Négociations Europe – Canada : le glas du libre-échange est-il en train de sonner ?

Lu dans Atlantico

Atlantico : Après 7 ans de négociation, la conclusion de l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada (qui doit être approuvé par les 38 parlements nationaux et régionaux avant d’être signé par le Canada) pourrait échouer. Selon Jean-Luc Demarty, directeur général du Commerce à la Commission européenne, l’échec de cet accord signerait la « mort de la politique commerciale européenne ». Remise en question du libre-échange, inégalités dues à la mondialisation, appels au protectionnisme : la mondialisation est-elle à un tournant ?
Se dirige-t-on vers une « nouvelle » mondialisation ?

Jean-Marc Siroen : Comme son intitulé le laisse entendre, l’ »Accord Économique et Commercial Global » entre l’UE et le Canada n’est pas un simple accord de libre-échange qui viserait à éliminer les droits de douane entre les partenaires. Il inclut d’autres dispositions qui ne concernent qu’indirectement le commerce comme l’investissement, la propriété intellectuelle, le droit des travailleurs et bien d’autres thèmes encore. En effet, les droits de douane sont d’ores et déjà très faibles et leur élimination pose d’autant moins de problèmes qu’elle ne sera que partielle dans l’agriculture. C’est sur les autres dispositions que porte le débat. Il s’agit alors moins d’un refus du libre-échange, que d’un rejet d’une globalisation approfondie et généralisée qui échapperait aux citoyens. L’opacité des négociations n’a fait que renforcer ces inquiétudes, quitte parfois à générer des fantasmes. La crise vient du fond, mais aussi de la forme. Il n’en est pas moins vrai que la possibilité donnée aux firmes multinationales d’obtenir des compensations en cas de nouvelles règlementations contraires à leurs intérêts justifie un débat indépendant de la seule question du libre-échange. Le fait que l’accord ait substitué in extremis un tribunal ad hoc à l’arbitrage privé initialement prévu, ne remet pas en cause la légitime question de souveraineté. De même, le renforcement des droits d’auteur est vu comme une atteinte au libre accès à l’information et à la culture. C’est donc moins l’ouverture au commerce qui est ici remise en cause que d’autres formes de la mondialisation d’autant plus, d’ailleurs, que le Canada n’est pas un pays qui pratique un dumping social remettant en cause l’emploi et les salaires des travailleurs européens…. Néanmoins, ces initiatives – l’accord avec le Canada, comme celui avec les Etats-Unis- mal conduites, ont entretenu une ambiance anxiogène sur laquelle naviguent les courants populistes qui pratiquent l’amalgame et entretiennent la tentation d’un repli sur soi.
A quand peut-on faire remonter ce phénomène ? La cause vous semble-t-elle plutôt liée à des facteurs politiques (angoisses culturelles, refus du brassage des cultures) ou fondée sur des réalités économiques ?

L’adhésion des pays industriels au libre-échange et la promesse d’une mondialisation « heureuse » n’ont jamais été consensuelles. Aux élections présidentielles américaines de 1992, le candidat indépendant Ross Perot obtenait 19% des suffrages sur un programme protectionniste et deux ans plus tard, le Président Clinton avait dû batailler ferme pour obtenir de justesse la ratification de l’ALENA (traité de libre-échange avec le Canada et le Mexique) et de l’accord de Marrakech qui instituait l’Organisation Mondiale du Commerce. En même temps, se développait et s’organisait une société civile anti ou alter-mondialiste. Le fait nouveau est plutôt la consolidation de courants populistes et nationalistes qui se sont appropriés, ou plutôt ré-appropriés avec succès, les thèmes protectionnistes en flattant les victimes réelles ou supposées de la mondialisation. Ce courant s’est d’ailleurs durci. En France, le Front National est ainsi passé de la défense d’un protectionnisme européen contre les pays à faibles coûts salariaux, à un protectionnisme national contre tous, y compris, le cas échéant contre les autres pays européens. Cette dérive doit sans doute beaucoup à la crise de 2008 qui, huit ans après, n’a toujours pas été maitrisée ce qui a décrédibilisé les systèmes politiques en place. Ce choc post-traumatique, qui n’a pas été traité, favorise les réactions irrationnelles, la désignation de boucs émissaires et une hyper-sensibilité aux discours les plus décalés.
De Donald Trump aux Etats-Unis qui souhaite renégocier certains accords de libre-échange s’il obtient la présidence à l’hostilité des populations européenne contre le TATFA : après deux décennies d’ouverture et de croyance dans les bienfaits du libéralisme, jusqu’où à votre avis ce processus pourrait-il aller ? La disparition pure et simple du libre-échange ne semble pas se dessiner pour autant… A quoi un libre-échange « ajusté » pourrait-il ressembler ?

Historiquement, les crises économiques se sont toujours traduites par des politiques protectionnistes à une exception près : la crise de 2008. Le monde est aujourd’hui moins protectionniste qu’il ne l’était encore au début des années 2000. Cette solidité du libre-échange est donc en décalage avec le déclin de l’adhésion des opinions publiques, signe supplémentaire de rupture entre les citoyens et leurs dirigeants. De fait, sauf peut-être dans l’agriculture, les lobbies industriels traditionnellement protectionnistes –automobile, textile,…- se sont adaptés à la mondialisation en internationalisant leur chaîne de production, quitte à débaucher massivement leurs salariés dans le pays d’origine. De protectionnistes, certains lobbies sont donc devenus libre-échangistes. Comment l’industrie automobile défendrait-elle aujourd’hui une hausse des droits de douane à l’encontre des biens intermédiaires, composants ou véhicules importés de leurs sous-traitants ou filiales ? Comment les Etats-Unis pourraient-ils taxer les importations d’iPod produits en Chine sans remettre en cause l’existence même d’Apple ? Ce retrait des lobbies protectionnistes encore très actifs dans les années 1990, a pu néanmoins être considéré comme une trahison par les salariés et favoriser ainsi l’audience des discours radicaux. Certes, le libre-échange est un acquis qui ne peut être remis en cause sans coûts d’ajustement importants car une fermeture radicale des frontières remettrait en cause la structure même du système productif mondial tel qu’elle s’est dessinée depuis vingt ans. Mais l’irrationalité est toujours possible et, de toute façon, cet acquis ne signifie pas que le processus de libéralisation se poursuive. L’échec du cycle de Doha, les difficultés des accords trans-pacifiques et transatlantiques, montrent qu’il n’y aura pas avant longtemps de progrès notables dans la libéralisation des échanges ce qui n’est pas en soi un drame car les gains attendus sont relativement faibles. De plus, un approfondissement de la mondialisation qui, sur le fond, comme sur la forme, remettrait en cause la souveraineté des Etats violerait aujourd’hui des opinions publiques désorientées et serait du pain-béni pour les courants radicaux et populistes. Certes, les négociations réussies doivent préserver une certaine confidentialité pour aboutir à des compromis mutuellement favorables. Mais, n’en déplaise à la Commission et, particulièrement, à la direction générale du commerce qui pourrait être à son tour tenter de trouver des boucs émissaires pour justifier ses propres erreurs, l’Union européenne devra certainement revoir ses objectifs et ses méthodes, attacher plus d’importance à la souveraineté des Etats et des citoyens, mieux prendre en compte les inévitables « perdants » et plus clairement protéger les valeurs européennes, même si celles-ci peuvent conduire à renoncer à certains gains économiques.

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