AGCS et productivisme : A quoi sert l’AGCS ? par Philippe Lalik (déc. 2005)

On peut considérer l’Accord général sur le commerce des services comme étant le bras armé des sociétés transnationales, lesquels l’utilisent pour assurer leur domination sur le monde. Mais l’AGCS est plus que cela. De son entrée en vigueur pourrait dépendre l’avenir du système capitaliste.

Reprenons le fil de l‘Histoire (1). La révolution industrielle anglaise du 18ème siècle a été précédée d’une révolution agricole. Rappelons qu’entre le néolithique et 1700, les gains de productivité ont été faibles (de l’ordre de 1,4 à 1,8 en 10 000 ans). Mais tout change à partir du 18ème siècle. Avant la révolution agricole, 1200 à 1800 heures de travail sont nécessaires pour produire 1 tonne de blé. Vers 1840, il faudra 86 heures, en 1900, 40 et aujourd’hui 2. Les gains de productivité dans le domaine agricole libèrent une abondante main d’œuvre pour l’industrie naissante et une nourriture de meilleur qualité entraîne une augmentation de la population et donc des consommateurs. Pour donner une idée du phénomène, notons que dans la société pré-industrielle 80% des actifs sont paysans. En 1840, en Grande-Bretagne, ces derniers ne représentent plus que 22% de la population. Actuellement, dans les pays industrialisés, ils totalisent 3 à 5% de la population active.

Nul n’ignore que depuis 250 ans, les gains de productivité dans l’industrie ont été encore plus impressionnants. Le chômage de masse n’a été (relativement) contenu que par l’intermédiaire de plusieurs phénomènes successifs : émigration vers le continent américain, guerres mondiales, puis émergence du secteur tertiaire (les services) et montée en puissance de l’administration.

Aujourd’hui, les gains de productivité dans le tertiaire sont spectaculaires à cause notamment de la diffusion massive de l’informatique. La solution pour le système capitaliste est donc de créer et développer de nouveaux domaines d’activité visant à rendre payant ce qui était gratuit, privé de qui était commun et rare ce qui était abondant. En livrant au marché la santé, l’éducation, l’eau (les nappes phréatiques !), les gènes ... l’AGCS assure ce rôle essentiel.

Sous le règne du mercantilisme, chacun se trouve donc livré au marché et considère que les contraintes sociales ou environnementales sont des obstacles à sa réussite potentielle, ce qui renforce le système. Ce raisonnement n’est d’ailleurs pas absurde dans la mesure où seules les grosses structures ont les moyens financiers de respecter les normes imposés (2).

Un autre rôle joué par l’AGCS (et plus généralement l’OMC) consiste à casser les résistances sociales et culturelles aux changements exigés. Ainsi, avec la disparition des dispositifs de solidarité (maladie, retraite en particulier) chacun est amené à faire face aux risques de manière individuelle et non plus collective. Outre la fragilisation des individus, l’individualisation des risques entraîne une concurrence encore plus vive entre les gens (3). Plus que la domination des sociétés transnationales et les profits qu’elles engrangent, c’est la mentalité de marché que chacun doit adopter qui est terrifiante. Nous sommes entrés de fait dans une non-société au sein de laquelle les rapports entre les personnes sont essentiellement économiques et où l’intérêt individuel prime sur tout autre considération. C’est à dire que chacun est amené par la force des choses à raisonner comme une Société Anonyme. Chacun, du chômeur au PDG en passant par le cadre, l’artisan et l’ouvrier doit trouver un créneau, savoir se vendre ... simplement pour pouvoir vivre dignement. Seulement le PDG a davantage de moyens pour orienter le marché en sa faveur que les autres acteurs.

Il semble qu’Adam Smith, pourtant observateur avisé, n’ait pas mesuré à sa juste valeur l’importance de la révolution industrielle. De même, nous n’appréhendons pas de manière claire la dimension de la révolution conceptuelle actuellement en cours. Des pans entiers des activités humaines que nul n’aurait envisagé d’ouvrir à la concurrence il y a 20 ans vont nous échapper. Si la notion de bien commun disparaît, il y a fort à parier que le genre humain (et plus généralement le vivant) empruntera bientôt le même chemin. Que les biotechnologies apparaissent au moment ou les espèces s’éteignent à un rythme inconnu depuis 65 millions d’années n’est pas une coïncidence (4).

Car la non-société en gestation doit logiquement aboutir à une société “post-humaine” et “post-biologique“. Il ne faut pas voir là l’ombre d’un quelconque complot mais la conséquence logique d’une évolution. En effet, sous l’empire de la concurrence impitoyable imposée par le capitalisme, l’homme, même dopé comme un sportif, ne pourra pas rivaliser avec les “machines intelligentes” en cours d’élaboration et déjà fonctionnelles pour certaines (5) qui ne subissent pas la fatigue et ne s’interrogent pas sur le sens de leur travail. Le sauvage, même manipulé, ne rendra pas les mêmes services à l’industrie que l’entité domestique créé de toute pièce dans ce but. Le dégoût et la haine de ce qui est vivant exprimés par les chercheurs en pointe dans ce domaine font craindre le pire. Le cerveau est considéré comme une “machine bidoche” et le corps humain comme “une saleté sanguinolente” (6).

Il est grand temps de remettre l’économie au service de l’homme. Et pour cela, il est nécessaire de dénoncer les dangereux révolutionnaires (7) que sont les promoteurs de l‘AGCS et garder à l’esprit que seule, sans doute, une “crise économique” majeure les priverait des moyens dont ils ont besoin pour atteindre leurs funestes objectifs conscients et inconscients. Mais afin de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, l’issue la plus raisonnable n’est-elle pas encore l’espoir d’une décroissance soutenable ? On le voit, l’enjeu de l’AGCS dépasse de très loin la simple défense des services publics.

Philippe Lalik, Attac 45

P.-S.

(1) Pour plus de détail, lire Paul Baïroch : Victoires et déboires - Histoire économique et sociale du monde du XVI° siècle à nos jours - (Folio Histoire en 3 volumes).
(2) Steven Gorelink : Les gros raflent la mise (Éditions Ecosociété & Silence)
(3) Corrélativement à l’individualisation des risques, on assiste à l’individualisation de la réussite que le discours sur l’égalité des chances ne remet pas en cause.
(4) Au rythme naturelle, 4 plantes disparaissent chaque siècle. Actuellement 5 s’éteignent chaque jour.
(5) A noter pour l’anecdote l’article du Canard Enchaîné du 30 juillet 2003 “Un ordinateur signe pour Bové !”
(6) André Gorz : L’immatériel - Connaissance, valeur et capital (Éditions Galilée).
(7) Pierre Bourdieu les nomme révolutionnaires conservateurs dans Contre feux (Éditions Liber Raisons d’Agir)