La loi Fillon : bien au-delà des régressions historiques... une « révolution » libérale pour l’Education, par Nathalie Duceux et Isabelle Sargeni (été 2005) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°31-32, été 2005

par Nathalie Duceux et Isabelle Sargeni
de l’APED (Appel pour une école démocratique)

Réduire l’emploi public, baisser les salaires, imposer la précarité, casser les acquis sociaux, marchandiser des missions de service public, transférer aux collectivités territoriales le financement du service public, criminaliser les pauvres...La droite et le gouvernement imposent à marche forcée leur modèle de société. Leurs objectifs sont cohérents et construits, ils sont déterminés à imposer des régressions historiques au Service Public d’Education dans le cadre d’ une profonde mutation de la société vers le libéralisme. Ils s’en donnent les moyens et on aurait grandement tort de lire tous les « projets » qui se succèdent comme un simple patchwork de mesures isolées.

Plan Borloo, remise en question des 35 h, plan de prévention de la délinquance, réduction drastique des budgets et dans l’Education, la loi Fillon et son rapport annexe encore plus explicite, tous ces projets cohérents dessinent l’avenir qu’ils nous préparent, à base d’individualisme, d’exclusion, de tri social. Si ces projets étaient mis en œuvre, ce serait une régression historique, pour la première fois dans ce pays, une génération proposerait à la génération suivante un « moins » d’éducation.

La loi Fillon...

Eloigné du rapport Thélot, ce projet de loi ? pas vraiment ! tout ou presque y était déjà ...moins crûment sans doute ... : rattrapage du retard « européen » par rapport à la stratégie de Lisbonne, socle minimal de compétences, individualisation et contractualisation des parcours scolaires, nouvelle phase de décentralisation, consécration du modèle managérial ... La loi Fillon est porteuse de ruptures de fond avec les objectifs assignés jusqu’à aujourd’hui au Service Public, des modifications lourdes de conséquences pour l’avenir... Elle marque dans une certaine mesure une rupture du compromis scolaire qui a permis jusqu’à maintenant d’augmenter le niveau d’éducation et de qualification par l’institution scolaire.

... et l’Europe

C’est la première fois qu’une loi s’inscrit aussi explicitement dans le cadre européen. A la veille de la ratification du traité constitutionnel, au moment du débat suscité par la directive Bolkestein sur les Services, ce n’est bien sûr pas un hasard. La loi Fillon se présente comme une application dans l’espace national d’une « Europe de l’éducation et de la formation » : une série d’objectifs assignés au système éducatif par la loi sont justifiés par les engagements pris à Bruxelles en matière d’enseignement en référence aux sommets européens, notamment le « processus de Lisbonne » de mars 2000 d’ « unification » des systèmes éducatifs européens, dans une logique exacerbée de compétitivité et de concurrence internationales. . Ces dernières années avaient déjà vu s’accentuer la pression comparative sur les systèmes éducatifs européens (PISA...). C’est au nom des « enjeux de la mondialisation » cités en exergue dans les objectifs de qualification par Fillon, que les processus d’ harmonisation des systèmes s’accentuent (diplômes, LMD...) , que des « rénovations » du système scolaire se mettent en place en Angleterre ou en Italie.

...et l’économie (libérale bien sûr)

Quels sont donc ces « enjeux de la mondialisation » ? L’école doit préparer les jeunes à trouver un emploi en France et en Europe », indique le rapport annexe qui multiplie les références aux « besoins économiques de la France » et à la nécessité, pour l’école, d’y répondre. « L’école doit donc se fixer résolument l’objectif d’apporter à tous les jeunes qui lui sont confiés le niveau de formation nécessaire à l’obtention d’un emploi » : tournée vers les performances économiques et sous le modèle du management de l’entreprise, l’organisation des formations initiales et continues vise ouvertement à « adapter » les futurs salariés à une meilleure employabilité, dans un marché du travail plus flexible. La stratégie de Lisbonne est le volet éducatif d’une politique économique libérale centrée sur la libéralisation des marchés, la déréglementation du travail. La question des formations, des qualifications, de leur reconnaissance sur le marché de l’emploi y est étroitement corrélée. On sait que le MEDEF s’emploie déjà régulièrement à remettre en question la valeur des diplômes nationaux dans l’entreprise, notamment dans le cadre des renégociations de conventions collectives. Dans le projet Fillon, cela se traduit par un projet de système scolaire « dual » avec la perspective de hauts niveaux de qualification pour certains et un taux d’échec scolaire assumé pour les futurs « bas niveaux de qualification », par la personnalisation des parcours scolaires, la diversification de voies de formation, la contractualisation généralisée depuis l’élève (contrat de réussite) jusqu’au ministère en passant par les établissements (contrat d’objectif), la flexibilité horaire, la polyvalence et la précarisation des personnels. L’articulation avec le volet emploi du plan Borloo visant à développer en concurrence au service public l’apprentissage sous statut patronal est évidente.

Pourtant, Fillon ose publiquement annoncer, toujours face « aux enjeux de la mondialisation » , un nouvel objectif qui dépasserait celui des 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat : 50 % des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur. Est-ce seulement un affichage pour rassurer l’opinion publique ou une réponse aux prévisions du HCEEE qui annonce que dans le cadre d’une « Europe de la Connaissance » il faudrait, en 2010, 70% de jeunes au Bac et 45 % de diplômés du supérieur pour subvenir aux besoins en personnels qualifiés ? Le rapport Thélot ne prévoyait-il pas, pour sa part, un fort niveau d’emplois peu qualifié pour les années à venir. Dans tous les cas, démagogie ou prescription économique d’élévation des qualifications, ce n’est pas dans un Service Public développé que Fillon prévoit de scolariser les jeunes.

... Pour quelle société ?

c’est une société hiérarchisée, inégalitaire promouvant les solutions individuelles qui sert de trame de fond à une conception elle-aussi hiérarchisée d’un système éducatif qui programme des apprentissages différenciés d’après le pronostic d’insertion sociale. et Elle exclut les plus faibles, en leur faisant porter la responsabilité de leur échec. « Aménagements » des cursus et des programmes différenciés dans leurs objectifs, brevet à géométrie variable, dispositifs dérogatoires d’alternance dès la 4ème, délestage vers des dispositifs relais multipliés... à court terme. Fillon affirme maintenir le « collège unique » mais il met en place un collège encore plus sélectif qui organise la différenciation. Pour les élèves en difficulté on nous propose le CIRE (Contrat Individuel de Réussite Educative), dispositif qui « contractualise » un parcours individuel. C’est un « contrat » entre l’élève, sa famille et l’école. Mais peut-on vraiment parler de contrat quand les parties contractantes n’ont pas les mêmes responsabilités ? Imagine-t-on seulement que l’élève en difficulté pourrait refuser de signer le contrat ? La logique sous-jacente est redoutable : ce n’est plus le système éducatif dans son ensemble qui porte la responsabilité de faire réussir les élèves, qui se doit de leur donner les conditions de leur réussite (aides spécialisées, groupes classes allégés...). C’est l’élève pris isolément (et sa famille) qui est renvoyé à sa volonté, sa « capacité de réagir », voire de payer les suppléments nécessaires. Il désengage complètement l’école de ses responsabilités en cas de rupture du contrat... Le CIRE institue des « parcours personnalisés pouvant déboucher sur l’aménagement du cursus, des horaires et des programmes ... ».

Ils risquent donc de se substituer aux dispositifs actuels : réduction d’une politique de prévention si importante dès l’école maternelle, remise en cause dans les collèges des dispositifs d’aide aujourd’hui intégrés dans le service des enseignants, menaces lourdes sur l’éducation prioritaire et notamment les ZEP. Là encore, le lien avec le volet Education du plan Borloo qui contractualise lui-aussi des « dispositifs de réussite éducative » dans les quartiers difficiles semble évident. Il n’est plus question d ‘apporter des réponses collectives et globales à des situations de difficulté sociale mais d’individualiser le risque... et la réponse éventuelle. Et si malgré les contrats, « les talents » ne se révélaient pas suffisamment après avoir suivi le « socle commun », les élèves pourraient « bénéficier » dès la fin de la cinquième d’une orientation... pour les plus faibles tout de suite hors du service public vers l’apprentissage (si tant est qu’ils trouvent des patrons qui les prennent !) ou un peu plus tard avant la troisième dans des LP ou en apprentissage, ou dès la seconde mais vers des voies étanches, fermées dans les lycées. Mais ce sera de leur faute, pas celle du système. D’ailleurs, la loi n’envisage-t-elle pas des bourses pour les plus méritants ? Pour la plupart, une réduction de l’offre de formation en lycée et de l’éventail des possibles en Seconde obligera à opérer des choix plus précoces. En limitant à un enseignement de détermination le choix des élèves, le projet fragilise des enseignements, des séries ( ES, séries technologiques) qui ont contribué à démocratiser l’accès au lycée.

... et les élèves dans tout ça ?

Moins de droit à scolarisation, moins de droit à qualification, c’est que ce que traduisent le refus de prolonger la scolarité obligatoire au delà de 16 ans, de prendre en compte la maternelle et même l’annonce de 100 % d’élèves « ayant acquis un diplôme ou une qualification reconnue » : pour des élèves en difficulté, le brevet, diplôme de niveau VI désormais inscrit dans la loi, risque de constituer le seul horizon. Un droit minimal à un "socle commun" de « compétences et connaissances indispensables », est une vision extrêmement réductrice de la construction des humains, de l’accès aux savoirs et à la culture. Conjugué aux réductions budgétaires drastiques, il y a grand risque de voir arts plastiques, musique ou EPS, déjà fragilisés, disparaître à terme des droits de tous et devenir accessibles seulement en dehors du système. Espaces lucratifs en perspective... Le Bac restera -t-il national avec le renforcement considérable d’un contrôle continu « local » en terminale, restera-t-il le diplôme de référence pour entrer dans l’enseignement supérieur ?

Administrer ou piloter ?

« Un des grands défis de l’école française du XXIe siècle au sein de l’Europe de la connaissance consiste à renouveler les valeurs et à moderniser le fonctionnement du service public de l’éducation », indique le rapport annexe. Une « culture du résultat » marquée par l’instauration d’objectifs détaillés et la recherche de la « qualité » : outre les trois grands objectifs annoncés (100 % de jeunes qualifiés, 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, 50 % de diplômés du supérieur), l’éducation nationale se voit prescrire de parvenir à des résultats ciblés : apprentissage des langues, mixité sociale ou sexuelle. La décentralisation en cours, et particulièrement le transfert des TOS vise aussi, bien sûr, à réduire les dépenses publiques en permettant à l’État de se débarrasser de missions sur les collectivités territoriales avec la perspective que celles-ci externalisent ou privatisent (par choix ou contrainte !). Les projets sur le mouvement et la gestion des personnels dans les académies expérimentales mettent en avant management, individualisation des carrières, mérite, profilage... sur fond de déconcentration accentuée. La volonté de la part du Recteur de Bordeaux de privilégier, voire substituer dans les procédures de bonification de mouvement des personnels la notion de zone sensible (politique de la ville) à celle de ZEP (étiquetage EN) n’illustre-t-elle pas ces nouveaux niveaux de pilotage, le désengagement de l’Etat sur le dos des collectivités territoriales ?

Réduire les coûts : encore et surtout

40% de postes aux concours de recrutements en moins, un non-renouvellement significatif des départs en retraite, suppression achevée des surveillants, disparition des AE : il va manquer à court terme des dizaines de milliers de personnels en face d‘élèves qui sont de plus en plus fragilisés par la crise sociale. Si on y ajoute la remise en cause des statuts et des services des personnels (à travers le remplacement et la polyvalence des enseignants du second degré, par exemple), la marginalisation et le risque d’externalisation de certaines disciplines (EPS, disciplines artistiques notamment), la suppression des TPE en terminale... et les suppressions de postes en carte scolaire, le tableau est éloquent : un service public réduit au minimum, laissant le champ libre au développement d’entreprises « de services » concurrentes (et on reparle de la directive Bolkestein)

La lolf pour mieux manager

L’approche managériale du système éducatif et des « prescriptions » qui s’inscrivent complètement dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) déjà en expérimentation dans deux académies. La LOLF, généralisée en 2006, induit des transformations importantes des procédures budgétaires mais aussi des modifications en profondeur de la gestion et du fonctionnement des administrations, notamment avec l’instauration d’ "indicateurs de résultats" (et la montée d’une précarité « structurelle » pour faire face aux urgences et au minimum social). La LOLF, c’est, entre autres, la globalisation des crédits et la disparition des postes au profit des ETP(équivalents Temps plein) : articulé au déficit de recrutement de titulaires, on voit les conséquences possibles à très court terme sur la précarisation accrue de certains secteurs moins sensibles pour l’opinion publique que les classes tel que remplacement (y compris dans les écoles).


Appel pour une école démocratique
aped@ecoledemocratique.org