Pour une Critique de l’économie quaternaire - réponse au Prof Déco, Par Philippe Lalik (décembre 2004)

Dans sa chronique décorative (n°5) publiée dans La Lettre précédente, Prof Déco estime que les économies seront tôt ou tard dominées par le secteur quaternaire, ce dont il se félicite d’ailleurs.

Lors du siècle passé, on a en effet constaté que le travail avait quitté le champ pour l’usine, puis l’usine pour le bureau. En toute logique, l’avènement d’une société fondée sur les services pures serait la prochaine étape. Mais cette manière de voir n’est-elle pas trop linéaire ? Car, si depuis une cinquantaine d’années, l’activité et l’emploi ont quitté les champs pour l’industrie et les services, c’est surtout en raison d’une mécanisation rendue possible par une énergie non renouvelable et à bas prix sur laquelle les occidentaux ont fait main basse : le pétrole.

On sait aujourd’hui que si l’ensemble des pays avaient opté pour notre modèle agricole, les réserves de pétrole seraient déjà épuisées. Si l’agriculture française peut se permettre de consommer 3 unités énergétiques pour en produire 1, c’est parce que la France est un pays impérialiste.

Penser que le quaternaire est le principal gisement d’emplois pour demain, c’est faire l’impasse sur les problèmes énergétiques que risque de rencontrer l’agriculture. Avec l’augmentation des cours du pétrole, puis sa raréfaction, il n’est pas du tout certain que les gains de productivité obtenus dans le secteur agricole ne soient pas pour une grande partie remis en cause. Dans ce cas, de nombreux emplois seront nécessaires dans l’agriculture. Il n’est pas écrit qu’à l’avenir le quaternaire dominera les économies. Ce serait probablement le cas, si l’agriculture et l’industrie continuaient à produire en poursuivant les tendances actuelles, mais de nombreux signaux, dans le domaine de l’énergie et plus encore en ce qui concerne l’écologie1, montrent que ces tendances ne pourront se poursuivre sans dommages. On peut croire que la mécanisation ne va pas s’arrêter, mais il n’est pas impossible qu’elle subisse quelques coups d’arrêt préjudiciable à l’édifice que constitue l’économie moderne. En ce sens, il n’est pas évident qu’à l’avenir les pays riches aient besoin de moins en moins d’heures de travail pour fonctionner.

Outre ce problème, l’avènement d’une économie de services quaternaires est une aubaine pour le capitalisme qui doit créer et développer de nouveaux domaines d’activité visant à rendre payant ce qui était gratuit. L’économiste Michel Beaud2 explique que la dynamique majeure actuelle, c’est l’extension des rapports marchands et capitalistes à presque tous les domaines : Ainsi, derrière les apparences d’un passage de l’industrie au tertiaire, le phénomène décisif (...) est l’émergence d’un capitalisme généralisé. L’emprise de l’économie sur nos sociétés tend à se doubler d’une emprise croissante du raisonnement économique sur nos mentalités, nos modes de penser et nos décisions. écrit-il. Le prix Nobel d’économie Guy Becker, n’hésite pas à généraliser le principe d’économicité à l’ensemble des relations familiales et propose une économie du mariage, de la production domestique, de la fertilité voire de l’altruisme. Ce qui était du domaine privé et semblait échapper au marché peut désormais faire l’objet de contrats rémunérés.

Puisque la croissance doit être éternelle3, la professionnalisation qui l’accompagne doit l’être également. A force de monétariser, de professionnaliser et de transformer en emploi les rares activités d’auto-production et de services, ne réduit-on pas jusqu’à l’anéantir l’espace où chaque personne se prend en charge, sapant ainsi les fondements de l’autonomie existentielle ? se demande André Gorz4. Combien de temps pourront résister les fragiles barrages qui empêchent encore la professionnalisation de la maternité et de la paternité ? Les enfants sont déjà en garderie et les aînés en centre d’accueil... La quaternisation de l’économie n’est-elle pas une poursuite effrénée de la marchandisation du monde ?

Il est une autre question qui taraude les observateurs depuis quelques années : Si tous les salariés sont exploités, qui consommera ?

D’une part, tous les salariés ne sont pas exploités. Selon Robert Reich5, la société actuelle est divisée en 4 catégories :
 Les producteurs d’idées ou de symboles, qui ont le monde pour champs d’action,
 les fonctionnaires,
 les salariés dans les services aux personnes (restaurateurs, coiffeurs, femmes de ménages...)
 les travailleurs routiniers dont les métiers sont exposés au risque de délocalisation.

La première catégorie qui représente 20% de la population active est la grande gagnante des mutations en cours et s’accapare plus de la moitié du PIB. Une minorité de la population est donc en mesure d’exploiter ou de se passer de la majorité. Ce que l’on constatait au niveau de la planète (où 20% de la population disposait de 80% des richesses) peut désormais s’appliquer, à quelques nuances près, à un pays comme les États-Unis. Jusqu’à maintenant l’économie mondiale fonctionnait avec 20% de la population concentrée dans les pays industrialisées, il se peut que demain, ces 20% soient répartis de manière plus équilibrée sur l’ensemble de la planète6. Dans ces conditions, nous nous acheminerions vers une tiers-mondisation plutôt, le quaternaire n’ayant pas les moyens d’être financé.

Qui seront les consommateurs ? L’élite mondialisée suffit à assurer les débouchées dont a besoin cette nouvelle économie. Rien qu’en Chine, 240 millions de personnes ont accédé ces dernières années au statut de consommateur.7

Il est très probable que le capitalisme version 4.0 ait du plomb dans l’aile avant son décollage.

Philippe Lalik

Attac 45

1 Voir à ce propos les calculs d’empreintes écologiques ou d’empreintes climatiques.

2 Auteur du Basculement du Monde. (La Découverte, Poche essais, 2000)

3 Une économie quaternaire aura la croissance qu’elle se donnera écrit Prof Déco.

4 Dans L’immatériel, connaissance, valeur et capital (Galilée, 2003).

5 Robert Reich The works of nations cité par Daniel Cohen dans Richesse et pauvreté des nations p. 59. (Flammarion, 1998) Voir aussi les travaux de Peter Glotz cités par André Gorz dans L’immatériel, connaissance, valeur et capital p. 89 et suivantes.

6 C’est la thèse que je défend dans ma contribution intitulée Alors que l’avenir de l’espèce humaine est en jeu, le rôle d’attac n’est-il pas de concourir à éviter le pire ?

7 Eliane Patriarca : Planète à la caisse (La Ligne d’Horizon n°31/32, avril-mai 2004, p. 74)