Il y a vingt ans, Bhopal, par Philippe Lalik (déc. 2004) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°28, décembre 2004 - janvier 2005

C’est dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984 à Bhopal (Inde) dans une usine de production de pesticides qu’est survenue la plus grande catastrophe chimique de l’histoire provoquant plus de 6 000 morts (1) et 360 000 blessés.

Cette nuit là, l’usine est partiellement fermée et fonctionne au ralenti avec des effectifs réduits. Lors du lavage d’un tuyau à grande eau, une valve reste ouverte contrairement à toutes les consignes de sécurité. Pendant plus de 3 heures, 1 000 mètres cubes d’eau vont s’écouler dans un réservoir faisant augmenter sa pression. Le couvercle de béton du réservoir finira par se fendre et la valve de sécurité explosera, laissant échapper un nuage toxique mortel. Vingt-cinq km² seront touchés par les retombés.

Même si, comme souvent, une erreur humaine est à l’origine de la catastrophe, tous les ingrédients étaient réunies pour que celle-ci survienne : collusion d’intérêts, primauté des critères financiers sur la sécurité, mépris des population riveraines, infrastructures défaillantes, personnel peu ou non formé.


Chez UCC, une certaine culture du risque...


L’usine appartenait à l’Union Carbide Corporation (UCC), une société américaine présente en Inde depuis 1905. En 1969, en pleine révolution verte, elle y construit une première usine destinée à produire des pesticides. En 1977, le gouvernement indien exige la construction d’une seconde usine. L’UCC est réticente mais c’est à prendre ou à laisser : pour pouvoir continuer à exercer en Inde, cette usine est impérative. Elle débute donc son activité l’année suivante et rencontrera bien des problèmes. Dès 1978, on y signale des accidents et un immense incendie. Entre 1981 et 1983, 5 importantes fuites de gaz provoqueront 1 mort, 47 blessés et 670 000 dollars de dommages. En 1982, une inspection détaillée fait apparaître 10 déficiences sérieuses dans le système de sécurité de l’usine (2) entraînant plusieurs fermetures temporaires. Mais tout cela est passé sous silence en raison des relations étroites entre l’entreprise et les politiciens locaux. Outre les prébendes et réceptions somptueuses dont bénéficie l’establishment local, on note que l’avocat de l’usine est un ancien responsable du Parti du Congrès d’Indira Gandhi, que le contrat de surveillance et de protection est revenu à l’ancien chef local de la police ou que l’un des neveux de l’ancien ministre de l’éducation est responsable des relations publiques.

A partir de 1982, l’usine devient largement déficitaire en raison de l’insuffisance des ventes de ses produits (3). L’UCC envisage alors sa fermeture mais le gouvernement indien s’y oppose. D’autre part, la société se doit de rester présente sur ce formidable marché potentiel que représente l’Inde. Afin de rééquilibrer les comptes, la société va donc réduire les charges de personnel et licencier progressivement une bonne partie du personnel qualifié pour le remplacer par du personnel moins qualifié ou carrément réduire les effectifs. L’usine fonctionne donc en permanence avec des effectifs réduits.

Les emplois qui nécessitaient une formation universitaire et de l’expérience sont déclassés. Seules les personnes ayant un niveau secondaire avec peu ou pas d’expérience sont engagées. L’effectif global passe ainsi de 1500 à 950 employés et le nombre des opérateurs de garde de 12 à 6. A partir de 1982, le gouvernement indien refuse même que des techniciens américains poursuivent les programmes de formation professionnelle prévus.

L’usine fonctionne donc mal, ce qui va avoir une incidence majeure et transformer un accident en catastrophe. En effet, lorsque que les employés constatent la fuite, ceux-ci n’y portent pas attention car cela est courant. Lorsqu’ils constatent que les appareils de contrôle indiquent des problèmes, ils ne réagissent pas, car ils ont l’habitude de travailler avec du matériel de mauvaise qualité. De même quand les riverains entendent les alarmes, ils ne prennent pas de précautions particulières, car ils ont l’habitude de vivre avec de telles alertes. Les autorités locales seront prévenues très tardivement car on ne les implique pas pour de petits problèmes de fonctionnement et parce que les lignes téléphoniques de l’usine fonctionnent mal.

Dans ces conditions, les secours auront bien du mal à se mettre en place et à se montrer efficaces. D’autant qu’aucune grande voie d’accès n’existe, ce qui rend impossible toute évacuation rapide. Les riverains ne disposent d’aucune information relative aux risques encourues et aux dispositions à prendre en cas d’accident. Le fait de mettre un simple linge mouillé sur la figure aurait pourtant limité le nombre de victimes. Les médecins locaux eux-mêmes ignorent tout des dangers des produits fabriqués et ne savent pas comment traiter les effets des toxiques.


Comme dans les films, l’assassin court toujours


Si les victimes ont été si nombreuses, c’est aussi à cause de la proximité de la population. Avant l’installation de l’usine à 5 kilomètres de la ville, la population de Bhopal était de 300 000 habitants. Mais l’activité de l’usine a transformé son environnement social et urbain. De par les salaires qu’elle versait, de par son alimentation en eau et en électricité facilitée par les autorités, celle-ci attirait énormément de monde. Ainsi l’usine relativement isolée à l’origine se retrouve entourée d’une population de près de 800 000 personnes en 1984 lorsque l’accident se produit ! Aucun plan d’urbanisme n’a été conçu pour accompagner ou encadrer ces mutations.

Après le drame, un véritable marathon juridique va s’engager. UCC mettra tout en oeuvre pour que la juridiction compétente soit située en Inde afin de limiter le montant des indemnités à payer. Finalement, en 1989 interviendra un accord amiable entre UCC et l’État indien ; UCC versera 470 millions de dollars aux victimes, somme dérisoire par rapport au nombre de victimes, mais importante par rapport aux usages en Inde. UCC s’est bien tiré d’affaire, d’autant que les compagnies d’assurances ont pris à leurs charges 250 millions de dollars. La catastrophe ne lui aura coûté que 0,48 dollars par action.

La compagnie chimique DOW, qui a fusionné avec Union Carbide en février 2001, refuse de reconnaître ses responsabilités pour le désastre qui continue. Accusé d’homicide et d’autres offenses sérieuses, le PDG de Union Carbide fuit la Cour de Justice Indienne. Le seul message laissé par l’histoire judiciaire de la tragédie - qui continue - de Bhopal est que les compagnies peuvent continuer leurs crimes contre l’humanité et s’enfuir indemnes.

Bhopal (4) est devenu un bien triste symbole, mais combien de Bhopal silencieux, véritables face cachée de l’économie planétaire (5), continuent-ils à faire des ravages aujourd’hui ?

Philippe Lalik
Attac 45

Pour plus de renseignements, vous pouvez consulter les sites
 http://www.bhopal.org
 http://www.bhopal.net

1. 6600 morts d’après les autorités, 3 fois plus selon les ONG.

2. En 1984, deux de ces déficiences n’étaient toujours pas corrigées.

3. Etant donné les biens et services que facturent les maisons mères à leurs filiales, il est toujours difficile de se faire une idée exacte de la réalité et de l’ampleur des déficits.

4. Pour en savoir plus sur Bhopel voir www.bhopal.net, www.greenpeace.fr ou l’article de Mohamed Larbi Bouguerra publié dans Le Monde Diplomatique en juin 1995 : Dix ans après la catastrophe de Bhopal, persistante impunité du pollueur.

5. lire à ce propos l’Etat de la Planète n°13 (janvier-février 2004) : La honteuse réalité cachée de l’économie industrielle planétaire. Disponible sur www.delaplanete.org


Vingt ans après

Vingt ans après, la population de Bhopal souffre toujours. Ce sont plus de 120 000 personnes qui souffrent de maladies chroniques dues à l’explosion. Difficultés respiratoires, tous persistantes, vue affaiblie, cataracte à un jeune âge, perte d’appétit, irrégularités dans les cycles menstruels, fièvres récurrentes, douleurs dans le dos et dans le corps, perte de sensations des membres, fatigues, insomnies, anxiété et dépression sont les symptômes les plus communs parmi les survivants. Aucun document ne relate l’alarmante augmentation de cancers, de tuberculose, de problèmes liés au système reproductif et autres problèmes comme le retard de croissance des enfants nés après le désastre. Plus de 10 personnes meurent chaque mois de maladies liées à l’exposition aux gaz. De plus, environ 20 000 personnes habitant tout près de l’usine abandonnée sont forcés de boire l’eau contaminée par du mercure et autres substances chimiques cancérigènes car des milliers de tonnes de produits chimiques ont été abandonnées tel quel dans l’usine, s’infiltrant dans les nappes phréatiques.