L’école démocratique : un rêve inaccessible ?

Nico HIRTT

Nous reproduisons ci-dessous le texte du discours prononcé par Nico Hirtt le 16 mars 2016 à Montreal, à l’occasion des Rendez-vous CSQ de l’éducation organisées par la Central des syndicats du Québec.
En éducation comme dans bien d’autres domaines, nous vivons une époque de profonde contradiction entre les discours et les pratiques. Jamais, dans les documents de l’OCDE ou dans les promesses des gouvernements, on ne nous aura autant parlé d’équité et de chances égales alors même que les inégalités sociales à l’école augmentent globalement au lieu de diminuer.

Je sais qu’il existe, à juste titre, pas mal de réserves quant aux enquêtes PISA. Tant il est vrai qu’elles jouent un rôle néfaste dans la mise en compétition du marché éducatif. Gardons en tout cas à l’esprit que les savoirs — et les inégalités de savoirs — qu’elles mesurent ne portent que sur les quelques compétences jugées utiles pour l’adaptation au marché du travail. N’espérerez pas y trouver une évaluation des capacités d’expression artistique, de la beauté ou de la pertinence d’un écrit, des connaissances historiques, philosophiques, littéraires... Mais ne crachons pas dans la soupe : pour autant que l’on comprenne bien sur quoi elles portent, les données PISA constituent un outil statistique comparatif d’une grande richesse qui permet d’identifier d’importantes tendances dans l’évolution des systèmes éducatifs.
Par exemple, on peu constater qu’au cours des années 2003-1012 la limite de performance en mathématique du 25e centile a régressé dans la majorité des pays, alors que la moyenne internationale pour l’ensemble des élèves est restée très proche de 500 points. En d’autres mots : les écarts se creusent.
Plus inquiétante encore, parce qu’elle annonce la permanence et la croissance des inégalités futures, est l’observation d’une régression presque universelle de l’indice d’inclusion académique. Cet indice nous informe dans quelle mesure les établissements scolaires tendent à regrouper des élèves de même niveau ou, au contraire, de pratiquer une certaine mixité académique.
On serait donc en droit de se demander si le progrès historique continu de l’éducation, vers l’égalité des chances, vers une école démocratique, serait brusquement tombé en panne. Eh bien, au risque de vous décevoir encore davantage, je suis d’avis que cette marche-là n’a jamais vraiment existé. Oh, je ne conteste évidemment pas qu’il y ait eu, au cours des deux derniers siècles, d’immenses avancées dans la scolarisation primaire, puis secondaire et tertiaire des enfant de classes populaires. Mais cette massification de la participation à l’enseignement répondait toujours d’abord à des impératifs économiques ou politiques. Et surtout, elle n’a jamais été synonyme d’une vraie égalité des chances.
Certes, nous avons eu des discours généreux. Les bouleversements de l’histoire y sont souvent propices et la Révolution française nous en a offert deux beaux exemples. Beaucoup voient aujourd’hui encore dans la figure du marquis de Condorcet l’inventeur de l’école publique et égalitaire. Mais que proposait Concorcet dans ses fameux Cinq mémoires sur l’instruction publique ?
« Quand la loi a rendu tous les hommes égaux, la seule distinction qui les partage en plusieurs classes est celle qui naît de leur éducation (...) il suffit au maintien de l’égalité des droits que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. »
Voilà bien de la naïveté chez un si grand homme. La seule distinction de classe, la seule inégalité qu’envisage Condorcet est celle qui sépare les hommes selon leurs droits. Il ne songe pas un instant à celle qui les distingue selon leur rapport à la fortune et au travail, donc selon leur classe sociale. L’égalité des chances selon Condorcet, n’est que l’égalité devant la loi que l’on subit ou devant un contrat que l’on signe. Aussi ne propose-t-il pas d’enseignement obligatoire, seulement la possibilité pour tous les enfants de bénéficier de deux ou trois années d’école primaire, afin que tous puissent lire, écrire, calculer.
D’autres, à la même époque, vont beaucoup plus loin. Michel Le Pelletier de Saint-Fargeau — qui ne s’appelle plus « de Saint-Fargeau » depuis qu’il a proposé, le 17 juin 1790, au jour de la suppression des titres de noblesse, qu’aucun citoyen ne pourrait porter d’autre nom que celui de sa famille réduit à sa plus simple portion — est également l’auteur d’un plan d’instruction publique. Il oppose aux projets de Condorcet, « une éducation vraiment nationale, vraiment républicaine, également et efficacement commune à tous ». Il la conçoit davantage comme un devoir républicain et révolutionnaire que comme un droit : école commune, obligatoire de 5 à 12 ans, lieu de vie des enfants. Ici, l’égalité des chances se comprend comme égalité de devoirs envers la République.
Ni le plan de Lepelletier, ni celui de Condorcet ne verront le jour. Non en raison de leur mort prématurée — Lepelletier est assassiné le 20 janvier 1790, alors qu’il vient de voter la mort de Louis XVI ; Condorcet est arrêté durant la Terreur et meurt en prison — mais parce qu’une fois qu’elle sera bien assise dans le pouvoir, la bourgeoisie oubliera vite fait toutes ces rêveries révolutionnaires. Lorsque finalement elle enverra les enfants du peuple à l’école, ce ne sera pas pour assurer leurs droits, ni pour en faire des travailleurs qualifiés, encore moins des révolutionnaires, mais parce qu’elle aura commencé par les abrutir dans les mines et dans les usines.
C’est le grand paradoxe éducatif de la Révolution industrielle : le machinisme, malgré toute la complexité technique qu’il suppose, n’engendre pas une demande massive de main d’oeuvre qualifiée. Au contraire, le travail complexe qu’effectuait jadis un ouvrier de l’artisanat ou de la manufacture, se trouve remplacé par le travail parcellaire, répétitif, de celui qui n’est plus qu’un rouage de la machine. L’abrutissement intellectuel de l’ouvrier devient la condition même de son employabilité dans les nouveaux rapports techniques de production.
Néanmoins un problème va se poser : si l’ouvrier n’a pas besoin d’être qualifié, il faut qu’il soit discipliné, au travail comme dans sa vie quotidienne, afin que sa force de travail reste disponible de jour en jour. Or, les lieux traditionnels d’éducation, de socialisation, des enfants, sont en train de péricliter : la grande famille rurale — où l’enfant était instruit et éduqué par ses aînés et par les anciens — se désagrège sous la pression d’une urbanisation galopante ; et dans les villes, l’apprentissage — où l’enfant était élevé et formé chez un maître — est en déclin en raison de la faible demande de travailleurs qualifiés.
Dans ces circonstances, des voix vont s’élever pour assurer un minimum d’éducation aux enfants de prolétaires, en les envoyant à l’école. « Ouvrir une école, c’est fermer une prison » écrit Victor Hugo. Le capitalisme de la Révolution industrielle a envoyé les enfants du peuple à l’école, non pour les généreuses motivations d’un Condorcet ou d’un Lepelletier, ni même parce qu’il aurait eu besoin de travailleurs instruits, mais parce qu’au contraire, en se passant de travailleurs instruits grâce à la machine, il a rendu nécessaire la création d’un nouveau lieu de socialisation du peuple : l’école.
Cette école-là, n’est pas encore obligatoire. A ceux qui y songeraient (comme Victor Hugo) on rappelle que, dans les campagnes, les familles et les cours de catéchisme suffisent largement pour assurer l’éducation des enfants.
Pourtant, dans les dernières décennies du XIXe siècle, des raisons plus impérieuses vont ouvrir la voie à la scolarité obligatoire. Les concentrations industrielles, issues entre autres du développement des technologies de l’acier et de la chimie, ont donné naissance à de puissants empires, en concurrence pour l’accès aux débouchés et aux matières premières ; ils ont aussi donné naissance au spectre qu’avait évoqué Karl Marx : une classe ouvrière nombreuse, disciplinée par l’usine, et qui se dote d’idéologies socialistes, communistes, anarchistes. Face au double danger des guerres extérieures et de révolutions intérieures, on découvre la puissance d’une bonne formation civique à l’école. En Belgique, le roi Leopold II décrète que « L’enseignement donné aux frais de l’Etat aura pour mission, à tous les degrés, d’inspirer aux jeunes générations l’amour et le respect des principes sur lesquels reposent nos libres institutions. » L’école primaire qui, jusque là, se contentait d’enseigner la lecture, l’écriture, le calcul et la religion, s’ouvre désormais aux cours d’histoire et de géographie. Echaudé par la défaite contre la Prusse en 1870 et par la Commune de Paris, Jules Ferry se justifie : « L’histoire de France, dit-il, devra inspirer le respect et l’attachement pour les principes sur lesquels cette société est fondée. »
Remarquons que jusque là, la question de l’égalité des chances ne se pose pas. Pour les enfants du peuple, l’école est un passage plus ou moins obligé qui n’a que peu à voir avec leur destin social ou professionnel. Seule une infime minorité de ces enfants-là, remarqués par un instituteur attentionné et qui ont la chance de bénéficier de quelque rare bourse d’étude, poursuivent au-delà de l’école primaire.
Les choses vont changer au début du XXe siècle. Le développement rapide et la diffusion massive de technologies liées à la mécanique et à l’électricité, vont exiger une proportion de nouveau croissante de travailleurs qualifiés. « Le réglage et l’utilisation des machines, le contrôle et la finition des produits, réclament des ouvriers à la fois habiles manuellement et sachant manipuler des instruments de mesure précis, lire des croquis et des gammes d’usinage conçus par les bureaux d’études. »
Alors qu’au sortir de la boucherie de 14-18 des pédagogues progressistes avaient imaginé une Ecole Nouvelle, où l’instruction et l’éducation seraient fondées sur le travail et la vie collective, les systèmes éducatifs formels, eux, prennent le chemin de filières post-primaires spécialisées. Il s’agit de voies de promotion sociale mais qui sont réservées à une minorité des enfants du peuple : on les choisit donc par une sélection méritocratique. Ce sont les meilleurs éléments qui, à la fin de l’école primaire, obtiennent le sésame vers l’enseignement technique ou professionnel (dont la croissance rapide est illustrée ici).
Le mouvement s’accélère dans la deuxième moitié du XXe siècle. A la sortie de la IIe Guerre Mondiale, les rapports de force sociaux, les nécessités de la reconstruction et certains progrès technologiques sont propices à une forte et – croit-on – durable croissance économique. Il faut de plus en plus de travailleurs qualifiés. En Belgique, le ministre Léo Collard déclare : « Je considère comme un impératif absolu que tous les jeunes gens capables d’entreprendre des études puissent le faire, quelle que soit l’origine sociale ou la situation matérielle de leurs parents ». En France, le Plan Langevin-Wallon témoigne du même généreux optimisme. Les conditions budgétaires, portées par la croissance, sont favorables et les états vont investir massivement dans l’expansion de l’enseignement public.
On ouvre toutes grandes les portes de l’enseignement secondaire mais, du coup, la hiérarchisation des futurs travailleurs, le tri entre, d’une part, ceux qui poursuivront dans l’enseignement général et supérieur et, d’autre part, ceux qui seront orientés vers les filières techniques ou professionnelles ne se fait plus « naturellement », hors de l’école ; ce n’est plus non plus la sélection méritocratique, la sélection des meilleurs. Cette fois cela devient une sélection négative : ce sont les élèves en échec scolaire que l’on réoriente vers l’enseignement technique et professionnel. Voie de promotion dans les années 20 et 30, celui-ci devient une voie de relégation à partir des années 60.
Mais au moins, direz-vous, cette sélection par l’école nous rapproche-t-elle de l’égalité des chances entre enfants de riches et enfants de pauvres ? Eh bien non. Par une espèce de miracle pédagogique, cette sélection reproduit encore et toujours la même stratification. Ce sont les enfants d’ouvriers et de petits employés qui se trouvent orientés massivement vers les filières les moins prestigieuses.
En 1919, un enfant français de milieu social supérieur avait 33 fois plus de chance d’accéder à une Grande Ecole qu’un enfant de milieu inférieur. En 1939, ce rapport de chances est passé à 18. Cette égalisation des chances traduit surtout le fait que les classes supérieures ne suffisaient plus à alimenter la demande. Mais on observe que dès le deuxième tiers du XXème siècle, le mouvement s’arrête : massification sans démocratisation.
Ainsi l’école obligatoire, qui était déjà un instrument de socialisation, un appareil idéologique d’état, une machine à sélectionner et à produire de la main d’oeuvre qualifiée, se dévoile-t-elle désormais — sous la plume de Pierre Bourdieu — comme une instance de reproduction intergénérationnelle des classes sociales. Massification de l’école ou pas, tu seras fils d’ouvrier ou fils de médecin, selon que papa était ouvrier ou médecin.
Par la même occasion la réussite et l’échec scolaire se muent en nouvelle justification idéologique des inégalités sociales. Et le rapport à l’école se durcit chez les enfants des classes populaires : l’espoir de beaux résultats fait place à la menace du redoublement.
Reconnaissons néanmoins que, si cette école du XXème siècle n’offre pas de chances égales, au moins assure-t-elle des qualifications reconnues, qui donnent droit à une certaine assurance d’accès à l’emploi, à un salaire, à une protection sociale et à des conditions de travail négociées collectivement.
Les conditions économiques et budgétaires qui avaient présidé à cette massification de l’enseignement vont se trouver bouleversées avec l’entrée du capitalisme dans l’ère des crises à répétition à partir de la fin des années 70, mais surtout à partir des années 90. Dans un contexte de compétition économique exacerbée par l’excédent de capitaux, par les sur-capacités de production, par la globalisation... les décideurs économiques ont tranché : plus question de laisser les systèmes d’enseignement aux mains de dangereux rêveurs, pédagogues ou enseignants. L’école ne peut plus être ce fleuve tranquille de savoirs et de qualifications où les employeurs n’ont qu’à venir s’abreuver. Elle doit devenir une machine de guerre économique. Le Conseil du Patronat du Québec l’entend bien ainsi : « En premier lieu, il faut miser sur l’éducation. Du primaire à l’université, c’est ici que devra se former une main-d’oeuvre de qualité qui pourra répondre rapidement et efficacement aux besoins du marché du travail ».
Mais il y a un problème, le même CPQ demande en effet au gouvernement d’alléger encore la charge fiscale des entreprises, pourtant l’une des plus faibles au monde, sous prétexte que d’autres régions du Canada et d’autres pays envisagent de faire de même. Cette course absurde s’appelle la défiscalisation compétitive. Elle a pour résultat que les états, cédant aux diktats des puissances industrielles et financières, ont de moins en moins de moyens pour mener des politiques publiques. Notamment dans l’enseignement.
Alors comment avoir un enseignement « efficace » au service de la compétition économique, tout en disposant de moins de moyens pour le financer ? Réponse : il faut « des réformes institutionnelles plutôt qu’une expansion des ressources à l’intérieur du cadre institutionnel existant ». Traduction : la massification de l’école, la croissance quantitative des systèmes éducatifs, c’est bien fini. Cette fois il faut rechercher une adaptation qualitative, une adéquation fine, entre l’enseignement et les besoins du marché du travail.
Voyons donc ce qu’il réclame, ce marché du travail. Ce graphique montre l’évolution de la composition de la main d’oeuvre en Europe entre 2000 et 2010, ainsi que les projections pour la période 2010-2020. On observe, sans grande surprise, la très forte augmentation du nombre de travailleurs hautement qualifiés, qui passent de 22 à 37% de la main d’oeuvre, et la forte chute des travailleurs peu ou pas qualifiés, qui tombent de 30,6 à 16%. Voilà qui correspond assez bien avec l’image d’Epinal de la société de la connaissance où, un jour, nous serons tous des intellectuels.
Mais à la page suivante du même rapport du Cédéfop, on trouve ce graphique-ci : l’évolution des postes de travail, selon le niveau de qualification. Ce qu’on y observe c’est une polarisation : une forte croissance des emplois nécessitant des travailleurs très hautement qualifiés ou au contraire très faiblement qualifiés ; et un creusement dans les qualifications intermédiaires, surtout manuelles.
Eh quoi, y aurait-il une contradiction entre les deux graphiques ? Non, simplement le premier nous parle des niveaux réels de qualification des travailleurs ; le second nous renseigne sur les niveaux de qualification requis par les emplois. Cela signifie qu’il y a de plus en plus de postes « non qualifiés » occupés par des travailleurs sur-qualifiés.
Voici la liste des 26 emplois qui ont connu la plus forte croissance aux Etats-Unis durant les années 2000-2010. On y trouve sans surprise cinq jobs à très haut niveau de qualification, mais seulement trois emplois moyennement qualifiés. Tous les autres sont décrits, dans ce document issu du Monthly Labour Review, comme des « short term on the job training », formation de courte durée sur le tas (en maximum 48 heures).
Remarquons que la grande majorité de ces emplois « non qualifiés » se situent dans le secteur des services. En réalité, ils font appel à un grand nombre de compétences élémentaires et, surtout, à une grande capacité d’adaptation.
Dans ces conditions, la rhétorique des chances égales va définitivement prendre un sens nouveau. Il faut cesser de rêver à une éducation de haut niveau pour tous, parce que l’économie n’en a pas besoin.
L’OCDE le dit sans réserve : « Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie”. En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ».
Et si les chiffres sur lesquels j’ai débuté cette conférence, témoignaient non pas d’une imperfection des systèmes éducatifs mais au contraire de leur parfaite adéquation avec la demande de l’environnement économique... ?
Mais alors comment doivent-ils être conçus ces programmes scolaires ?
A nouveau, le monde économique répond :
« Dans le monde du travail et sur le marché du travail, dit le conseil supérieur flamand de l’éducation, on ne cherche pas des travailleurs qui “savent” et “peuvent” beaucoup, mais des travailleurs qui sont et qui restent compétents, c’est-à-dire capables et adaptables. »
Il faudrait donc décidément abandonner les « vieux » discours et les vieux rêves démocratiques sur l’éducation. L’école ne doit plus ambitionner d’être la dispensatrice d’une culture commune, source d’émancipation et de références collectives. Elle doit se recentrer sur ce qui est porteur d’adaptabilité et de flexibilité, privilégier la compétence opérationnelle sur le savoir porteur de compréhension du monde. « Les écoles, dit le service européen Eurydice, (doivent) se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par eux-mêmes leurs connaissances dans les domaines qui les intéressent. »
Remarquons cependant que si tout le monde aura les bases à l’école, certains auront bien plus que ces bases... en dehors de l’école. Dans leur famille, dans leurs loisirs dans tout ce que leur offrira leur origine sociale.
Au passage, la qualification cède la place à l’employabilité, c’est-à-dire l’individualisation du rapport à l’emploi et à la formation : l’école t’a donné les bases, maintenant c’est à toi de te débrouiller pour te rendre employable et pour le rester tout au long de la vie.
« (Il faut), dit le CEDEFOP, préparer les citoyens à être des apprenants motivés et autonomes (...) à même d’interpréter les exigences d’un marché du travail précaire, dans lequel les emplois ne durent plus toute une vie. (Ils doivent) prendre en main leur formation afin de maintenir leurs compétences à jour et de préserver leur valeur sur le marché du travail. »
La nouvelle vision de l’école devient ainsi un moyen de flexibiliser le marché du travail, en diminuant les droits, les garanties liées à une solide qualification.
Cependant, cette conception utilitariste et réactionnaire de l’enseignement n’est pas facile à mettre en oeuvre. Au début des années 90, la Commission Reiffers indiquait déjà qu’on allait buter sur « La résistance naturelle de l’enseignement public traditionnel » (ça c’est vous), qui « devra être dépassée par l’utilisation de méthodes combinant l’encouragement, l’affirmation d’objectifs, l’orientation vers l’utilisateur et la concurrence, notamment celle du secteur privé ».
Pour ceux qui n’auraient pas bien compris, deux économistes proches de l’OCDE, précisent : « Des politiques qui introduisent la compétition, le libre choix et les forces du marché ont montré qu’elles possédaient un fort potentiel pour faire évoluer les systèmes scolaires ».
On a donc mis les élèves en compétition au moyens de livrets de compétence, on a mis les enseignants en compétition en liant leur salaire au mérite, on a mis les écoles en compétition en libéralisant le quasi-marché scolaire et on a mis les systèmes éducatifs en compétition grâce à PISA.
Que toute cette compétition en éducation renforce les inégalités entre écoles et entre élèves ne fait aucun doute comme vous pourrez en avoir les preuves lors de l’un des ateliers qui se dérouleront demain. Mais qu’à cela ne tienne ? Qu’importe que l’école devienne plus inégale puisque, ce faisant, elle s’adapte parfaitement à la polarisation du marché du travail. Et tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Du moins pour ceux qui considèrent que ceci serait le meilleur des mondes. Un monde où les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres ont été multipliées par 4 en 20 ans ; un monde qui fonce aveuglément vers l’épuisement des ressources naturelles et vers une catastrophe climatique ; un monde où l’ignorance le dispute à la cupidité, la barbarie à l’oppression...
Heureusement, l’école ne peut pas socialiser, endoctriner, sélectionner, former et formater, sans devoir aussi instruire, apprendre à lire et à écrire, apprendre à réfléchir et à argumenter, apprendre l’histoire et en comprendre le mouvement, apprendre la géographie et en saisir les conséquences... L’école ne peut pas aider à reproduire la société existante sans émanciper aussi ceux dont elle a la charge. Et surtout, elle ne peut rien sans compter sur vous les enseignants. Or vous êtes des personnes instruites, informées, dotées de raison, de sens civique et moral. Vous pouvez donc être les grains de sable qui gripperont cette belle machine et transformeront l’école en une force destinée, non pas à faire perdurer la société existante, mais à apporter aux futurs citoyens les armes intellectuelles qui leur permettront de comprendre le monde, de le transformer et d’en prendre la direction dans une véritable démocratie.
Voilà l’enjeu réel du combat pour l’égalité des chances. L’école ne pourra jamais faire en sorte que tous soient égaux dans une société fondée sur l’inégalité. Mais elle peut faire que tous soient capables de comprendre, de critiquer, de combattre et de transformer cette société injuste
Voilà la sens que je voudrais donner au titre de ces rendez-vous CSQ : « tout le monde mérite une chance d’écrire son avenir ». L’école ne peut pas donner à tous la possibilité d’écrire leur avenir professionnel ou social, car ce n’est pas l’école qui décide des jobs et des disparités sociales dans notre société. Mais l’école peut donner à chacun la chance de participer à l’écriture commune de notre avenir. Voilà l’ambition d’une école émancipatrice et démocratique.
Nico Hirtt