"La crise écologique est l’expression d’un système économique" ; entretien avec Hervé Kempf (juin 2007) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°42 (été 2007)

Hervé Kempf est l’auteur de "Comment les riches détruisent la planète", Ed Seuil 2007.

Article tiré de l’Observatoire des inégalités (http://www.inegalites.fr), 19 juin 2007

En quoi la montée des inégalités a-t-elle des conséquences sur l’environnement ?

La crise écologique est l’expression d’un système économique qui promeut le gaspillage et vise à maintenir les privilèges et les intérêts de l’oligarchie aujourd’hui dominante. Celle-ci est à la fois plus riche que jamais dans l’histoire récente, et irresponsable : elle surconsomme et ne se préoccupe pas vraiment de la situation, dont elle minore la gravité. Je m’appuie pour étayer cette analyse sur le travail de l’économiste Thorstein Veblen, de la fin du XIXe siècle. Veblen expliquait que la consommation, une fois les besoins réels satisfaits, vise surtout à marquer le prestige, à manifester un statut supérieur par rapport à ses congénères, à se distinguer. Ce qui est vrai entre individus l’est aussi entre classes, et tout groupe social tend à imiter les mœurs du groupe situé au-dessus de lui dans l’échelle sociale. La classe la plus riche fixe ainsi les normes du « savoir-vivre ». Quand celle-ci définit la dilapidation comme la norme, elle présente un modèle culturel destructeur que toute la société cherche à imiter. Plus d’inégalités signifie ainsi une classe d’hyper-riches qui instaure un modèle d’hyper-gaspillage. Nous sommes dans cette situation.

En quoi l’évolution de notre environnement a-t-elle un impact en termes d’inégalités ?

Symétriquement, la dégradation de la biosphère générée par ce modèle se traduit par des conséquences qui pèsent d’abord sur les plus pauvres : ce sont les paysans du Sahel ou du Bangladesh qui subissent prioritairement l’effet du réchauffement climatique, ce sont les populations dépendant le plus des écosystèmes qui éprouvent d’abord la perte de la biodiversité, ce sont les classes les plus pauvres, dans toutes les sociétés, qui se nourrissent des aliments les plus industriels donc les plus néfastes, et qui subissent prioritairement les pollutions urbaines.
Inversement, les riches peuvent se protéger des dégâts infligés à l’environnement, en se retranchant de la société dans des quartiers ou des résidences protégées et climatisées, en s’alimentant de produits de qualité, en s’assurant une eau pure. La qualité environnementale du milieu de vie est de plus en plus un marqueur de l’inégalité, qui ne se mesure pas seulement par des données sur le revenu et sur le patrimoine, mais peut aussi s’observer concrètement dans les modes de vie.

Comment peut-on rester « optimiste » ? Quels contre-pouvoirs existent ou peuvent se former ?

Bien sûr, on peut rester optimiste. D’abord, parce que nous commençons à avoir un diagnostic clair de la situation, par l’articulation nette de la question sociale et de la question écologique. Leur dissociation handicapait le mouvement social en le divisant. Il va maintenant pouvoir s’unir dans une compréhension commune des deux aspects de la crise globale de notre époque. Ensuite parce que cette analyse dessine une politique. La crise écologique découle d’une pression trop forte sur la biosphère, d’un excès de consommation des ressources. Il faut réduire cette consommation matérielle, et le faire dans la justice à l’égard des plus pauvres : consommer moins pour répartir mieux. Les classes moyennes ne l’accepteront que si le modèle présenté par l’oligarchie est dissous, et si l’oligarchie voit décroitre bien davantage sa propre consommation. Cela permettra aussi un transfert de ressources vers des usages sociaux et écologiques, et une baisse réelle des inégalités. Mais bien sûr, tout ceci ne peut se faire que si la gauche se reforme, en s’appuyant sur les mouvements écologiques et altermondialisation qui ont permis d’élaborer cette nouvelle critique, mais aussi en renouant avec les classes populaires. Cela suppose une « modernisation » - non pas d’adaptation au modèle néo-libéral, mais au contraire en replaçant la question sociale au cœur des préoccupations, et de façon indissociable de la crise écologique. Si nous parvenons pas à cette renaissance de la gauche, si ses appareils institutionnels se laissent engluer dans l’acceptation des cadres posés par le capitalisme, alors nous pourrons être pessimistes.