Argentine : histoire d’une dette illégitime, par Damien Millet (février 2002) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°12, février 2002

Dans les années 40 et 50, la situation économique de l’Argentine était florissante, avec un niveau de vie moyen
équivalent à celui de la Grande-Bretagne. Pourtant actuellement, on y vit plus mal qu’il y a trente ans. L’Argentine vient de traverser 42 mois de récession, et le salaire moyen y est la moitié de celui de 1974. Le président Eduardo Duhalde, nommé le 1er janvier 2002, a déclaré que l’Argentine est « ruinée ». Comment a-ton
pu en arriver là ?

La dette est l’étau qui étrangle l’Argentine. Il est
important de noter qu’entre 1976 et 2001, sa dette extérieure fut multipliée par 20, passant de moins de 8 milliards de dollars à environ 150 milliards de dollars, mais pendant ce temps l’Argentine a remboursé 200 milliards de dollars, soit 25 fois sa dette de 1976 ! Qui y résisterait ?

1976 : la dictature

La dictature instaurée en mars 1976 par le général Videla joue un rôle essentiel dans la montée de l’endettement.
Le gouverneur de la Banque centrale, qui va gérer cette folle escalade, se nomme Domingo Cavallo.

En 1983, à la fin de la dictature, la dette s’élevait à 45 milliards de dollars, soit 6 fois plus que 7 ans auparavant, essentiellement contractée auprès de banques privées, avec l’accord des autorités américaines. Dès 1976, un prêt du FMI donne un signe fort aux banques du Nord : l’Argentine de la dictature est fréquentable. La machine
à endettement est lancée.

La junte au pouvoir va également recourir à un endettement forcé des entreprises publiques : par exemple, la compagnie pétrolière YPF, publique à l’époque, va s’endetter alors que ses ressources étaient suffisantes pour soutenir son propre développement. Sa dette externe passe entre 1976 et
1983 de 372 millions de dollars à 6 milliards de dollars,
elle se trouve donc multipliée par 16 en 7 ans.

Mais les devises empruntées à cette époque ne sont jamais arrivées. En effet, les sommes empruntées aux banques y sont en grande partie replacées sous forme de dépôts, mais à un taux inférieur à celui de l’emprunt. On assiste alors à un enrichissement personnel des proches du pouvoir
dictatorial via des commissions importantes. A titre d’exemple, entre juillet et novembre 1976, la Chase
Manhattan Bank a reçu mensuellement des dépôts de 22 millions de dollars et les a rémunérés à environ 5,5% ; pendant ce temps, au même rythme, la Banque Centrale Argentine empruntait 30 millions de dollars à la même banque des USA, la Chase Manhattan Bank à un taux de 8,75%.

Tout cela se fait bien sûr avec le soutien actif du FMI et des Etats-Unis, permettant un maintien du régime de
terreur tout en faisant rentrer l’Argentine dans le giron américain après l’expérience nationaliste de Peron.

L’après-dictature : Raul Alfonsin

A la fin de la dictature, le gouvernement d’Alfonsin ne trouve pas de registre de la dette extérieure publique
à la Banque centrale, et doit recourir à des estimations en utilisant des déclarations de créanciers étrangers
et des contrats non visés par la Banque centrale.

Malgré un procès retentissant en 1984, l’impunité est garantie pour les militaires précédemment en place, d’abord par les lois du « point final » et de « l’obéissance due » imposées en 1985, puis par la grâce présidentielle
en 1990. Il est impératif de comprendre qu’il n’y a pas de rupture véritable avec le gouvernement précédent.

C’est pourquoi, alors qu’il a tout à fait la possibilité de se dégager de cette situation, l’Etat argentin décide
d’assumer non seulement la dette publique héritée de la dictature, mais aussi la dette privée, estimée à 14 milliards de dollars.

Les privatisations : Carlos Menem

Au début des années 90, le président Carlos Menem procède à des privatisations massives. Pour cela, il appelle au ministère de l’Economie ... Domingo Cavallo, qui y restera de 1991 à 1996.

Il se livre alors à un bradage incroyable des entreprises publiques, sous le prétexte, bien sûr, qu’elles ne
sont pas rentables à cause de leur endettement... Les pertes pour l’Etat sont estimées à 60 milliards de dollars, l’Etat reprenant alors souvent à sa charge l’endettement de ces entreprises avant la privatisation.

Par exemple, le cabinet d’audit Merril Lynch, chargé de l’expertise de la valeur de YPF, réduit de 30% les réserves
pétrolières disponibles afin d’en diminuer le prix. YPF sera vendue pour une bouchée de pain à l’espagnole
Repsol en 1999. Autre exemple, la compagnie aérienne Aerolineas Argentinas, finalement vendue à l’espagnole
Iberia, voit ses Boeing 707 cédés pour 1 dollars symbolique à Iberia avant que celle-ci ne les lui prête, moyennant finances... Lors de la privatisation, les droits d’utilisation des routes aériennes, d’une valeur de 800 millions de dollars, sont estimés à 60 millions de dollars. Pour l’achat, Iberia apporte cash 130 millions de
dollars, le reste étant des annulations de créances, mais l’emprunt contracté par Iberia à cette occasion fut exceptionnellement supporté par la nouvelle entité. On croit rêver...

Le procès contre la dictature de juillet 2000

A la suite d’une plainte déposée en 1982 par un journaliste, on aboutit à un procès en 2000, s’appuyant sur le rapport Ballestero long de 195 pages. L’impunité votée après la dictature empêcha toute condamnation, mais
l’ampleur du scandale fut révélée.

Par exemple, le FMI a dépêché un de ses cadres, Dante Simone, auprès de la dictature militaire pour l’épauler
dans sa gestion économique. De plus, la Réserve Fédérale de New York a servi d’aval auprès des banques privées
américaines.

Selon ce rapport encore, entre 1978 et 1981, 8 milliards de dollars auraient quitté le pays de manière « excessive ou injustifiée », pour conclure : « Approximativement, 90%
des ressources provenant de l’extérieur via l’endettement des entreprises (privées et publiques) et du gouvernement
étaient transférés à l’extérieur dans des opérations financières spéculatives ». On ne peut être plus clair.

Il reconnaît que le régime de transition « démocratique » qui a succédé à la dictature a transformé la dette des entreprises privées (comme par exemple celle de Renault Argentine à l’encontre de Renault France, qui pourrait n’être qu’un jeu d’écriture entre maison-mère et filiale) en dette publique de manière parfaitement illégale. D’ailleurs, parmi les entreprises privées dont la dette a été reprise par l’Etat, figuraient City Bank, First National Bank of Boston, Deutsche Bank, Chase Manhattan
Bank, Bank of America. Très subtil : l’Etat argentin, endetté auprès de ces banques, a décidé d’assumer les dettes de celles-ci !

Le Tribunal recommande alors au Congrès d’utiliser cette sentence pour négocier l’annulation de cette dette illégitime. L’Argentine peut parfaitement s’appuyer sur le droit international pour fonder une décision de non paiement de sa dette extérieure. Plusieurs arguments juridiques peuvent être invoqués parmi lesquels : la
notion de dette odieuse (la dette argentine a été contracté par un régime despotique coupable de crimes contre
l’humanité, les créanciers ne pouvaient pas ne pas le savoir), la force majeure (comme les autres pays endettés,
l’Argentine a été confrontée à un changement brutal de situation à cause de la décision d’augmentation des taux d’intérêt prises unilatéralement par les Etats-Unis à partir de 1979) et l’état de nécessité (l’état des
finances de l’Argentine lui interdit de poursuivre le remboursement de la dette car cela l’empêche de remplir
ses obligations au regard des pactes internationaux à l’égard de ses citoyens en terme de droits économiques
et sociaux).

Le soulèvement du peuple

A son arrivée au pouvoir, fin 1999, le nouveau président n’utilise pas cette sentence pour répudier une dette évidemment illégitime. Mais dès début 2001, il appelle au ministère de l’Economie ... l’éternel Domingo Cavallo, celui-là même qui sera balayé par le peuple argentin qui
se soulève en décembre 2001, refusant une fois de plus d’avaler une potion de plus en plus amère.

L’Argentine démontre jusqu’à l’extrême le caractère vicieux et infernal de l’endettement du Tiers Monde. Ce pays a la taille suffisante pour porter haut l’idée d’une répudiation de la dette odieuse qui l’étrangle. Mais ses dirigeants en auront-ils le courage politique ?

Damien MILLET, (Attac 45, CADTM France).
Source : Eric Toussaint, La Bourse ou la Vie, ed. CADTM/Syllepse.