Où sont les valeurs de la République ? par Marie-Aude Murail (été 2006) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°37-38, été 2006

Marie-Aude Murail est l’auteur de nombreux livres pour la jeunesse. A lire, sur le même sujet que l’article ci-dessous : "Vive la République" (avril 2005 - Pocket jeunesse Littérature).
Voir également :

http://perso.orange.fr/mamurail/index.html#

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Je ne suis pas militante de nature, on m’aura rarement entendue crier dans les manifs. Quand j’ai quelque chose à dire, je l’écris. Il y a deux ans, j’ai voulu mettre en scène dans un roman une classe de cours préparatoire qui me paraissait un admirable matériau romanesque. Pour corser l’intrigue, et après avoir intercepté un flash sur France Info parlant de toute une école mobilisée autour d’enfants sans papiers, j’ai placé dans mon histoire deux familles ivoiriennes sans papiers. Comme je suis quelqu’un de scrupuleux, j’ai voulu me documenter sur la situation exacte des sans papiers et, de livre en témoignage, j’ai pris conscience de la réalité au point que mon livre s’est intitulé, sans ironie aucune, Vive la République ! Défendre ces enfants sans papiers me semblait en effet défendre les plus belles valeurs républicaines.

Je ne m’attendais pas à ce que, cette année, dans l’école qui a servi de cadre à mon roman, dans la classe de cours préparatoire où enseigne mon amie, mon alter ego, Christine, une petite fille de sept ans, Astrid-Mira, soit priée au mois de mai de faire ses paquets pour la fin juin. Destination la République démocratique du Congo. Comme toujours systématique, je me suis documentée sur le Congo et je n’ai pas été déçue. Astrid-Mira et sa maman se sont enfuies de ce pays il y a quatre ans, alors que faisait rage la guerre qui a entraîné la mort de plus de trois millions de personnes. Des élections vont avoir lieu dans ce pays dévasté et si peu sûr que le Ministère des Affaires étrangères le déconseille aux ressortissants français, que ce soit pour tourisme ou pour affaires. Le risque que le Congo bascule de nouveau dans la violence est si réel que l’Union européenne vient de décider l’envoi de 2000 soldats pour soutenir les casques bleus déjà présents sur le terrain. Comme l’a dit très justement Astrid-Mira :

"Qu’est-ce que je vais faire là-bas ?"

… avant d’écrire sur son cahier d’expression personnelle : « Astrid à des problémes ». Preuve, un, qu’elle est lucide, deux, qu’elle a appris cette année à lire et à écrire. Malgré les conditions de vie difficiles qui lui ont été faites, elle a accompli son cours préparatoire comme ses camarades, et elle a entendu de la bouche de sa maîtresse 120 histoires différentes. Par l’imaginaire et par la réussite scolaire, cette enfant s’est intégrée comme peuvent s’intégrer tous les enfants sans papiers. Car, comme l’a dit aussi Astrid-Mira, apprenant qu’elle n’avait pas de papiers :

"Mais y en a plein à l’école !"

Cette fillette, qui a été inscrite dans une école du centre-ville d’Orléans par « dérogation spéciale de la Mairie » et dans un louable souci de mixité sociale, voilà qu’on demande à l’enseignante, qui l’a intégrée, d’accepter qu’on l’exclue. Et dans quelles conditions ! Comme lui ont dit des grands du CM2 à la récré :

"Alors, t’es renvoyée ?"

Il y a dans cette même classe de cours préparatoire trois enfants d’origine algérienne, une petite Chinoise et trois enfants africains. Ils sont tous déstabilisés. Comme s’ils étaient sur des sièges éjectables et non pas sur les bancs de l’école. Leur enseignante, pendant toute l’année, suivant à la fois son cœur et les directives de l’Education nationale, leur avait appris à « vivre ensemble », à respecter les différences, tout en acceptant les valeurs communes de l’école et de la République. Elle aussi est à présent déstabilisée. Comment, après cette expérience traumatisante, transmettra-t-elle l’an prochain ce « vivre ensemble » qui est au programme ?

Pour ma part, je n’ai que deux questions à vous poser et je vous demande d’y répondre en votre âme et conscience. Est-il possible que dans la France de 2006 deux enfants kurdes soient emmenés d’une école maternelle entre deux gendarmes comme cela vient de se faire au Mans ? Est-il pensable qu’une enfant de sept ans soit envoyée au Congo en même temps que nos soldats comme on nous en menace à Orléans ? Si cela est possible, si cela est pensable, alors les Barbares ne sont pas à nos portes, comme on voudrait nous le faire croire, ils sont chez nous.

Marie-Aude Murail