Le capitalisme version 4.0, par Prof Déco (octobre 2004) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°27, octobre-novembre 2004

Les mythes ont la peau dure : certains voudraient tellement pouvoir y croire... Croire et faire croire que poursuite par chacun de son intérêt individuel mènerait à l’intérêt collectif, par exemple. Que cela aurait été démontré depuis longtemps par la science économique, et qu’on pourrait le généraliser, alors, à tous les domaines de la vie. Mais ce n’est qu’un dogme.

Il tient son origine dans un vieux texte, écrit en 1776 par Adam Smith, le « père de l’économie politique » (dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations). Ainsi, un individu qui « ne pense qu’à son propre gain (...) est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. [en cela], il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. »

Qui est donc cet acteur intéressé et universel ? « Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux. » Or, celui qui dispose d’un capital est un capitaliste au sens premier du terme. Il ne s‘agit en aucun cas de tout un chacun.

À quel intérêt collectif contribue-t-il ? En fait, par l’odeur du profit alléchés, d’autres capitalistes ont tenté à leur tour l’aventure. Et si les relations entre eux sont réglées par une saine concurrence – car la main invisible est celle de la concurrence – celle-ci va rendre leurs agissements utiles d’une certaine manière, seraient-ils de la dernière rapacité. Leurs appétits de profit les pousse à produire efficacement, à vendre au moindre prix, à parfaire la qualité et la variété de l’offre, et même à innover pour rester compétitifs. Ils se battent entre eux pour le bien du consommateur, dont le règne commence ici. Le « bien universel » s’arrête là.

Smith voulait croire à cette « convergence » générale des intérêts ; il n’a montré que les vertus de la liberté d’entreprendre et de la concurrence pour les consommateurs : baisse des prix, recherche perpétuelle de l’efficacité productive.

Las, l’homme ne fait pas que le consommateur, il travaille aussi. Mais là ça se gâte. Pour Smith le salaire convergerait vers le minimum de « subsistance », en passant par des crises où les salariés « surnuméraires » devraient « disparaître », riante perspective.

ÉLARGI À NOS INTÉRÊTS RÉELS, LE RAISONNEMENT LIBÉRAL S’AUTO-DÉTRUIT

Ses successeurs « néo-classique », depuis la fin du XIX° siècle, ont creusé le sillon à force d’équations hermétiques. Leur hypothèse centrale : la « rationalité de l’acteur », qui ne suivrait toujours que son intérêt. Admettons et illustrons : c’est « mon intérêt » de rester le dimanche après-midi à regarder un match de foot dopé, parce que ça m’intéresse de savoir qui va gagner. C’est « mon intérêt » de participer le dimanche après-midi à un arrachage de maïs ogm, parce que ça m’intéresse que la nature ne devienne pas une poubelle génétique. C’est même un intérêt supérieur. Il est où, « mon intérêt » ? Sans ignorer la dimension parfois purement utilitaire des rapports humains, les y enfermer définit l’enfer ici-bas.

Cet édifice s’effrite aujourd’hui sous les progrès de la science économique elle-même : « théorèmes d’impossibilité », théorie des jeux (mon « intérêt » est de signer un pacte de bonne conduite avec mon partenaire, notre intérêt commun en sera grandi... puis de le trahir pour profiter du bien commun sans participer à son coût ; résultat : l’avancée commune n’a jamais lieu, « l’intérêt » individuel à courte vue détruit l’intérêt commun supérieur, c’est le « dilemme du prisonnier »), invalidation par des vérifications économétriques, prise en compte de la concurrence réelle qui est imparfaite. Les ouvrages et articles de J. Généreux le racontent excellemment

UNE ÉCONOMIE QUATERNAIRE AURA LA CROISSANCE QU’ELLE SE DONNERA

Mais Smith n’avait pas tort sur un autre point. Par la baisse des prix qu’il permet (cf. l’automobile, l’informatique) le système améliore le pouvoir d’achat, et il accroît comme jamais auparavant l’abondance d’objets consommables.

L’ennui pour la pérennité de ce raisonnement est que le capitalisme industriel va finir. Demain il ne sera plus industriel.

Après avoir quitté les champs, l’activité et l’emploi délaissent l’industrie, dont les effectifs baissent depuis 1975 en France, et aujourd’hui dans la quasi-totalité des pays riches et même déjà en Chine ! Et ils commencent déjà à reculer dans des activités de service automatisées ou délocalisées. Car l’efficacité productive du travail humain (la productivité) continue à faire des bonds (gains de productivité). Le « déversement » se poursuit donc au sein des services, de ceux qui sont automatisables ou délocalisables vers ceux qui ne le sont pas. L’avenir de l’emploi passe donc forcément par la préservation et le développement du secteur « quaternaire », qui regroupe les « services purs », ceux où la prestation humaine est irremplaçable, non mécanisable, inautomatisable, et non délocalisable car le prestataire et son client doivent être présents. (suite de la page 9)

C’est le cas pour un professeur ou un entraîneur, un juge, un conseiller, un animateur ou un conducteur, un artisan, un artiste ou un créatif. Un réparateur, un concepteur ou un vendeur. Un mana(d)geur ou un gardien. Supprimer l’humain dans ces activités demeure un fantasme. Or, l’absence de mécanisation autre que marginale ou ponctuelle chamboule la signification de la productivité et de ses gains, piliers du système industriel. Notre époque continue à réfléchir sur un schéma qui finit.

Prenons l’exemple – ça n’a rien d’un hasard – des services publics. Comment évaluer précisément « de » la sécurité, « de » l’enseignement, « de » la santé – et comment étalonner leur qualité ? – C’est pourquoi on évalue leur production à leur coût. La santé produite par un hôpital a pour valeur comptable le coût des bâtiments, des équipements, et pour l’essentiel les heures de travail des soignants. Seules la formation et l’organisation des services peuvent en améliorer l’efficacité, mais pas de manière continue : quand une femme de ménage a 2 minutes 50 pour effectuer 17 opérations pré-définies, son rendement (la quantité de biens ou de service produit par heure de travail) est au taquet.

Pourtant sa productivité en valeur monétaire peut croître, sans mécanisation ni réorganisation : il faut et il suffit pour cela qu’elle soit rémunérée davantage. Ici, le salarié coûte ce qu’il produit et inversement.

Quels obstacles empêchent la hausse de son salaire ? L’économie n’est qu’un alibi, car aucune concurrence internationale n’explique qu’un livreur de pizzas soit 5 ou 10 fois moins payé qu’un agent immobilier. Le niveau de leurs revenus ne dépendent que de critères internes à la nation, des choix politiques et sociaux. « Une société de services a les emplois qu’elle mérite » (J. Gadrey). Si elle accepte que les plus bas salaires soient misérables tandis que d’autres cumulent les avantages et échappent à l’impôt, qu’il n’existe pas de protection sociale collective digne de ce nom, que les employeurs combattent les syndicats et ignorent le droit du travail impunément, la fracture entre privilégiés et exclus ne peut que se creuser.

Mais il y a plus grave : si les bas salaires, les plus nombreux, baissent et restent faibles, la productivité y est faible également. Mais cette fois-ci, il n’y a aucune baisse de prix à espérer qui doperait malgré tout le pouvoir d’achat. Les salariés des sociétés « low costs » voient leurs salaires et leur protection sociale sacrifiés au bénéfice des clients. Mais si tous les salariés sont ainsi exploités, qui consommera ? Pas les dirigeants domiciliés dans des paradis fiscaux. Une société « quaternaire » aura la croissance qu’elle se donne.

Le bon exemple n’est pas à l’ouest mais au nord, et il passe par l’État. Les pays scandinaves2 ont des bas salaires élevés et des emplois de qualité, bien protégés socialement et qualifiés. En Suède, les bas salaires sont de l’ordre de 10€ de l’heure en 2002, à comparer avec le smic français à 6,83€ et le minimum fédéral états-unien à 5,15$ (5,3€). Les scandinaves acceptent de payer des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) plus élevés. Résultat : l’emploi public représente 38% des emplois en Suède contre 16% aux États-Unis, avec tous les avantages afférents : politique sociale efficace, forte égalité hommes-femmes, beaucoup moins de pauvreté et d’exclusion. Et moins de chômage, 4,9% contre 6% en 2003 (FMI).

Enfin, la mécanisation ne va pas s’arrêter. La croissance restant terne, l’économie des pays riches aura par conséquent besoin de moins en moins d’heures de travail pour fonctionner. Hausse des salaires et réduction du temps de travail ne sont pas des archaïsmes. Ce sont les seules clefs de l’emploi qui resteront efficaces dans des économies qui seront tôt ou tard dominées par le secteur quaternaire.

Même faux, le dogme des intérêts spontanément convergents reste séduisant. Que chacun cultive son jardin, exécute, restructure, consomme ...et tout cela s’équilibrera. Nul besoin de débattre, de se concerter, il n’y a qu’à suivre la pente naturelle de ses intérêts, individuels au sens étroit du terme. Ce mythe croise une autre tendance « lourde » de nos sociétés et c’est ce qui fait sa force, l’individualisme. Pas le positif qui nous épanouit, le négatif qui nous replie sur nous. Pour s’en sortir, Il faudra demain en sortir.

% Prof Déco %

profdeco@wanadoo.fr

1 Les vraies lois de l’économie, I et II, Seuil
2 Suède-États-Unis, J. Gadrey, Alternatives éco. n°218, oct. 2003