Sale temps pour les pauvres, par Jean Gadrey (octobre 2005) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°33, octobre-novembre 2005

Jean Gadrey

membre du conseil scientifique d’Attac France, professeur émérite à l’université Lille-I

Article paru dans Politis n°869 (29 septembre 2005)

Tous les économistes et les « responsables » politiques, ou presque, célèbrent le culte de la croissance, condition selon eux de la création d’emplois et de la satisfaction de besoins en expansion. À l’échelle mondiale, ils défendent, au moins en principe, les « objectifs du millénaire » des Nations Unies, visant à réduire fortement la pauvreté. Or ces objectifs ne seront pas atteints si les questions environnementales n’y sont pas intégrées en première ligne, et si la religion de la croissance n’est pas contestée. On se limitera au cas du réchauffement climatique, bien que d’autres voyants soient au rouge : polluants organiques persistants, biodiversité, épuisement des écosystèmes...

Depuis une dizaine d’années, les travaux scientifiques s’accumulent et convergent : ceux du GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Évolution du Climat), du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement), de l’Agence Européenne pour l’Environnement, etc.

Que disent-ils ? Que l’accélération du réchauffement climatique dans la période récente est directement liée aux émissions d’origine humaine de gaz à effet de serre, principalement le CO2. Que, au-delà d’un réchauffement de 2° par rapport à l’époque pré-industrielle (on est actuellement à 1°, et compte tenu des émissions actuelles, on atteindra 1,5° d’ici peu) des catastrophes humaines mondiales sont prévisibles : sécheresses, inondations et tempêtes, élévation du niveau des mers, etc. Que, au cours du XXIème siècle, sur la base des tendances actuelles, le réchauffement sera compris entre 2° et 6°, sans même évoquer des scénarios nettement plus pessimistes mais non dénués de fondements.

Or ces catastrophes toucheraient en priorité les populations les plus pauvres de la planète, qui dépendent le plus des « aléas » climatiques. Elles pourraient réduire à néant les objectifs du millénaire pour 2015, et provoquer des régressions au-delà. Limitons-nous au premier de ces objectifs : réduire de moitié la proportion de pauvres et la proportion de personnes souffrant de la faim.

On estime que 90 % des personnes concernées par les désastres « naturels » liés au réchauffement habitent dans des pays ou régions pauvres. Dans certaines régions (Sahel, Amérique centrale, Bengladesh, Pacifique sud...), ces désastres peuvent anéantir en quelques heures des années de progrès du développement humain. Selon la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge, le nombre de personnes gravement affectées par de telles catastrophes est passé de 740 millions dans les années 1970 à plus de 2 milliards dans les années 1990. Les pertes économiques correspondantes seraient passées de 131 milliards à 629 milliards, soit plus que dix ans d’aide publique au développement. Selon le PNUE, le coût du réchauffement climatique double tous les dix ans. Selon d’autres estimations, les pertes économiques de ce type dépasseraient le PIB mondial au cours des années 2060 ! Calculs contestables sans doute, mais guère plus que ceux de l’économie usuelle.

La moitié de la population mondiale vit dans des zones côtières qui seraient submergées si le niveau des mers s’élevait d’un mètre, évaluation prudente pour le siècle à venir si les tendances actuelles persistent. Il faut donc s’attendre à des migrations massives de « réfugiés environnementaux » : vingt millions avant la fin du siècle rien que pour le Bengladesh, 150 millions dans le monde dès 2050 selon des chercheurs d’Oxford.

Pour maintenir le réchauffement climatique dans des limites humainement tolérables, il faudrait que chaque habitant du monde ne dépasse pas un niveau d’émissions de 0,46 tonnes de carbone par an. En 1995, aux États-Unis, ce chiffre était de 5,3 tonnes, soit 12 fois plus.

La question qui nous est posée est donc la suivante : la croissance telle que nous l’avons connue et célébrée est-elle compatible avec cette contrainte de survie ? Sinon, comment penser « l’a-croissance », une idée neuve du progrès, dégagée de la religion productiviste du « toujours plus », et fondée sur d’autres indicateurs de bien-être ? Quelles transitions peut-on envisager ? Quelles activités et quels emplois développer, quelle organisation productive, quelle « relocalisation » de l’économie ? Mais aussi : quelle redistribution mondiale dans le cadre d’une affirmation de l’égalité des droits d’accès aux ressources environnementales ?

L’histoire montre que, dans des circonstances exceptionnelles, l’économie d’un pays peut être profondément restructurée en peu de temps sans catastrophe sociale, dès lors qu’existe une claire conscience de périls communs. Cette prise de conscience tarde pour les risques environnementaux, parce que d’énormes intérêts privés sont en jeu et que les réseaux de la pensée unique minimisent les enjeux. Il appartient aux contre-réseaux de s’y mettre. Quand « la maison brûle », il faut cesser d’y entasser des bombes à retardement.