Et l’emploi dans tout ça ? - 2ème volet : la politique européenne en faveur de l’emploi n’existe pas (avril 2004) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°24, avril-mai 2004

Le gouvernement est prêt à laisser les entreprises déroger aux accords de branche, donc à contourner le SMIC, à abolir la notion de durée légale du travail. Il écoute le medef pour ce qu’il n’est pas, un club d’économistes éclairés cherchant à concilier les intérêts de tous pour l’intérêt général, et non pour ce qu’il est, un lobby de chefs d’entreprises et pas les plus éclairés, ne connaissant que leur intérêt.

Tous compétitifs, tous en récession.

De 1997 à 2002 la France, sclérosée par ses "handicaps structurels" (le SMIC, les contrats de travail "rigides", etc) a créé plus d’un million et demi d’emplois dont 300 à 350.000 par les 35 heures. Le chemin de l’emploi existe, il passe par la croissance, les gains de productivité et la réduction de la durée du travail. D’abord la croissance : lorsque le gâteau grossit il faut plus de bras. Mais cela ne suffit pas, comme le montrent les actuelles reprises aux États-Unis et au Japon qui se font sans création d’emplois. S’il faut produire 5% de plus avec les nouveaux équipements produisant 5% de plus, l’emploi stagne.
Or l’agriculture intensive et l’industrie réalisent depuis deux siècles des gains de productivité permanents par la mécanisation et l’automatisation. Des services aussi sont concernés : le travail de bureau est en partie
informatisable (banque, assurance, sécurité sociale, ...), et demain les logiciels à reconnaissance vocale feront des dégâts dans les centres d’appel, etc.

Alors, le progrès technique contre l’emploi ?

Au début, sans aucun doute, il est fait pour ça, pour produire moins cher en remplaçant le travail humain direct. Et c’est aussi un progrès : qui, aujourd’hui, achèterait une auto faite main ? recopierait des mailings au
stylo ? Tout dépend donc de la suite. Tout d’abord, une partie du gain va aux clients par la baisse des prix qui élève leur pouvoir d’achat. Mais cela ne suffit pas à la croissance. L’essentiel est que la productivité s’élève : la richesse créée disponible, la valeur ajoutée, augmente pour chaque heure travaillée. Les salaires peuvent alors croître, et c’est la consommation qui tire la croissance. Le salaire socialisé aussi (les cotisations ou "charges" sociales), qui finance la protection sociale et retourne donc aux salariés.

Une part rémunère la fourniture des services publics par l’État. La part antagoniste de celle du salaire est celle des profits ; ils financent la modernisation, l’investissement -donc la mécanisation suivante- et la rémunération du capital. Tout est là, dans ce partage des richesses créées. Quand la part des profits augmente trop, le système s’enlise, comme actuellement : les dividendes financent des placements, des bulles spéculatives, ou sont épargnés ; les investissements continuent à élever la productivité du travail sans que la croissance aille aussi vite, faute de demande (intérieure et extérieure, voir chronique 2). L’emploi est insuffisant et la crise s’enkyste, avec ses spirales négatives : la Sécurité sociale (financée chez nous par les salaires et non par l’impôt) devient déficitaire, l’Unedic idem, les problèmes sociaux enflent, gangrenant la vie sociale et politique. Et les libéraux sonnent l’halali contre les exclus assistés, les chômeurs qui se prélassent, les jeunes qui déraillent, la sécu et les salaires toujours trop chers. Et cetera jusqu’à déclarer la guerre aux pauvres et aux déviants sans leur offrir d’alternative : tolérance zéro, arrêts antimendicité, RMA (comme un CES mais dans le privé : 20h par mois payées au SMIC, subventionné à 75% pour l’employeur, de 6 à 18 mois, sans obligation de formation ni d’embauche) (1) : il faut "punir les pauvres" (2) pour cacher la misère que le système, qui la crée, reste "vendable" aux électeurs. Ce n’est pas le progrès technique qui est néfaste, c’est l’usage qui est fait de ses dividendes qui peut l’être.

Mais ce n’est pas la croissance seule qui importe, c’est son écart avec les gains de productivité. Et sur long terme, cela fait des différences : pour fonctionner ; les États-Unis avaient besoin de 115 milliards d’heures de travail en 1950, de 214 en 1998 : +86% ; la France a utilisé 37,9 milliards d’heures en 1950, 34,1 en 1998 : -10% (3). La croissance procure deux gâteaux, l’un qui grossit, l’autre qui peut diminuer. Sans réduction du temps de travail, la France aurait détruit 2 millions d’emplois sur la période, elle en a créé 3 millions ; les États-Unis en auraient créé 53 au lieu de 71, soit 18 millions de chômeurs en sus des 8,5 actuels. (d’après
OCDE, op. Cit.)

Or, où va l’emploi ? Il est progressivement chassé des activités mécanisées et automatisées vers celles qui ne le sont pas ou peu, les activités non-mécanisables. Il s’agit des tâches où l’intervention humaine directe est irremplaçable, en tout cas dans l’état actuel des technologies : services directs aux personnes, artisans (coiffure, métiers d’art et de bouche, bâtiment, etc), chauffeurs, conseillers divers, soignants, enseignants, formateurs, créatifs, dessinateurs, vendeurs, animateurs, personnels de la justice, des forces de l’ordre, de la santé, etc. L’avenir de l’emploi est là. Or une particularité découle de leur degré faible ou nul de mécanisation : leur "productivité" mesure aussi le revenu de leur prestataire.

Considérons un professeur de chant : ce qu’il produit (de l’enseignement) se mesure par la valeur ajoutée qu’il dégage en une heure de travail. Mais cette définition est aussi celle de la productivité horaire. Peut-il produire plus efficacement ? Oui, en améliorant sa pédagogie sans doute, mais sa productivité mesurée dépend de ce qu’il est payé pour une heure de cours. Son revenu correspond presque exactement à sa "productivité" : le salarié coûte ce qu’il produit et inversement.

Ce changement de perspective impose de porter un regard neuf sur les prix et les revenus. Ils dépendent ici des situations concurrentielles (rapports de force clients/prestataires) mais aussi de choix et d’usages sociaux, de règlements, de compromis historiques, de la fiscalité, et pour les plus modestes, des conditions légales d’emploi, salaire minimal et cotisations sociales. La mécanisation et la concurrence internationale n’interfèrent que marginalement, tous ces éléments sont élaborés collectivement au sein de la nation ou de l’ensemble économique significatif, pour nous l’UE.

Une société de services a les emplois qu’elle mérite (J. Gadrey)

À l’avenir, la quantité et la qualité de nos emplois dépendra chaque jour davantage de nos choix sociaux, de notre consentement à rémunérer décemment ou non, nos concitoyens. La question des salaires et de la durée du travail, qui en est un autre aspect, vont devenir centrales. Il faut lire, pour comprendre à quoi ressemblent les deux termes de l’alternative, l’excellent et synthétique article de J. Gadrey publié dans Alternatives économiques n°218 d’octobre 2003, p. 68 à 71 : soit une société où le travail est reconnu, décemment payé, les salariés intensément formés pour ne pas sombrer en cas de chômage. Cela signifie des prélèvements obligatoires plus élevés que chez nous actuellement, des emplois publics plus développés (mais dans des services publics assouplis et réformés), moins d’inégalités. Soit un une société toujours plus inégale, toujours plus dure avec les défavorisés, forcés de travailler pour être -chichement- aidés (workfare) tout en restant pauvres (working poors), où les riches emploient les autres comme domestiques, où la ségrégation spatiale et sociale fracture l’espace entre ghettos et quartiers réservés, où les prélèvements obligatoires sont faibles, avec l’illusion d’optique de payer moins pour la protection sociale.

Quand un États-unien paye moins de cotisations sociales, son revenu net est supérieur. Et comment croyez-vous qu’il assure la santé des siens ? qu’il prépare sa retraite ? Il cotise de manière libre auprès d’assurances et de fonds de retraites privés : une "liberté" et un individualisme très coûteux. Parce que les prétendus gains d’efficacité générés par le passage du public au privé s’avèrent maigres : ces activités sont non-mécanisables, il ne reste alors que l’organisation, les salaires et la "motivation" pour réduire les coûts : en quoi un professeur, une infirmière ou un médecin sont-ils meilleurs si menacés de licenciement et payés "au mérite" ? Quelle est leur "productivité" ? Par contre des profits consistants sont désormais prélevés sur les cotisations. Cela coûte enfin des millions d’exclus de la couverture sociale (40 aux ÉU).

Les dogmes libéraux nous mènent droit dans le mur de la déflation et des fléaux sociaux, de la zone euro vers une euro "zone".

Prof Déco, profdeco@wanadoo.fr

(1) HS Alternatives économiques n°60, l’état de l’économie 2004, p. 28-29

(2) Loïc Wacquant, Agones, à paraître.

(3) L’économie mondiale, OCDE 2001, p.366.