Gilets Jaunes : Regard sur l’assemblée générale de Saint Nazaire

A Saint-Nazaire, l’idée d’un « printemps jaune » éclôt

7 AVRIL 2019 PAR PIERRE-YVES BULTEAU ET LUCIE DELAPORTE Médiapart

« Bonjour la France, bonjour les gilets jaunes. » Dans la grande salle de la Maison du peuple de Saint-Nazaire, près de 700 gilets jaunes se pressent pour le début de l’assemblée plénière de la deuxième « AG des AG » du mouvement. Deux mois après le succès de l’AG de Commercy, qui a initié ces rendez-vous nationaux rassemblant les délégations de toute la France, le nombre de délégations présentes a plus que triplé. « On a dû refuser du monde », se félicite Jo, un des organisateurs de Saint-Nazaire.

« La prochaine équipe qui organisera l’AG des AG, vous prenez un lieu pour 5 000 personnes ! », s’enthousiasme-t-il au micro. « L’Élysée ! » crie une participante. « L’Assemblée nationale ! », relance un délégué.

Que le nombre de manifestants sur toute la France soit en net reflux, ce samedi 6 avril, n’entame en rien la motivation des participants. « On est à un moment de structuration, de maturation du mouvement », confie Ludovic Arnaud, un des maîtres d’œuvre de l’AG de Saint-Nazaire. « On croyait qu’on était parti pour un sprint, en fait on est parti pour un marathon et il faut se préparer », reconnaît à la tribune un participant.

Un marathon réflexif, fait d’ateliers et de plénières, qui a pu se dérouler ces trois jours, sans accroc, notamment grâce à une organisation sans faille. Si, en amont, le choix du lieu d’accueil de cette deuxième assemblée des assemblées a laissé place à quelques tensions (lire ici notre article), une fois la Maison du peuple choisie, tout s’est déroulé au millimètre près.

Chapiteaux, food trucks militants, tente médias… Jamais, les 700 personnes présentes tout au long de ces trois journées ne se sont marchées sur les pieds. Les trois voitures de police, positionnées aux abords du boulevard de Maupertuis, en ont été réduites à observer ce manège bon enfant, frein à main jamais desserré. Un petit air de festival alternatif, sauf qu’à la place de la musique, ce sont des échanges à foison qui sortaient de la sonorisation.

« L’enjeu principal de ce week-end, c’est de rassembler l’extraordinaire diversité dont tous les délégués sont porteurs, affirme Ludovic Arnaud. Il faudra voir ce qui fait l’unanimité entre nous, ce qu’il faudra exprimer de manière forte et aussi tout ce qui fait débat entre nous et qui devra faire l’objet de nouvelles discussions dans les assemblées locales. »

Sur un mur une pancarte proclame : « Personne n’a la solution mais tout le monde en a un morceau. »

Alors que la première AG des AG à Commercy avait beaucoup tourné autour des questions de procédures et de légitimité de la structuration, pour conserver une organisation horizontale et démocratique, les participants de Saint-Nazaire avaient à cœur d’avancer tant sur l’organisation concrète du mouvement et les actions à mettre en place que sur le front des revendications.

Comment inscrire le mouvement dans la durée ? Résister au sentiment d’usure ? La plupart des délégations sont confrontées aux mêmes problèmes : moins de monde présent sur les ronds-points, dans les cabanes. Et, après cinq mois de mobilisation, la fatigue commence à gagner, même chez les plus déterminés. Beaucoup évoquent aussi des tensions internes, des crispations essentiellement dues à l’hétérogénéité des parcours et des cultures politiques.

La violente répression du mouvement a aussi fait fuir des gilets jaunes de la première heure. « Sur mon rond-point, il y en a plein qui ne viennent plus parce qu’ils ont peur », nous confie un participant.

Un symbole de cette volonté d’inscrire le mouvement dans le temps : les délégués ont approuvé l’idée de passer des cabanes éphémères aux Maisons du peuple, en dur, un peu partout sur le territoire. Certains réfléchissent à l’achat de terrain en commun ou aux possibilités de location de locaux.

Autre point crucial pour le mouvement : ne pas se recroqueviller sur lui-même. « Bien sûr on craint un rétrécissement du mouvement sur une base de militants professionnels. On fait donc tout un travail pour se reconnecter avec les “vrais” gilets jaunes. C’est un enjeu très important », précise à Mediapart Ludovic Arnaud qui ne cache pas sa longue expérience militante.

Au cours d’ateliers, généralement fermés à la presse, sont évoquées des pistes pour continuer à communiquer en direction d’un large public. « Le mouvement des gilets jaunes est un mouvement inclusif qui doit s’articuler avec des luttes locales et travailler avec des associations », lance un participant. L’idée d’aller bloquer Carrefour qui mène un vaste plan de licenciements est aussi évoquée tout comme la mise en place d’actions concrètes comme les jardins partagés ou les marchés citoyens pour court-circuiter la grande distribution.

Au moment d’arrêter les revendications, lors de la plénière de dimanche, « l’arrêt de la casse sociale et écologique », la nécessité de « pouvoir vivre dignement avec ou sans travail » ou la justice fiscale avec une TVA à 0 % pour les produits de première nécessité et de 30 % pour les produits de luxe, ne font pas débat. Idem pour par « socialisation des banques » ou la renationalisation des aéroports et des autoroutes. Faut-il appeler à « sortir du capitalisme » ? La question est en revanche âprement débattue.

Un participant relève que, sémantiquement, cela n’a pas grand sens : « On sort du capitalisme ou on n’en sort pas, mais on ne demande pas », explique-t-il, en substance, estimant qu’une telle formulation pourrait décrédibiliser le mouvement. Sur un plan stratégique, un autre délégué assure qu’une telle revendication ne correspond pas à la diversité des gilets jaunes. « Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas arrivés à cette conclusion-là. Il n’y a pas que des anticapitalistes dans les gilets jaunes », insiste-t-il.

À nos côtés, un homme opine du chef. « Moi j’ai acheté ma maison et j’ai travaillé durement pour ça. Je ne suis pas anticapitaliste », s’agace cet ouvrier dans la maintenance.

Une formulation est finalement adoptée au forceps consistant à écrire que pour tous les changements espérés « il sera nécessaire de sortir du capitalisme ».
« trois semaines pour mobiliser, remobiliser et converger »

« Nous sommes aussi là pour réfléchir à l’après-Commercy et Saint-Nazaire, lance Ludovic Arnaud, cheville ouvrière de ces trois jours. Pour définir le fonctionnement de l’AG des AG. » « Dans ce que nous allons vous proposer, nous avons essayé d’être les plus consensuels possible », rapporte la gilet jaune, porte-parole des 150 délégués qui ont travaillé, tout le samedi, sur cet acte fondateur.

Alors que la discussion démarre à peine, un autre gilet jaune demande le micro. « Je suis mandaté par le 94 pour vous faire la proposition d’inscrire à notre charte constitutive, la création d’un comité de liaison national, constitué d’assemblées régionales, et chargé d’organiser la troisième assemblée. Ce qu’a fait Saint-Nazaire est extraordinaire, mais il nous semble compliqué de confier l’ensemble d’une telle logistique à un seul groupe local. »

Reste donc aux délégués à valider les six points fondateurs de la fameuse charte. Dont « l’indépendance de l’AG des AG vis-à-vis des partis » qui lance vraiment le débat. « Sur ce point-là, pourquoi ne parle-t-on pas aussi des syndicats ? Est-ce un oubli ? » interroge un délégué. « Ce point n’a pas fait consensus », répond la mandataire. Un « Inscrire à notre charte, l’indépendance vis-à-vis des syndicats pose la question de la convergence », fuse de la salle. Un « Cela n’a aucun rapport avec des rapprochements locaux possibles », rebondit, en écho. « L’essentiel, c’est d’élargir notre lutte sur les lieux de travail, pas forcément avec les syndicats mais avant tout avec les salariés », ricoche un troisième avis. « Et les chômeurs ! Il ne faut pas oublier les chômeurs dans l’instauration du rapport de force », hurle presque un quatrième.

« On vote, on vote ! » s’impatientent certains qui voient le temps filer. Au bout du compte, l’assemblée décide d’inscrire la mention « d’indépendance vis-à-vis des partis politiques et des organisations syndicales » à cette charte de « l’AG des AG », en cours d’élaboration. Les échanges autour de la création « d’une plateforme numérique nationale, sécurisée et destinée à regrouper l’ensemble des réflexions et propositions locales à destination de l’AG des AG » font davantage consensus. Comme celle de « refuser que cette assemblée ne serve de tremplin médiatique et politique à des leaders autoproclamés ».

Sur la stratégie et l’action aussi, les débats ont été passionnés. Après une introduction en forme de mea culpa à propos d’orientations manquantes dans le document de synthèse, la rapportrice de l’atelier « stratégie » se lance. « Pour durer, il nous a semblé intéressant de réfléchir à des actions à court et long terme. » Et la gilet jaune de dérouler le programme : « Dans un premier temps, nous vous proposons trois semaines pour mobiliser, remobiliser et converger. Trois semaines pour faire masse et établir un réel rapport de force. Au choix de chaque assemblée locale qui connaît son territoire mieux que nous, précise la jeune femme. Cela peut aussi bien se faire grâce à des opérations de tractage, de rencontres citoyennes ou à l’occasion de moments festifs. »

Parti prendre l’air, sous les éclaircies de ce dimanche après-midi, Ludovic Arnaud a le sourire des bons jours. « Bien sûr que tenir sur la durée, parier sur l’organisation régulière d’“AG des AG”, reste un défi. Mais, franchement, vous en conviendrez : en quatre mois, quelle maturité ! Pendant ces trois jours, les “on lâche rien” que l’on a l’habitude d’entendre une manif ne sont pas restés à l’état de mots. À Saint-Nazaire, comme ailleurs, ils sont devenus des actes au quotidien. »Trois semaines de remobilisation dont l’objectif principal est l’organisation d’« une semaine jaune ». « Il y a un an, Emmanuel Macron invitait des start-uppers franciliens à “penser printemps”, lance une déléguée. Eh bien, nous, pour les deux ans de son accession à l’Élysée, du 1er au 4 mai, nous allons lui offrir un “printemps jaune” ! » Le point de départ d’un calendrier d’actions qui s’étendra jusqu’à l’automne. « Même si nous n’allons pas valider, ici, toutes ces dates, sachez que nous envisageons sérieusement une action d’envergure à l’occasion de la tenue du G7, les 4 et 5 mai, à Biarritz. »
A Saint-Nazaire, les « gilets jaunes » dénoncent « la mascarade » des élections européennes
6 AVRIL 2019 PAR LUCIE DELAPORTE

Se revendiquant plus que jamais « apartisans », les « gilets jaunes » réunis pour trois jours à Saint-Nazaire pour l’« AG des AG », ont longuement débattu de la stratégie à adopter vis-à-vis des élections européennes. À moins de deux mois d’un scrutin pour lequel une majorité des gilets jaunes présents exprime son plus grand scepticisme, l’idée que ces élections représentent, malgré tout, une opportunité pour le mouvement fait consensus.

Au cours de plusieurs ateliers consacrés à cette question, la façon de s’en saisir a été longuement débattue. Ce samedi, les axes principaux d’un texte commun – en cours de finalisation – ont été largement approuvés au vote par les quelque 300 délégations venues de toute la France et rassemblés à la « Maison du peuple ».

« Nous, gilets jaunes réunis à Saint-Nazaire, dénonçons le caractère antidémocratique du Parlement européen », affirme ce texte qui fustige un fonctionnement des institutions européennes en contradiction complète avec ce que défend le mouvement depuis le début. À savoir, « la démocratie directe, l’autonomie des groupes et des individus en général », a lu un représentant très applaudi.

« Nous faisons le choix de ne pas donner de consigne de vote », a poursuivi ce représentant qui a affirmé que l’idée même d’une liste se présentant au nom du mouvement des gilets jaunes était à condamner.

Alors que certains gilets jaunes médiatiques, comme Éric Drouet, ont affirmé il y a quelques semaines qu’il fallait ne pas s’éparpiller le 26 mai pour donner « plus de force contre Macron », à Saint-Nazaire, l’idée de boycotter complètement le scrutin était largement partagée.

À la tribune, le principe de « faire de cette période une campagne de sensibilisation » sur le fonctionnement non démocratique de l’Union européenne, mais aussi de mettre en place des actions pour « tourner en dérision cette mascarade » a été chaudement applaudi. Dans les groupes de travail, certains ont évoqué l’idée d’organiser des élections parallèles ou d’aller perturber des bureaux de vote dans les quartiers aisés, « là où ça vote beaucoup aux européennes ».

Soucieux d’élargir le mouvement à l’échelle européenne, les gilets jaunes rassemblés à Saint-Nazaire ont aussi appelé à une mobilisation à Bruxelles. Une commission internationale va travailler à établir « des liens directs » dans les pays européens pour faire connaître le mouvement. Le 17 avril, une manifestation est également prévue devant le Parlement à Strasbourg.

Si la dénonciation des « traités européens libéraux » fait l’unanimité dans cette assemblée, l’idée de quitter l’Union européenne divise en revanche beaucoup plus.« Il faut faire une contre-campagne pendant tout le temps de leur campagne », a également affirmé une représentante chargée de restituer les réflexions sur la communication à adopter. Un tract « simple, percutant et qui atteigne tout le monde » doit ainsi être élaboré pour dénoncer « l’arnaque » de ces élections. Les élections européennes doivent être l’occasion de faire de la pédagogie sur les dysfonctionnements de l’UE. « Il faut faire attention aux mots qui choquent », a également ajouté cette représentante, en expliquant que beaucoup de gens avaient une vision parfois « idéalisée » de l’Union européenne et pourraient se braquer face à un discours trop brutal. « On a encore beaucoup de travail » sur cette communication, a-t-elle reconnu, jugeant important de préciser : « On est anti-UE mais pas contre les peuples. »

Pas question, surtout, de servir la soupe aux candidats prônant le Frexit. « On a eu des militants d’un certain parti qui ont essayé de mettre le tract à leur sauce », a regretté un délégué. Un petit groupe de militants de l’UPR, le parti de François Asselineau, qui a tenté de noyauter les groupes de travail consacrés aux élections européennes a été sèchement éconduit.

À Saint-Nazaire, dans le hall bondé de la Maison du peuple, on ne plaisante pas avec la démocratie.