Services publics et AGCS : la mobilisation citoyenne pour sauver l’Etat social, par William Gasparini (novembre 2005) Extrait de la Lettre d ’attac 45 n°35, février-mars 2006

William Gasparini est membre d’Attac Strasbourg, sociologue à l’Université Marc Bloch et membre du Conseil scientifique d’Attac France.

Un sondage récent a montré que les Français restaient attachés à leurs services publics. Ils n’en demandent pas moins des transformations car les besoins ont changé et des inégalités se sont creusées au cours des vingt dernières années du fait des politiques néo-libérales mises en œuvre. Depuis le début des années quatre-vingt, l’Etat est confronté à un chômage structurel élevé désorganisant les milieux populaires ouvriers et transformant les cités HLM en quartiers de relégation (sociale et urbaine). S’y ajoutent les discriminations à l’embauche et au logement, l’échec scolaire mais aussi la délégation de pouvoir aux « grands frères » et aux associations caritatives. Insidieusement, on passe d’une politique d’Etat visant à agir sur les structures mêmes des causes produisant les inégalités à une politique visant simplement à corriger les effets de la distribution inégale des ressources en capital économique et culturel, c’est à dire à une charité d’Etat destinée, comme au bon temps de la philanthropie religieuse, aux « pauvres méritants ». La diffusion d’un modèle du « moins d’Etat » par les nouveaux maîtres à penser (de droite comme de gauche) associée à la disqualification accélérée des formes d’engagement héritées du monde ouvrier (et de ses représentations du collectif, entre autres le militantisme politique et syndical) ont eu pour effet de mettre à mal les solidarités traditionnelles et l’idée même de service public. Dans ce nouvel environnement, à l’exception de quelques associations caritatives ou communautaires, personnes ne peut soutenir personne, de sorte que les chutes sociales ne rencontrent plus les filets de protection d’antan (syndicats, associations, familles, partis politiques...).

Ce discours de dénigrement de l’Etat, intériorisé par nombre de Français et, parmi eux, certains jeunes de banlieue a pu, sous certaines conditions, favoriser le passage à l’acte d’une minorité d’entre eux. Paradoxalement, pour celles et ceux qui n’ont pas de patrimoine (notamment les Français issus de l’immigration), les services publics sont souvent le seul patrimoine dont ils disposent. La violence exercée contre les symboles de d’Etat les plus proches (crèches, écoles, gymnases, postes de police) est à mettre en parallèle avec la virulence du discours des néo-libéraux et des « libéraux-libertaires » contre l’Etat : faisant du libéralisme économique la condition nécessaire et suffisante de la liberté, on assimile l’interventionnisme de l’Etat au « dirigisme » et l’on tient les fonctionnaires pour responsables de toutes les inefficacités et de toutes les rigidités.

Il est alors impossible de comprendre le rapport actuel à la chose publique sans prendre en compte cette conversion collective à la vision néo-libérale et sans replacer les événements dans le processus plus général de démantèlement des services publics dans les banlieues et les zones rurales. Pourtant, la réalisation intégrale de cette domination n’est en rien une fatalité car tous les acteurs ne s’y soumettent pas. Les actions de contestation de la privatisation des services publics mises en œuvre par le gouvernement, l’Union européenne et l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services) convergent pour dénoncer ce même processus de réduction de l’aire d’emprise de l’Etat social. A côté du mouvement social et des altermondialistes, la « main gauche de l’Etat » (selon l’expression de Pierre Bourdieu, « petits » fonctionnaires, maires de village et de « cités-banlieues », travailleurs sociaux, enseignants de ZEP, instituteurs, assistantes sociales... qui ont majoritairement voté « Non » au référendum sur le TCE) s’organise pour dénoncer le désengagement de l’Etat porté par sa « main droite » convertie au culte de la « modernisation » des services publics.

Réunies en Convention à Liège les 22 et 23 octobre 2005, les collectivités locales pour la promotion des services publics ont adopté une résolution afin d’alerter les gouvernements européens, les parlementaires européens, les élus locaux mais aussi les partis politiques, syndicats, associations et habitants. Le 19 novembre, les collectifs de défense et de développement des services publics manifesteront pour défendre et construire l’avenir des services publics en France et en Europe. Ce mouvement d’élus locaux fait suite à la fronde citoyenne de l’automne 2004 : pour rappel, 263 d’entre eux, originaires de la Creuse, ont démissionné pour protester contre la réduction drastique des services publics de proximité (écoles, bureaux de poste, perceptions) dans leur département . Quelques jours plus tard, ce sont 600 collectivités territoriales (régions, départements, agglomérations, villes) qui ont dénoncé l’AGCS. Négocié à l’insu de leurs représentants dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), cet accord libéralise le plus largement possible les activités de services. S’il est finalisé, nos collectivités ne pourront plus assurer un certain nombre de services publics ni subventionner des activités qui seraient en concurrence avec celles du marché (restauration scolaire, distribution de l’eau, crèches, etc.). Réunis en assemblée générale à Bobigny en novembre 2004, la majorité des édiles de ces collectivités se sont déclarés symboliquement « zone hors AGCS ». D’autres les ont rejoint depuis pour demander un moratoire sur ces négociations et l’ouverture d’un débat national sur l’AGCS. Enfin, le dernier congrès de l’Association des Maires de France (AMF) a été l’occasion pour de nombreux maires de communes rurales en colère de dénoncer la suppression de nombreux postes de fonctionnaires d’Etat.

L’AGCS sera à nouveau sur la table des négociations lors de la prochaine conférence ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Hongkong du 13 au 18 décembre 2005. Les Etats membres de l’OMC (dont l’UE) devront « offrir » toujours plus de services à la libre concurrence (transports, poste et messagerie, environnement, distribution, éducation...). En prônant la libéralisation sans limite des services publics dans l’Union européenne, la directive Bolkestein ne fait qu’appliquer les principes de l’AGCS. Le report de son examen par le Parlement européen en janvier 2006 est un sursis à mettre à l’actif des mobilisations récentes du mouvement social. C’est dans ce sens aussi que la déclaration commune du 12 octobre de la CGT/CFDT/CFTC/UNSA réaffirme « la nécessité d’une directive cadre sur les services d’intérêt général (SIG) qui les définisse en conformité et à partir de la Charte des droits fondamentaux adoptée à Nice en décembre 2000 ». Des services de qualité accessibles à tous sont bien un élément essentiel de cohésion sociale, partie prenante du modèle social européen.

Le démantèlement de l’Etat social et les privatisations au niveau français associés à l’ouverture à la concurrence, conduite aux niveaux européen et mondial, constituent les modes majeurs d’attaque contre les services publics. Si nous voulons une véritable Europe sociale au service de tous, la première mesure consiste à affranchir les services publics des règles de la concurrence. Le service public doit participer au dynamisme de l’économie, en favorisant la croissance durable et la création d’emplois. Ainsi, il pourra jouer son rôle essentiel pour assurer la cohésion sociale et territoriale et permettre un renforcement des solidarités nationales. L’histoire des services publics s’est construite à partir de confrontations entre les aspirations des populations et les exigences économiques exprimées dans les luttes sociales, inscrites dans les conceptions de l’Etat républicain. Dans le contexte d’une Europe que l’on nous promet libérale, nous devons être conscients du caractère d’exception des services publics et nous mobiliser pour perpétuer leur mission. Ils doivent redevenir l’instrument de l’intérêt général et faire l’objet de luttes sociales pour une réelle démocratisation. Ce n’est qu’à cette condition que les services publics seront la conscience réflexive d’une société fidèle à l’idéal républicain.