Jean-Noël Jeanneney : "Prenons garde à la France qui gronde"

Jeanneney lui même en a le pressentiment...

Les conflits d’intérêts sont nés avec la politique : l’historien Jean-Noël Jeanneney les a explorés au XXe siècle, dans L’argent caché, un livre publié au début des années 1980. Dans un entretien au Monde il réagit à l’annonce, par Nicolas Sarkozy, d’une prochaine loi, à la suite des propositions de la commission Sauvé. Extraits.

Le président de la République a protégé Eric Woerth, défendu et décoré Jacques Servier. Il s’est rendu mardi devant le "Premier cercle " des donateurs de l’UMP, invités à participer à l’élaboration du projet pour 2012. Est—il crédible lorsqu’il propose de légiférer sur les conflits d’intérêt ?

Je ne suis pas choqué qu’un avocat ait exercé son métier naguère en défendant tel ou tel ; ce qui me heurte c’est que Nicolas Sarkozy, devenu président ait décoré son ancien client Jacques Servier avec tant d’éclat. …Je note aussi que le président actuel est enclin à nouer des amitiés ostensibles avec les héritiers d’entreprises dépendant des marchés publics ( à qui on n’interdit pas, hélas ! soit dit en passant, conflit d’intérêt majeur, de posséder des groupes de presse) et qui n’ont pas acquis leur pouvoir économique par le chemin de la méritocratie. Cela dit, je rends hommage à celui qui a commandé ce rapport – hommage suspendu à la volonté qu’il aura de l’appliquer. Si, très vite, il saisit l’occasion de faire avancer les choses, alors d’un mal sortira peut-être un bien. Mais, échaudé par tant d’annonces évanouies, je reste prudent, dans l’attente...

L’affaire Woerth est-elle le seul déclencheur de la prise de conscience actuelle ?

Elle présente un caractère involontairement didactique, jetant soudain une lumière crue sur un entre-deux, à mi-chemin entre la corruption à proprement parler et le bon sens de quelques normes élémentaires. Mais un autre puissant déclencheur s’impose à l’attention : l’ouverture démesurée de l’éventail des salaires, avec, en haut de l’échelle, le dévergondage de profits insensés ; prenons garde à la France qui gronde.

Le Monde, 29.01.11