questions dans une problématique plus large que la défense catégorielle des agents des impôts, comme en témoigne sa charte revendicative . On peut considérer que le développement international d’ATTAC et plus globalement l’ouverture, au-delà du cadre national, d’un large front anti-libéral vont constituer, pour l’association comme pour l’organisation syndicale, une étape supplémentaire importante. La première, devant la nécessité de trouver des relais internationaux pour favoriser sa structuration à cette échelle, cherchera à s’appuyer sur les contacts européens de ses alliés syndicaux et notamment du G10. L’extension du cadre revendicatif confortera la seconde de placer sa démarche revendicative sous le sceau de l’anti-libéralisme. Elle se dit en effet certaine que l’essentiel de ses « revendications professionnelles et interprofessionnelles tient au libéralisme, phase actuelle de développement du capitalisme, à la domination des marchés financiers et des transnationales, et à l’imprégnation du discours dominant marqué par les idéologues libéraux » . D’où, pour certains de ses responsables, l’obligation qu’il y a de passer du stade de la contestation et de la dénonciation à celle des propositions (notamment après l’épisode de Seattle où elle a envoyé plusieurs de ses délégués), et donc de renforcer l’investissement expert .

Ceci étant, il serait faux de croire que le positionnement anti-libéral du G10 résulte des travaux qu’il a mené au sein d’ATTAC. Ceux-ci l’ont conforté dans cette voie plus qu’ils l’y ont amené. En effet, on avait déjà pu noter combien la plate-forme revendicative de son congrès constitutif en janvier 1998 était dominée par cette orientation (ainsi que par le souci exprimé du désengagement de l’Etat et de la question sociale) . A la lecture des textes de ce congrès, nous avions par exemple remarqué que le patronat n’apparaissait pas véritablement comme l’ennemi désigné ni comme le principal responsable de la dégradation constatée de la situation économique et sociale (ce qui est somme toute logique eu égard à l’implantation essentiellement publique des syndicats membres du G10). Le « libéralisme », le « marché », les « puissances financières », le « système capitaliste » voire « l’Etat libéral » étaient en revanche clairement désignés comme tel. Dans un article récent consacré plus spécifiquement à SUD-PTT, dans lequel nous avons aussi procédé à l’analyse des textes de ses congrès fédéraux, nous avons également pu relever l’omnipotence du thème et du terme de libéralisme et sa dénonciation constante (Denis, 2003).

Lorsque l’on interroge les responsables du G10 sur l’existence d’éventuelles divergences entre leur organisation et ATTAC en matière d’analyse de la réalité économique et sociale et d’orientations revendicatives, ceux-ci les jugent minimes. Il n’y aurait pas ou peu de désaccord sur le fond répondent-ils, ni entre le G10 et les autres organisations adhérentes d’ATTAC ni entre le G10 et la structure associative proprement dite. Par contre, l’analyse change du tout au tout lorsqu’il s’agit du fonctionnement de l’association. Celui-ci est considéré comme peu démocratique. Le passage de témoin sans véritable concertation entre l’ancien président de l’association (Bernard Cassen) et le nouveau (Jacques Nikonoff) ainsi que les prises de position de ce dernier (notamment à l’égard de la place et du rôle tenu par l’extrême-gauche dans son organisation et dans le mouvement social en général) avant la tenue de la quatrième université d’été d’ATTAC à Arles en août 2003 n’en seraient que les signes les plus visibles. Au-delà de ces deux cas, qui ont suscité à chaque fois une désapprobation quasi-publique du G10 (celui-ci faisant connaître son mécontentement au-delà du cadre strict de l’association) et une tension assez vive entre les têtes des deux organisations, ATTAC est critiquée pour ses difficultés ou sa résistance à appliquer ses propres statuts et à penser sa place dans le mouvement social sans exclusive, bref pour ses tendances autocratiques en interne et auto-centrées en externe. Si ces deux « travers » revêtent une dimension particulière pour le G10, c’est à la fois parce qu’ils le renvoient à sa propre édification et structuration mais aussi parce qu’ils constituent un problème qui dépasse les seules questions organisationnelles.

II Le G10 et ATTAC : des organisations aux structures homologues et atypiques

Malgré que l’on ait affaire à une union syndicale d’un côté et à une association de l’autre, le G10 et ATTAC possèdent plusieurs points communs sur le plan de leur structure. Le plus essentiel est qu’il s’agit de deux organisations horizontales, construites sur un agrégat d’autres organisations déjà existantes. Comme nous l’avons ainsi écrit plus haut, le G10 est composé de 33 syndicats distincts, autonomes les uns des autres, c’est à dire disposant de leur personnalité juridique et d’une totale indépendance pour répondre aux questions propres à leur secteur, mais désireux de se rejoindre pour construire un outil syndical interprofessionnel. De manière relativement identique (même si une certaine différence provient du fait qu’elle agrège à la fois des syndicats, des associations, des journaux et des personnalités), ATTAC relie autour d’un projet de réflexion et de lutte « contre tous les aspects de la domination de la sphère financière » des organisations qui, quelle que soit leur forme, souhaitent mener librement leur activité spécifique à l’intérieur de leur champ d’insertion. Cette liberté particulière ne signifie nullement que les membres de ces deux pôles de regroupement fassent ce que bon leur semble dans le cadre de ces derniers ni que ceux-ci ne disposent d’aucune régulation interne. Dans le cas du G10 comme dans celui d’ATTAC, cette régulation passe par l’élaboration de statuts et l’établissement de règles de fonctionnement. Même si dans les deux cas, les contraintes liées à ces règles ne sont pas forcément de même nature et même si cette élaboration ne va pas s’effectuer dans les mêmes conditions et à la même vitesse, on peut néanmoins relever trois principes communs qui régissent ces deux structures. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà mentionné, l’autonomie politique de chacun de leurs membres ; ce qui fait du G10 et d’ATTAC davantage des pôles de coordination que des structures exécutives à proprement parler. Ensuite, le suffrage unitaire. Le choix de ce type de suffrage (une organisation ou une personne morale = une voix) prolonge le principe précédant respectant l’autonomie des membres de ces deux structures. Chacun d’eux disposent de la personnalité et à ce titre d’une voix qui leur est propre. L’une des incidences de ce type de scrutin est qu’il égalise les conditions d’expression puisque chaque force partie prenante est considérée comme une entité à part entière, irréductible de sa puissance effective. Très concrètement, cela signifie que Charlie-Hebdo ou AC ! comptent autant à l’intérieur d’ATTAC que le G10 qui rassemble 80 000 personnes ou la FSU qui en représente 150 000. Enfin, la règle de l’unanimité, selon laquelle toute décision se prend au consensus, et qui a pour finalité de privilégier l’unité d’action et de décision. Pour les organisations qui les adoptent, ces principes sont le fruit d’une tension entre leur volonté de produire une parole commune, représentative mais différente de celles de leurs multiples composantes et leur obligation de respecter l’autonomie de chacune de leurs parties, soit une finalité à la fois protectrice et cohésive. Ces principes régissaient le fonctionnement du G10 avant la création d’ATTAC. Il est donc en partie à l’origine de leur adoption par l’association (d’autant que les autres structures syndicales adhérentes d’ATTAC ont un mode d’organisation plus traditionnel). Mais dans les deux cas, ce choix relève surtout d’une méfiance voire d’un rejet du fédéralisme classique, qui requiert d’abandonner une partie de sa souveraineté au profit d’instance(s) supérieure(s), tel qu’on le trouve représenté en particulier dans le syndicalisme. On sait par exemple que le mode associatif d’ATTAC doit beaucoup aux craintes exprimées notamment par Bernard Cassen devant le fonctionnement des organisations syndicales. Il est clair également que l’option prise par le G10, en se structurant en union syndicale et en optant pour ces principes organisationnels, est de tenter d’échapper au modèle confédéral . A ce stade, il convient de signaler l’homologie existante entre la structuration réticulaire de ces deux organisations et celle du mouvement social. Les deux premières reposent sur la coexistence dans le même cadre d’organisations disjointes et reliées tout à la fois, obligées de composer entre elles pour agir, rendant plus difficile du même coup toute tentative de monopole. Le mouvement social possède également ce caractère polycentrique qui découle de la pluralité de ses acteurs - en nombre comme en forme - qui l’animent sans disposer du pouvoir de l’orienter ou de le diriger totalement. Celui-ci a perdu son unité et, dans une certaine mesure, n’est plus unique comme lorsqu’il se matérialisait à travers le mouvement ouvrier et qu’il occupait la quasi totalité du champ culturel de la société industrielle (Touraine & al., 1984) mais pluriel, comme le postule entre autres la théorie des nouveaux mouvements sociaux.

La critique à l’égard du fédéralisme s’exprime aussi dans les deux organisations par le fait qu’aucune des deux n’est structurée géographiquement et territorialement sur ce modèle. Sur ce point également, peut être relevée une certaine homologie entre le G10 et ATTAC. Dans les deux cas, la constitution de comités locaux ne s’est effectuée que dans un second temps, bien après celui de leur noyau central. Le développement géographique du G10 par le biais de la création de comités départementaux n’interviendra par exemple véritablement qu’à partir du milieu des années 1990, sous l’impulsion de SUD-PTT soucieuse de « reconfédéraliser par le bas » l’union syndicale (Denis, 2001). Pour ce qui est d’ATTAC, on sait que l’essaimage de l’association sur l’ensemble du territoire n’avait pas du tout été prévu (ni forcément désiré) lors de sa formation et que son rythme et son étendue ont pris ses responsables au dépourvu. A l’intérieur du G10 et d’ATTAC, ces structures locales ne disposent d’aucun pouvoir politique et par conséquent d’aucune représentation de cette nature au sein des deux organisations. Ils n’occupent donc pas une place importante en termes d’accès aux discussions et décisions nationales(et,danslecasparticulierduG10,participentsansvoix délibérative à ses congrès triennaux). A l’intérieur de ce dernier, cette absence de décentralisation du pouvoir politique s’explique en grande partie par la présence (dominante jusqu’à l’arrivée des SUD) de syndicats nationaux à l’étagement pyramidal et centralisé au sein desquels les sections locales ne disposent que d’une autonomie limitée. Le renforcement des comités locaux à l’intérieur du G10 et d’ATTAC obligera ces deux organisations à les prendre davantage en compte. Ceci conduira chacune d’elles à organiser plusieurs fois par an des rencontres entre l’ensemble de leurs comités locaux, sans pour autant leur accorder plus de pouvoir. D’où une situation quasi inchangée dans les deux cas. Dans celui du G10, l’articulation entre le niveau national et le niveau local existe réellement. Dans une certaine mesure, sa nature syndicale exige l’existence d’un tel lien et le G10 s’est véritablement engagé à mener une politique interprofessionnelle à l’échelon local. Pour autant, le sens des échanges entre les deux niveaux reste essentiellement descendant et le poids (politique) des « G10 locaux » à l’intérieur de l’organisation reste anecdotique. Cette articulation entre l’échelon national et l’échelon local n’existe même pas dans ATTAC. Théoriquement, la création de la CNCL (Coordination Nationale des Comités Locaux) avait pour objectif de l’assurer. Mais concrètement, le lien est très faible. D’où le fait qu’ATTAC repose sur une structuration à deux niveaux, relativement indépendants l’un de l’autre : celui de sa direction nationale, complètement libre dans ses choix et ses actions, et contrôlée « essentiellement » par son assemblée générale ; celui de ses comités locaux, tout aussi autonomes et libres, à partir du moment où ils respectent la ligne générale de l’association. La rigidité des statuts adoptés par ATTAC (rédigés préalablement au développement de ses comités locaux, ce qui fait que ces derniers peuvent dans une certaine mesure être considérés comme hors-statuts) rend en outre toute modification de sa structure difficilement envisageable.

Explicitement ou non, les structures organisationnelles d’ATTAC et du G10 ont été bâties et/ou adoptées pour échapper aux dérives bureaucratiques et oligarchiques qui menacent toutes les formes institutionnelles. Elles ne sont pour autant pas la panacée. Elles comportent un certain nombre de limites qu’il convient de relever. Tout d’abord, ce mode de coordination horizontal et agrégatif ne garantit aucunement que toutes les forces partie prenantes s’engagent avec la même intensité dans l’action menée par l’organisation. Ainsi, toutes celles qui composent le G10 s’investissent à des degrés extrêmement divers (pour certaines, pas du tout) dans ATTAC. Au niveau central, l’essentiel de l’engagement du G10 dans l’association est assurée par ses deux locomotives que sont le SNUI et SUD-PTT (l’importance des forces militantes dont elles disposent est également un élément à prendre en considération). Ensuite, la règle de l’unanimité, qui régie en grande partie leurs modalités de prise de décision, ne permet que partiellement de sortir de la logique du vote majoritaire, tel qu’on le trouve là encore appliqué dans les confédérations. Le contraire supposerait un mode de fonctionnement plus formalisé ou tout du moins que la pratique du vote soit plus systématique, Or, « on vote très rarement à ATTAC, que cela soit au bureau, au conseil d’administration ou à la Coordination Nationale des Comités Locaux » . Corollaire du point précédant concernant le poids inégal des organisations dans la structure (par manque d’investissement ou par déficit militant), le consensus s’avère être le plus souvent celui des organisations les plus importantes (quantitativement ou symboliquement parlant) : « Le consensus, c’est celui des gros. Quand il y a les grosses organisations et Le Monde Diplomatique, l’affaire est réglée. Les problèmes ne surgissent que lorsqu’il y a des divisions parmi les gros » . D’où une égalité d’expression et de poids dans les prises de décision toute relative : « Quand tu as Cassen et Le Monde Diplomatique devant toi et que tu es l’association Duchmoll, tu te tais. Il n’y a que cinq ou six organisations qui soient en mesure de dire à Cassen ou à Nikonoff que cela ne va pas » . Enfin, le type de coordination adopté par ces deux structures au mode d’organisation communautaire et communicationnel supporte mal une (trop grande) personnalisation des relations sociales internes. Le dialogue, qui permet le lien inter-groupes à l’intérieur de ces structures, n’est pas un donné. Il ne s’établit pas naturellement, sans des confrontations préalables, et sans un travail réflexif d’autolimitation des valeurs et des intérêts défendus par chacun. Ce travail collectif entre l’ensemble des forces syndicales du G10 n’a par exemple pu s’effectuer qu’à partir de l’affaiblissement des identités proclamées, de l’acceptation réciproque des différences - essentiellement entre syndicats autonomes et syndicats d’origine confédérale - et de leur légitimité, ainsi que de leur conciliation nécessaire en vue de la constitution d’un espace et d’un programme communs. Ce travail d’auto-limitation est rendu difficile au sein d’ATTAC par la présence de fortes individualités (intellectuelles, politiques, syndicales...) mais également par la logique de l’expertise sur laquelle est fondée son action qui favorise les savoirs spécialisés et les prises de position individualisées.

III Les raisons de l’engagement du G10 dans ATTAC : un syndicalisme qui ne se suffit plus à lui même ?

Il n’est pas suffisant de décrire la participation du G10 dans ATTAC pour en comprendre les causes profondes. Celle-ci, comme on l’a vu, repose sur un très fort soubassement idéologique. Mais pas uniquement. En effet, on ne peut pas extraire ce type d’alliance et de coopération du contexte dans lequel elles s’inscrivent, marquée dans le champ du social par l’importante rétractation du mouvement syndical. Celui-ci ne syndique plus que 9% des salariés environ, est très inégalement implanté voire même quasiment absent du champ des PME/PMI et des TPE (Très Petites Entreprises) , a de plus en plus de mal à jouer sur le terrain ses rôles traditionnels de conscientisation, d’organisation et d’action, et peine à faire venir à lui les jeunes générations. Il est donc de moins en moins en capacité de prendre en charge à lui seul les grands problèmes sociaux et interprofessionnels. En témoigne notamment le délestage par les grandes confédérations des questions de solidarité sociale sur les associations spécialisées. S’il est structurellement faible, le syndicalisme reste néanmoins institutionnellement fort. Mais son institutionnalisation favorise, on le sait, la partie de ses forces favorables à la négociation et à l’échange contractuel. Pour celles à l’orientation plus offensive et combative, la participation avec le courant le plus engagé du mouvement associatif apparaît donc comme un moyen de (tenter de) doubler par le mouvement social un mouvement syndical considérée comme globalement peu hostile au libéralisme .

Cette nécessité d’alliance concerne avec encore plus d’acuité les syndicats de la mouvance autonome qui n’ont pas les mêmes moyens (financiers et militants) que les confédérations. Une organisation comme le G10 ne dispose que de quelques militants (contre plusieurs centaines pour les confédérations) pour assurer son fonctionnement. Cette faiblesse la contraint à la mutualisation (dans le partage des informations, le montage des dossiers interprofessionnels, l’analyse des textes réglementaires, etc.) C’est d’ailleurs en grande partie pour des raisons de mutualisation qu’il a été fondé à l’origine, suite au constat établi par un certain nombre de syndicats autonomes que pour exister et pour peser, y compris dans leur propre champ professionnel, il leur devenait nécessaire de passer des alliances et d’établir des coopérations (Denis, 2001). La montée de la (contre-) expertise comme mode d’action renforce ce problème de la mobilisation des ressources. La montée du savoir expert, et l’importance qui lui est accordée aujourd’hui, fait monter à l’intérieur des organisations (qu’elles soient syndicales ou non) de nouvelles exigences en matière d’analyse et de traitement des problèmes. Ceux-ci ne peuvent plus souffrir de l’amateurisme qui pouvait encore prévaloir hier. On sait que deux processus conjoints sont moteurs dans ce développement de l’expertise. D’une part, l’institutionnalisation des relations sociales et la complexification des règles sociales rendraient nécessaires la professionnalisation de la représentation politique et syndicale . D’autre part, afin de sortir de la logique strictement dénonciatrice et contestataire où le déclin des grandes utopies sociales l’a cantonné, et de pouvoir affirmer la possibilité d’une alternative aux politiques économiques et sociales menées au plan mondial et de les contrer sur leur propre terrain, la critique sociale était dans l’obligation de développer ses propres capacités d’expertise . Ce besoin de mutualiser pour acquérir et partager cette capacité d’expertise ramène aujourd’hui le G10 au problème soulevé initialement : avec quelles forces effectuer ce travail dans le cadre d’un mouvement syndical de plus en plus faible et institutionnalisé ? L’engagement du G10 dans ATTAC est une réponse à cette question : « Nous, au G10, on a nos propres analyses de la mondialisation, des retraites, des fonds de pension, des privatisations... Mais celles d’ATTAC nous aident à construire nos points de vue. On n’a pas les moyens temporels et humains pour faire ce travail de réflexion sur tous ces dossiers là » . Ceci sous-entend donc que l’union syndicale est obligée de se déporter du côté du mouvement associatif pour trouver cette aide. Le paradoxe est que c’est dans ce cadre associatif que le G10 parvient à travailler en coopération avec... les autres forces syndicales et notamment avec la CGT. Sa jeunesse, sa structuration particulière, sa radicalité, sa non-reconnaissance institutionnelle - le G10 n’est représentatif ni à l’échelon national ni à celui de la fonction publique - constituent autant d’obstacles à son intégration dans les intersyndicales qui peuvent se construire au niveau national comme régional (alors qu’elles incluent régulièrement la FSU ou l’UNSA). Le détour associatif permet donc au G10 de sortir de son enclavement et d’apparaître plus lisiblement dans l’espace public. Il rend aussi possible son désenclavement au niveau international. Les seuls liens qu’il possède à ce niveau sont ceux que ses syndicats professionnels ou sectoriels passent avec leurs équivalents étrangers. Mais en raison de sa non représentativité, le G10 n’est membre d’aucune organisation internationale du type de la CES (Confédération Européenne des Syndicats). En outre, l’engagement extrêmement mitigé de cette dernière dans « le combat contre les dégâts de la mondialisation » rend d’autant plus indispensable selon le G10 l’édification d’un réseau militant international. L’un des traits essentiels du libéralisme, selon ses détracteurs, est son aspect global qui s’illustre par une « marchandisation du monde ». Tous les individus, qu’ils soient salariés ou non, jeunes, adultes ou retraités sont donc concernés par ce phénomène qui prend la forme du bulldozer écrasant tout sur son passage. Selon ce schéma, l’exploitation ne prend plus corps uniquement dans le rapport capital/travail, comme cela était le cas dans la société industrielle, mais s’élargit pour menacer l’ensemble des activités humaines. Autrement dit, le rapport capital/travail ne constituerait plus aujourd’hui qu’une des dimensions d’un conflit plus vaste qui mettrait au prise intérêts privés d’un côté et intérêt général de l’autre. L’anti-libéralisme, tel qu’il oriente notamment l’action du G10, conduit donc à l’extension du domaine de la lutte au-delà de la seule sphère productive car le libéralisme doit être combattu sur tous les fronts ; d’où la nécessaire articulation avec des forces autres que syndicales : « Le G10 poursuivra son travail « en réseau » avec les associations et des mouvements comme la LDH, AC ! Ras l’Front, le Collectif national pour les droits des femmes ou ATTAC. Il s’agit de construire un pôle social alternatif qui puisse être efficace contre le libéralisme dont les effets se concrétisent dans l’ensemble de la société » . Les syndicalistes rencontrés illustrent parfaitement ce processus lorsqu’ils disent que « les problèmes sortent de l’entreprise » . Notons que ce mouvement en croise un autre : celui de l’externalisation des conflits (Ray, 2003). Ayant de plus en plus de difficultés à établir le rapport de force à l’intérieur des entreprises (du fait de l’affaiblissement de leurs effectifs et de leur audience), les syndicats seraient amenés, dans nombre de cas, à externaliser leur lutte, en la conduisant sur le terrain des médias ou de la justice et en participant parfois à des collectifs hétérogènes (comme dans le cas du conflit MacDonald par exemple). Lorsqu’ils mentionnent que les problèmes sortent de l’entreprise, les syndicalistes disent en même temps qu’ils sortent du cadre national, ou plutôt que ceux qu’ils rencontrent (privatisations, délocalisations, hausse de la productivité liée à la concurrence, emprise financière sur les entreprises, etc.) tendent aujourd’hui à être surdéterminés par des facteurs et des processus internationaux. D’où la nouvelle contrainte qui pèse sur eux d’élever leur niveau d’action et de l’ajuster aux « nouvelles formes d’exploitation de la Ressource Humaine » (Supiot, 2001). Le syndicalisme s’est en effet historiquement construit sur un double cadre : celui de l’entreprise industrielle - sur lequel s’est modelé le droit de grève - et celui de la nation. Or, tous deux seraient en train de voler en éclats. Pour certaines organisations syndicales, ce constat en aurait entraîné un autre : celui que le syndicalisme ne se suffit plus à lui même et qu’il est dans l’obligation de construire des coopérations s’il désire poursuivre son combat. Ce réajustement, ou cette nécessaire évolution, est annonciateur d’une autre disparition, notable elle-aussi : celle du syndicalisme construit sous l’égide de la Charte d’Amiens (1906) qui fait de lui « l’instrument unique d’émancipation ouvrière et première réalisation de la société future » (Mouriaux, 1985, p 35).

Conclusion

Le lien entre le G10 et ATTAC, au-delà de son aspect factuel, permet d’interroger de façon plus globale l’état du mouvement syndical, du mouvement social et de la mobilisation collective. La première information qu’il nous livre concerne la reconfiguration de l’espace revendicatif qui tend à s’ouvrir à d’autres forces que syndicales. Jusqu’il y a deux décennies, existait un fort cloisonnement à l’intérieur du domaine social entre ce qui relevait du salarial et qui était l’apanage des syndicats et ce qui relevait de l’assistantiel, qui revenait plutôt aux associations, cloisonnement institutionnalisé par l’Etat qui a reconnu chacun dans son rôle. Sans qu’elles soient contraintes, ces nouvelles coopérations entre syndicats et associations font voler en éclats ces frontières. Elles témoignent que le syndicalisme a perdu la place centrale qu’il occupait dans la société industrielle, « sa position de médiateur central de la solidarité qui avait été historiquement la sienne » comme l’a écrit Pierre Rosanvallon (1988, p 117). Cela ne signifie pas qu’il a disparu ou qu’il est en train de disparaître mais plutôt qu’il n’est plus en mesure de lutter seul contre les inégalités économiques et sociales, du fait de son affaiblissement mais aussi du caractère global des attaques qu’il doit contrer.

Ce brouillage des repères est un élément central pour comprendre la nature de ces alliances contemporaines entre associations et syndicats. Non seulement les domaines des uns et des autres ne sont plus clairement définis mais le fonctionnement même des processus économiques et sociaux globaux a perdu en clarté. D’où cet objectif relativement nouveau accordé à l’action militante : construire des instruments qui permettent de se retrouver et de se réorienter dans un monde devenu complexe.

Cette visée se matérialise notamment dans le terme de « réappropriation » et dans l’idée d’une nécessaire réappropriation individuelle et collective du monde ; idée que l’on trouve formulée aussi bien à ATTAC : « Il s’agit tout simplement se réapproprier ensemble l’avenir de notre monde » (Plate-forme ATTAC) qu’au G10 : « Il s’agit de permettre aux citoyens de se réapproprier leur avenir » (Préambule de sa charte revendicative). Pour ce faire, ces alliances militantes n’ambitionnent pas de remédier au pluralisme organisationnel qui existe dans le champ syndical comme dans le champ associatif. Est-ce par réalisme ou en raison des évolutions du champ revendicatif depuis ces vingt dernières années (sur le plan de l’engagement des acteurs sociaux et des rapports nouveaux qu’ils nouent et entretiennent avec les formes sociales intermédiaires), mais l’objectif n’est pas (n’est plus) de bâtir une grande organisation fédérative. Il repose davantage sur un souci d’articulation et de chaînage visant à la constitution d’un front le plus large possible (l’une des différences caractéristiques entre le rapport social de la société industrielle et celui qui pourrait éventuellement se construire dans la société contemporaine est ce passage d’une lutte de classe contre classe à un combat de front contre front). La création d’un tel front présuppose des organisations partie prenantes une ouverture et une participation croisée à laquelle elles ne s’étaient jamais livrées jusqu’alors. Elle nécessite également leur acceptation de n’apparaître que comme l’un des éléments de son architecture générale et de renoncer à toute velléité de monopole. Autant d’éléments qui restent pour l’essentiel à construire.

Bibliographie

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Annexe : Evolution de la composition du Groupe des Dix

Composition du groupe en 1981 FADN (Fédération Autonome de la Défense Nationale) FASP (Fédération Autonome des Syndicats de Police) FAT (Fédération Autonome des transports) FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) FGAF (Fédération Générale Autonome des Fonctionnaires) FGSOA (Fédération Générale des Salariés des Org. Agricoles) SNCTA (Syndicat National des Contrôleurs du Trafic Aérien) SNJ (Syndicat National des Journalistes) SNUI (Syndicat National Unifié des Impôts) SU (Syndicat Unifié des Caisses d’Epargne)

Composition du groupe en 1999 SNABF (Synd. Nat. Autonome de la Banque de France) SNUCCRF (Syndicat National Unitaire de la Concurrence, Consommation- Répression des fraudes) SNJ (Syndicat National des Journalistes) SNMSAC (Syndicat National des Mécaniciens au Sol de l’Aviation Civile) SNUDDI (Syndicat National Unitaire des Douanes et Droits Indirects) SNUI (Syndicat National Unifié des Impôts) SU (Syndicat Unifié des Caisses d’Epargne) SUT (Solidaire-Unitaire au trésor) SUD-Aérien (Solidaires Unitaires Démocratiques de l’aérien) SUD-ANPE SUD-CAM (Crédit Agricole Mutuel) SUD-CDC SUD-Centrale (Minefi) SUD-Collectivités Territoriales SUD-Culture SUD-Education SUD-Energie SUD-Etudiants SUD-FNAC SUD-Fpa SUD-Michelin SUD-Pharma SUD-PTT (Fédération Solidaires Unitaires Démocratiques des PTT) SUD-Rail SUD-Recherche SUD-Rural (Ministère de l’Agriculture) SUD Santé sociaux SUD-Sonacotra SUD-Travail (Ministère du Travail) Solidaires Industrie SUD-VPC

décembre 2003

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