La pénalisation de la misère : conséquence logique des politiques ultralibérales, par Eric Bodin (mars 2000) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°2, mars 2000

Compte-rendu de : Les prisons de la misère, de Loïc Wacquant.

Superpuissance économique, modèle de performance des entreprises ... les partisans du capitalisme sauvage se gargarisent de la « réussite » américaine. Ils voient dans l’assouplissement des règles du travail et le retrait de l’Etat Providence, le moyen de stimuler la production de richesses et la création d’emplois. Loïc Wacquant, professeur d’Université en Californie, fait quelques rappels : les Etats-Unis comptent 35 millions de pauvres. 50 millions d’Américains sont dépourvus de couverture médicale, 30 millions souffrent de faim et de malnutrition chronique, 7 millions vivent dans la rue ou sans logement adéquat après la réduction de 80% des dépenses fédérales allouées à l’habitat social durant la décennie 80. La principale aide sociale a chuté de 47% en valeur réelle entre 1975 et 1995, etc. Le système ultra-libéral creuse les inégalités (selon des chiffres de 1998, les chefs d’entreprises gagnent 419 fois plus que les cols bleus) et fabrique la misère. Loin de vouloir remettre en cause ce système, les Etats-Unis ont opté pour la gestion policière et carcérale de la misère.

L’ultra-libéralisme incite les Etats à abandonner certaines de leurs prérogatives (gestion de l’économie, protection sociale des individus, etc.) et à durcir la politique pénale. Tout se passe comme si la punition devait régler les déséquilibres. La criminalisation de la misère se présente comme le complément de l’insécurité salariale et sociale croissante. Témoin : la stigmatisation des « quartiers sensibles », premières victimes de cette insécurité, et l’application de la « tolérance zéro » qui cible la petite délinquance et les auteurs « d’incivilités ». La ville de New York est la vitrine de cette politique. Elle conduit à s’affranchir de la police de proximité pour déployer les gros moyens, non pas contre des individus soupçonnés de crime ou délit, mais contre des groupes d’individus accusés de semer des troubles (sans-abri, marginaux, populations précarisées,etc.), légitimant ainsi le contrôle au faciès (Selon le quotidien New York Daily News, 80% des jeunes hommes Noirs et Latinos de la ville ont été arrêtés et fouillés au moins une fois). Pour ce faire, le budget de la police new-yorkaise a augmenté de 40% en 5 ans sous William Bratton, chef de la police municipale, alors que dans le même temps les services sociaux de la ville perdaient un tiers de leurs crédits et 8 mille postes. La « paix sociale » a été achetée au prix d’une augmentation phénoménale des arrestations, souvent arbitraires, et des incarcérations (multipliées par trois en quinze ans). Mais cette augmentation de la population pénitentiaire n’est pas un problème ... au contraire, elle est très rentable. La multiplication des prisons privées le montre. Elle arrange aussi l’Etat américain avec l’élimination de bon nombre de demandeurs d’emplois des statistiques du chômage. D’ailleurs, une enquête suggère que le fait d’être sans emploi est encore plus pénalisant au moment de la détermination de la peine que celui d’être Noir.

« L’amende est bourgeoise, l’emprisonnement avec sursis est populaire, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien » : la formule de Bruno Aubusson de Cavarlay pour résumer le fonctionnement de la justice en France entre 1952 et 1978 est, selon Loïc Wacquant, encore plus vraie à l’ère du chômage de masse et du creusement des inégalités sociales. L’incarcération devient une sorte d’entreposage des indésirables, ceux que le capitalisme sauvage laisse sur le bord de la route.

La pénalisation de la misère n’est pas propre aux Etats-Unis, mondialisation oblige. Elle est largement répandue en Amérique du Sud et s’étend peu à peu en Europe, dont l’Angleterre est « le sas d’acclimatation avant la conquête de l’Europe ». Cette politique ne laisse pas indifférent le gouvernement de Lionel Jospin qui n’est pas en reste pour stigmatiser les « violences urbaines », les « incivilités » attribuées aux « quartiers sensibles ». Et Wacquant de poser la question cruciale : « Qui, sérieusement, peut croire qu’incarcérer quelques centaines de jeunes de plus (ou de moins) changera quoi que ce soit au problème qu’on persiste à refuser seulement de nommer : le creusement des inégalités et la généralisation de la précarité salariale et sociale sous l’effet des politiques de dérégulation et de démission économique et urbaine de lEtat ? ».

Eric Bodin.

 Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Ed. Raisons
d’Agir (40F).