L’escroquerie du mot "travail" vue par Galbraith, par Michel Caillat (hiver 2007) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°44, hiver 2007-2008

John Kenneth Galbraith (15 octobre 1908 - 29 avril 2006) était un économiste canadien d’origine écossaise. Il est surtout connu en tant que conseiller économique de différents présidents des États-Unis, Franklin Roosevelt, John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson. Il est considéré comme l’un des grands économistes du 20ème siècle. Dans son dernier livre* « Les mensonges de l’économie » (Grasset) écrit en 2004, il pourfend certaines idées reçues avec une rare pugnacité. Si les journalistes prenaient un peu de leur temps pour le lire peut-être sortiraient-ils des questions du café du commerce et de la répétition infinie des vulgarités économiques.

Ce petit ouvrage facile d’accès de 90 pages (9 euros) est à lire d’urgence pas les temps libéraux qui courent. Galbraith que personne ne peut qualifier de « révolutionnaire » (l’injure suprême dès qu’on conteste l’ordre établi !) énonce cinq mensonges. Le premier concerne la dénomination du système économique et l’abandon quasi général du terme de capitalisme au profit de celui d’économie de marché, d’apparence plus démocratique, comme si le marché n’était pas complètement dépendant de systèmes de « persuasion de masse », d’une publicité omniprésente.. Mieux vaut la référence incolore et insignifiante au marché que l’utilisation du mot juste mais « connoté » de capitalisme.

Le deuxième mensonge concerne « la souveraineté du consommateur « comme si le pouvoir n’appartenait pas aux possédants mais aux prétendus clients-rois ; le troisième porte sur le management des entreprises puisque l’on fait encore semblant de croire au mythe du petit entrepreneur alors que le monde est dirigé par de très grandes entreprises gouvernées par des bureaucraties. Le quatrième mensonge relève le mythe des deux secteurs ; le secteur privé et le secteur public. Galbraith dévoile ce qu’il considère comme l’une plus grandes escroqueries de l’idéologie libérale à savoir l’opposition du public au privé, ou plutôt de la bureaucratie étatique corrompue à l’entreprise privée performante, alors que l’entreprise est devenue une bureaucratie depuis longtemps déjà, du moins les grandes entreprises.

Galbraith dénonce enfin un mensonge central, une autre escroquerie du langage : la duplicité du mot « travail » qui désigne des réalités opposées entre le travail rêvé et la réalité commune, entre la fonction valorisante et la servitude ordinaire. A l’heure où Nicolas Sarkozy veut réhabiliter la valeur travail, où la formule-choc et simpliste « travailler plus pour gagner plus » fait ses ravages, il est indispensable de lire ce que dit Galbraith du travail. On comprend mieux après l’avoir lu pourquoi la très grande majorité des salariés sont heureux de profiter des 35 heures ou d’un jour férié, pourquoi ils aspirent au « temps libre » pour peu qu’ils soient dignement rémunérés. Ils ne veulent pas qu’on augmente la durée de leur travail mais qu’on augmente leur salaire. Ils savent bien que c’est possible.

Galbraith montre que le mot « travail » recouvre en réalité deux notions très différentes : pour les uns, il s’agit d’une obligation, un travail constitué de tâches épuisantes, fastidieuses, désagréables, et mal payées, quand pour d’autres le mot travail désigne une occupation qui donne du plaisir, qui est gratifiante, qui leur procure reconnaissance, et … forte rémunération. Le problème c’est que ces deux notions opposées, ou pour le très différentes, sont nommées de la même façon.
On comprend alors que les chefs d’entreprises, les hommes politiques, les « grands » de ce monde comme les sportifs (ils font en général partie de la deuxième catégorie de travailleurs), ne comprennent pas bien pourquoi les salariés veulent travailler moins en gagnant plus.
Voici quelques passages du chapitre 4 du livre intitulé : « Le travail : un monde en trompe-l’œil ».

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Le travail : un monde en trompe l’œil
(Extrait du livre « Les mensonges de l’économie » pages 33 à 38)

« Le problème, c’est que le travail est un expérience radicalement différente selon les personnes Pour beaucoup - et c’est le cas le plus courant -, il s’agit d’une activité imposée par les nécessités les plus primaires de l’existence : c’est ce que les êtres humaines doivent faire, et même subir, pour avoir de quoi subsister (…). On l’endure pour avoir le nécessaire et quelques agréments. Profiter de la vie, on le fait quand les heures ou la semaine de travail sont terminées. C‘est alors et alors seulement qu‘on échappe à la fatigue, à l‘ennui, aux contraintes de la machine, du lieu de travail en général et à l‘autorité des cadres.

(…) Le mot travail s’applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n’y voient aucune contrainte Avec un sens gratifiant de leur importance personnelle, peut-être, ou de leur supériorité qu‘on leur reconnaît en plaçant les autres sous leurs ordres (…). User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d’escroquerie.

(…) Mais ce n’est pas tout. Les individus qui prennent le plus plaisir à leur travail - on ne le soulignera jamais assez - sont presque universellement les mieux payés. C’est admis. Les bas salaires sont pour ceux qui effectuent des tâches pénibles, répétitives et monotones.

(…) Le travail est jugé comme essentiel pour les pauvres. S’en affranchir est louable pour les riches. L’étendue et l’énormité du mensonge inhérent au mot travail son évidentes. Pourtant, on n’entend guère de critiques ou de mises au point émanent des institutions savantes ».

Tout est dit. Mais qui voudra le dire ?

Michel Caillat

Professeur d’économie-droit, Orléans.

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* Son dernier livre d’économie. En 2006 est sorti l‘ouvrage « Une vie dans son siècle, Mémoires »