N’achetez pas d’actions EDF ! par Jacques Nikonoff (novembre 2005) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°34, décembre 2005- janvier 2006

(initialement publié dans l’Humanité du 18 novembre 2005)

Le placement des actions EDF est en cours depuis le 28 octobre, la cotation devant avoir lieu le 21 novembre au plus tard. Une des ambitions des privatiseurs, messieurs de Villepin, Breton et Gadonneix, est de placer 15 % des actions parmi les petits actionnaires, dont 50 % auprès des salariés et anciens salariés d’EDF. Qu’il s’agisse d’EDF ou de toute autre entreprise, il ne faut jamais acheter d’actions cotées en Bourse !

1. Les privatisations ne tiennent pas leurs promesses

Elles devaient permettre le développement des pays pauvres, assurer la transition vers l’économie de marché des pays de l’ancienne zone soviétique et la prospérité éternelle des pays de l’OCDE. Elles devaient répondre à l’incapacité supposée des États à gérer des infrastructures comme l’électricité, le gaz, les télécommunications, l’eau, les routes, les chemins de fer, les ports et aéroports... Elles devaient, dans les pays pauvres, drainer des capitaux étrangers permettant de pallier le manque d’épargne locale et servir à réaliser les investissements utiles au développement tout en desserrant les contraintes de l’endettement de ces États. Partout elles devaient améliorer les performances des entreprises concernées et leur mode de gestion, baisser les prix et améliorer les services, intensifier la concurrence en brisant les monopoles et développer les marchés de capitaux, particulièrement celui des actions.

D’une manière générale, aucun de ces objectifs n’a été tenu. Par exemple aux États-Unis, dans les dix-huit États qui ont déréglementé l’électricité, la concurrence reste largement un mythe et les prix ont eu tendance à monter.

2. Les privatisations contribuent à financiariser l’économie mondiale

Beaucoup d’entreprises privatisées sont devenues des firmes multinationales (FMN) agissant désormais comme des opérateurs essentiels des marchés financiers internationaux. Elles sont détenues majoritairement par les investisseurs institutionnels anglo-saxons (Hedge Funds, Pension Funds, Mutual Funds) qui achètent la majorité des actions émises. Les plus puissants d’entre eux, les fonds de pension américains (80 % de l’actif mondial des fonds de pension), détenaient 57 % des actions, en 1994, dans les 1 000 plus grandes entreprises américaines, contre 46 % en 1987.

Les marchés financiers, via les investisseurs institutionnels, prennent le pouvoir dans les grandes entreprises, notamment en France où ces dernières connaissent une mutation totale de leur mode de détention et de gestion des capitaux qui modifie la nature même de l’entreprise. Ce changement s’apparente « à une véritable révolution, impulsée de l’extérieur par l’entremise des grands gestionnaires de fonds de pension américains. La pénétration des normes anglo-saxonnes est aujourd’hui impressionnante et totale. Cette infiltration est attestée par la présence, actuellement massive, des investisseurs américains dans le capital des entreprises françaises » [1].

Cette situation fait subir à l’entreprise un changement radical qui consiste à rendre secondaire la production relativement à la valeur boursière. Tout ce qui peut gêner l’obtention de la « maximisation » de la valeur boursière est externalisé de l’entreprise afin de transférer les risques vers les salariés, les retraités, l’État, les collectivités locales, les sous-traitants, les clients. Au-delà de l’entreprise, c’est toute l’économie qui se voit réorientée autour des objectifs des investisseurs institutionnels. L’entreprise se transforme en prétexte et en abstraction dont les membres et l’activité réelle ne comptent plus. Cette mode pousse à n’assurer la croissance stratégique et les évolutions technologiques ou commerciales que par le rachat continuel de petites sociétés plus innovatrices, ce qui ne fait que déstabiliser et faire disparaître les PME .

Cette évolution n’a rien de naturel ni de fatal et ne présente aucune nécessité économique, bien au contraire. Par exemple, entre 1962 et 1978, la Bourse de Paris a connu seize années de marasme sans que cela n’ait affecté en quoi que soit la croissance économique française. Pendant cette période le PIB en volume a doublé alors que l’indice boursier a connu une baisse de 75 % en francs constants. C’est la raison pour laquelle le poids de la Bourse dans les économies doit décroître et que tout achat d’actions est une mauvaise action !

3. Les privatisations spolient la nation et abusent les petits actionnaires

En privatisant ainsi, les gouvernements successifs ont livré les grandes entreprises françaises cotées aux investisseurs étrangers. De 12,3 % des actions françaises cotées en 1986, l’encours détenu par les non-résidents a été porté à 35 % de la capitalisation boursière française en 1998. Nous en sommes aujourd’hui à 43 %.

Un autre effet a été la sous-évaluation du prix des actions lors de leur mise sur le marché, une décote ayant été consentie par l’État afin de garantir le succès des placements. Ces « valeurs unitaires faibles ne sont pas le fruit du hasard mais celui de la volonté déterminée du gouvernement de favoriser l’actionnariat populaire » [2]. Les salariés ont ainsi bénéficié de conditions d’achat préférentielles. Mais « toutes les privatisations n’ont pas eu une vie boursière excellente et beaucoup de gens ont fait des allers-retours et revendu immédiatement les titres achetés, se contentant d’une plus-value souvent modeste » [3]. Alors que la part des émissions réservée aux investisseurs institutionnels a été « achetée plusieurs fois » (39 fois pour Paribas, 15 fois pour Renault, 14 fois pour la BNP, 13 fois pour Rhône-Poulenc...), on est en droit de se demander si cette sous-évaluation volontaire du prix des actions lors des émissions relevait d’une gestion prudente des deniers publics, car elle s’est traduite par des manques à gagner considérables pour l’État. L’exemple de Gaz de France est emblématique puisque le premier jour de cotation le titre faisait + 22,84 % : l’État venait de brader l’entreprise. La création d’une commission d’enquête parlementaire demeure indispensable pour mettre au jour les mécanismes de fixation du prix des actions des entreprises privatisées par l’État.

4. La privatisation d’EDF est contraire aux intérêts de notre pays

Les exigences de rentabilité financière des actionnaires privés ne sont pas compatibles avec les impératifs de long terme de ce secteur stratégique. Privatiser EDF revient à abandonner toute ambition sur l’orientation de notre pays à un moment de crise énergétique mondiale.
Les objectifs affichés pour justifier cette dilapidation sont sans fondement. Il s’agirait de « mettre en oeuvre un programme d’investissement significatif et lutter à armes égales » avec les concurrents d’EDF. Estimé à 40 milliards d’euros entre 2006 et 2010, le programme d’investissement est en réalité un programme de placements financiers dont seuls 12 milliards toucheront la France, le reste servira essentiellement à des achats d’entreprises étrangères. EDF, jusqu’à présent, s’est comportée comme n’importe quelle FMN dans son activité à l’étranger. Au lieu de coopérer avec d’autres services publics, elle a acheté des entreprises privées pour conquérir, comme les autres prédateurs, des parts de marché. Ce sont elles qu’il faut maintenant vendre et disposer ainsi de moyens financiers pour des investissements utiles en France et à l’étranger, mais sous la forme de coopération.
Cette opération est un mensonge d’État. Vendre aux Français une entreprise qui leur appartient, chaque citoyen en étant déjà copropriétaire !

Notes :

[1] François Morin, Le Modèle français de détention et de gestion du capital, Les Éditions de Bercy, juin 1998.

[2] Analyse Financière, 4e trimestre 1991-1992.

[3] La Croix, 31 mai 1999.