Démocratie et développement, par Philippe Lalik (juil. 2005)

Le texte ci-dessous provient d’une (re)lecture d’un livre de François Partant que j’avais entreprise au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002. Son analyse datant des années 80 m’ayant semblé plus pertinente que celles que l’on pouvait lire à l’époque, j’ai pensé qu’elle pouvait interesser les adhérents d’ATTAC.

Depuis les présidentielles, chacun y va de son analyse. Les intellectuels et les éditorialistes nous donnent leurs points de vue plus ou moins éclairés sur la situation en France et en Europe. Sans y revenir en détail, je dois admettre que globalement, elle ne me satisfont pas car elles ne s’attaquent pas au coeur du problème.

Me souvenant du paragraphe d’un livre que j’ai lu il y a quelques années, je me suis demandé quelles réponses je pourrai y trouver. J’ai donc repris La Ligne d’Horizon de François Partant au paragraphe Menaces sur les démocraties, qui demeure d’une grande pertinence surtout plus de 15 ans après sa rédaction :

Devant l’extension du chômage et de la pauvreté, les gouvernements du Nord réagissent désormais comme ceux du Sud. Ils comptent à la fois sur une croissance de la production et sur l’amélioration de la productivité du travail qui rendrait cette production plus compétitive. La politique menée en France par des gouvernement aux options idéologiques opposées est de ce point de vue très significative. On demande au développement d’apporter des remèdes aux maux qu’il provoque. Et il faut produire davantage, quitte à produire n’importe quoi.

Il me semble que la pensée politique est sérieusement ébranlée par cette problématique économique. Elle devrait l’être par la similitude des phénomènes qu’engendrent au Nord "la crise" et au Sud le "sous-développement", puisque c’est la finalité sociale de l’évolution économique qui se trouve en cause (...) Le succès de l’école libérale (...) ne peut s’expliquer que par la faiblesse de la pensée politique à une époque où le reflux du marxisme a laissé un vide que de nombreux groupes de réflexion, par exemple ceux qu’ont constitués les écologistes, ne parviennent évidemment pas à combler. Mais il n’a aucune chance d’être durable. La politique libérale, qui en pratique a débuté dès la fin des années cinquante (...) ne peut qu’entraîner une aggravation de "la crise".

La doctrine libérale sera condamnée par les faits, étant entendu qu’elle aurait dû l’être pour bien d’autres raisons. Mais alors nous risquons fort de ne plus avoir de principe directeur pour gérer la société dans un cadre démocratique. En effet, nos schémas politiques ayant été élaborés postérieurement à la révolution industrielle, ils reposent tous sur le postulat implicite de la croissance continue de la production.

Si la faible croissance que nous connaissons encore se transforme en récession, alors que, sous la pression de la concurrence internationale, des gains de productivité continueront d’être réalisés dans tous les secteurs où ils peuvent l’être, la situation sociale deviendra explosive. Nous nous trouverons dans une situation comparable à celle de ces pays du tiers-monde où le pouvoir d’ ?tat ne peut préserver, outre les intérêts d’une minorité, l’ordre "national" et les principes qui le fondent qu’en s’appuyant sur la police et l’armée.

La dérive des démocraties libérales sera inévitable, si nous ne parvenons pas à intégrer "la crise" à un schéma politique (...) Dans les démocraties libérales, chaque composante de la classe politique se présente comme capable d’améliorer la situation économique et sociale. Lorsque celle-ci se détériore, l’opposition ne se prive pas d’en imputer la faute au parti au pouvoir. Cette forme d’optimisme n’a jusqu’ici favorisé qu’un changement périodique d’équipe dirigeante. Mais il est à craindre que les électeurs ne finissent par s’en remettre à n’importe quel "homme providentiel", à n’importe quel parti extrémiste qui paraîtra avoir enfin la force de résoudre les difficultés devant lesquelles les partis sont restés impuissants (...)

Force est de constater que tous les schémas existants sont caducs. Ils le sont tous si, comme je le pense, l’évolution technico-économique qui s’est produite depuis la révolution industrielle bute sur d’incontournables obstacles sociaux à deux niveaux, au niveau mondial avec la marginalisation du tiers-monde et au niveau national avec la marginalisation d’une partie de la population active. Sont caducs les schémas conservateurs et, plus encore, sociaux-démocrates, mais aussi le schéma marxiste : le développement du capitalisme ne conduit pas au socialisme, mais à une crise globale. Et cette crise n’est pas "le grand soir" d’ou naîtra le socialisme, car celui-ci ne permettrait pas la poursuite du développement économique et technique des nations industrielles.

La démocratie moderne reposerait donc sur un socle extrêmement fragile : la croissance. Si l’on admet avec Partant que la montée en puissance du fascisme d’impuissance est inhérente au développement, on comprend mieux pourquoi la Gauche est amenée à trahir en permanence ses idéaux. Elle n’a guère d’autre choix dans la mesure où le rôle de l’Etat se résume désormais à deux fonctions principales : favoriser la croissance et maintenir l’ordre.

Passé un certain seuil, le développement entraîne des désordres toujours plus nombreux et plus profonds. Une politique de Droite est alors indispensable pour maintenir un semblant d’ordre tandis qu’une politique de Gauche est vouée à l’échec étant donné que les désordres engendrés par le développement sont insurmontables.

Dénoncer la voracité des marchands, la lutte des classes, le corporatisme des syndicats, la trahison des politiques de Gauche et le mépris de ceux de Droite est insuffisant, car nous vivons au sein d’un système en décomposition auquel nul ne peut apporter de remède.

Nous, qui sommes les héritiers des 30 glorieuses, refusons d’admettre que cet âge d’or n’ait été qu’une parenthèse de l’histoire qu’il devient urgent de refermer. La persistance des croyances issues des shémas politiques du passé, nous empêche d’imaginer d’autres mondes possibles et d’envisager un après-développement.

Si nous désirons sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes enfermés et porter des alternatives, il nous faut absoluement décoloniser notre imaginaire. C’est en ce sens que des auteurs tels que François Partant nous sont indispensables.

Philippe Lalik
Attac 45