Traité constitutionnel : il faut un acte de rupture, par Bernard Cassen, président d’honneur d’attac-France (mai 2005) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°30, avril-mai 2005

Introduction au rassemblement international du 30 avril 2005 organisé par Attac-France
Parc des expositions, Porte de Versailles

Chères amies, chers amis, chères et chers camarades. A un mois du référendum du 29 mai, ce grand rassemblement d’Attac vise à donner toute sa dimension européenne et internationaliste à notre non catégorique au traité constitutionnel européen.

Depuis bientôt deux ans, nous avons analysé et débattu, au sein d’Attac, le texte issu de la Convention pour l’avenir de l’Europe, repris ensuite dans ce traité qui s’est abusivement auto-proclamé « Constitution ». Plus nous avancions dans la lecture de ses 448 articles, de ses 2 annexes, 48 déclarations et 36 protocoles, et plus notre conviction se raffermissait : ce traité est avant tout une manière de rendre irréversible, en lui donnant une dimension constitutionnelle, le modèle économique et social néolibéral qui se trouverait ainsi placé ultérieurement hors de portée du suffrage universel.

Nos analyses et notre campagne ont permis de dévoiler devant l’opinion le caractère régressif de la Charte des prétendus droits fondamentaux, qui forme la partie II du traité ; de mettre en évidence le simulacre de démocratie de bon nombre de ce que l’on nous présente comme de grandes avancées institutionnelles ; de montrer à quel point le traité menace les services publics et organise le dumping social et fiscal. Nous avons également mis le doigt sur l’inféodation à l’Otan, et donc aux Etats-Unis, qui caractérise les articles sur la politique de sécurité et de défense. Notre « non » est la conclusion logique de cet examen attentif.
Surtout, nous avons dévoilé le pot aux roses, le grand secret de l’actuelle construction européenne qui consiste à faire semblant de distinguer, voire d’opposer, les politiques mises en oeuvre au niveau national et celles qui sont décidées au niveau de l’Union. En nombre croissant, nos concitoyens ont désormais conscience qu’il s’agit bel et bien des mêmes politiques, et qu’en s’élevant, en France, contre celles du gouvernement Raffarin, ils portent en même temps condamnation des prescriptions, directives et stratégies européennes.

Quand Lionel Jospin affirme, et je reprends ici sa terminologie, que « le oui de gauche est compatible avec le oui de droite », il dit, sans même s’en apercevoir, que, avec le traité constitutionnel, il n’y aurait plus de politiques de gauche et de droite, mais simplement des politiques libérales. Et ces politiques pourraient indifféremment être mises en oeuvre par des gouvernements se réclamant de la gauche ou de la droite. Voilà le nouveau programme commun des partis du « oui » ou, plus exactement du grand Parti du « oui » qui va, en France d’une partie de la « gauche » de gouvernement à M. Sarkozy et au Medef, et, en Europe, de MM. Blair, Zapatero, Chirac, Schröder et Berlusconi, sans oublier le Le Pen autrichien, M. Haider. Il est à cet égard significatif que le Parti du « oui », toutes composantes confondues, soit contraint de se battre sur le terrain que nous avions balisé : régression sociale, services publics, laïcité, indépendance de l’Europe, etc. Et l’on assiste à des prises de position surréalistes : c’est Lionel Jospin qui affirme que la « Constitution » n’est pas libérale ; ce sont Nicolas Sarkozy et le président du Medef qui proclament, la main sur le coeur, leur profond attachement au « modèle social européen » ; c’est Jacques Chirac qui pourfend l’ultralibéralisme de la Commission européenne dont témoigne la directive Bolkestein, etc. Dans ces rôles de composition, ces acteurs ne sont guère crédibles. Aussi, pour noyer le poisson, ils tentent de déplacer le débat sur deux autres fronts : travestir notre « non » au traité en un « non » à l’Europe, et prétendre que ce « non » isolerait la France en Europe. Notre rassemblement européen et international est la meilleure réponse à ces allégations mensongères qui traduisent un sentiment de panique du Parti du oui.

Au nom de quoi y aurait-il une seule Europe possible ? Si c’était le cas, à quoi bon consulter les citoyens ? A Attac, nous avons jeté les premières bases de politiques alternatives, et vous les trouverez dans les chapitres 15, 16 et 17 de notre livre tout juste paru : Cette « Constitution » qui piège l’Europe. Tous les autres Attac d’Europe, et avec eux un très grand nombre de mouvements sociaux impliqués dans les trois Forums sociaux européens (Florence, Paris-Saint-Denis et Londres) ont également élaboré des propositions qui, avec les nôtres, constituent un socle cohérent permettant de réorienter la construction européenne dans un sens démocratique, social, solidaire, écologiste et féministe. Nous n’arriverons pas les mains vides à la table des futures discussions sur l’Europe que nous voulons.

Mais, pour permettre cette réorientation, il faut un acte inaugural, un acte de rupture. Cet acte, que beaucoup en Europe et dans le reste du monde attendent, c’est le « non » français au traité. Ce ne serait pas la première fois que la France, cette nation politique, donnerait un signal dont la portée dépasserait ses frontières. La France a déjà dit des « non » contagieux en 1789, en 1848, en 1968, pour ne citer que quelques dates. Plus récemment, quand, en compagnie de l’Allemagne, de la Belgique et du Luxembourg, elle a dit « non » à la guerre en Irak, « non » à MM. Aznar, Blair et Bush, elle s’est certes isolée des gouvernements atlantistes qui composent la grande majorité de l’UE, mais elle s’est trouvée à l’unisson avec la totalité des peuples d’Europe et du reste de la planète. Elle n’était pas isolée, mais en avance, à l’avant-garde. Telle sera la signification du « non » du 29 mai, s’il l’emporte.

Il est mensonger de prétendre que seule la France s’opposerait au contenu du traité. Même si les gouvernements ont bien veillé à ce qu’aucun débat public n’ait lieu dans la plupart des pays où l’on a procédé et où l’on va procéder à des ratifications parlementaires à la sauvette, on sent que des forces sociales importantes commencent, comme en France, à faire le lien entre les politiques libérales que subissent les peuples et les décisions européennes qui les inspirent.
C’est le cas, notamment, en Allemagne où, si l’on en croit la ministre de la justice, Mme Brigitte Zypries, dans des propos rapportés par L’Express du 18 avril : « Si un référendum, et non une ratification parlementaire, était organisé en Allemagne, le oui serait laminé ». On comprend que M. Schröder n’ait pas souhaité se soumettre au verdict populaire. Le gouvernement belge a également voulu s’éviter une claque similaire.

Parmi les pays qui, eux, organiseront des référendums, les Pays-Bas, le Danemark, l’Irlande, la Pologne, la République tchèque et le Royaume-Uni sont susceptibles de dire également non, parfois pour des raisons que nous partageons, parfois pour des raisons que nous ne partageons pas, mais qui, toutes, témoignent du gouffre croissant entre leurs gouvernements et leurs peuples. Un « non » français aurait l’énorme mérite de donner le ton d’une renégociation européenne sur des bases clairement anti-libérales car ce sont celles que notre campagne a imposées dans le débat public. Nous ne sommes pas seuls en Europe et dans le reste du monde. Les intervenants venus d’Allemagne, d’Autriche, de Belgique, d’Espagne, d’Italie, des Pays-Bas, de Pologne et du Royaume-Uni présents avec (attac lors de la journée de mobilisation européenne du 30 avril) témoigneront de la profonde unité d’une fraction significative des opinions européennes contre le verrouillage libéral de la « Constitution ».

Il nous faut rendre hommage à nos camarades des autres Attac d’Europe qui, lors de leur dernière réunion à Bruxelles, ont affirmé leur totale solidarité avec le combat d’Attac France. C’est le sens, notamment, de l’affiche commune que nous avons tirée à 100 000 exemplaires. Mieux : nos camarades ont décidé de constituer un corps de Volontaires européens pour le « non » français au référendum et de participer physiquement à notre campagne. Ils sillonnent maintenant la France avec nous et interviennent dans les meetings, participent aux tractages et collages avec les militants des comités locaux.(...)

Beaucoup de nos camarades européens, privés de débat et de vote dans les pays où les gouvernements ont refusé d’organiser un référendum, nous donnent en quelque sorte procuration pour voter « non » afin de créer un appel d’air permettant, enfin, une appropriation de la question européenne par les peuples à l’occasion de la nécessaire renégociation d’un traité qui s’est élaboré à leur insu. Mais c’est aussi le reste du monde qui compte sur nous pour construire une Europe solidaire avec le Sud et indépendante des Etats-Unis, c’est-à-dire le contraire de ce que nous propose la « Constitution ». (...).

Comme nous, ils s’inscrivent dans le grand combat altermondialiste contre le néolibéralisme qui, de Seattle à Porto Alegre, en passant par Bombay, a fait irruption sur la scène publique mondiale, et dont notre « non » à la « Constitution » est aujourd’hui l’expression en France et en Europe.