Partage de la valeur ajoutée : le hold-up tranquille, par FAKIR. Extrait de la Lettre d’ATTAC 45 n°54 (été 2010)

C’est le point aveugle du débat économique. Une donnée clé, et d’autant mieux cachée par les grands médias : de toutes les riches­ses produites en France, les salariés récoltent, aujourd’hui, d’après l’Insee, 9,3 % de moins qu’en 1983 – autant qui va en plus aux actionnaires. Soit plus de 100 milliards d’euros par an…

« La part des profits est inhabituellement élevée à présent (et la part des salaires inhabituellement basse). En fait, l’amplitude de cette évolution et l’éventail des pays concernés n’ont pas de précédent dans les 45 dernières années. »

D’où sont tirées ces lignes ? On croirait une communication de la CGT ? Ou un discours d’Olivier Besancenot ?

Au contraire : ce passage est extrait d’un article de la Bank for International Settlements. La Banque des règlements internationaux. Une institution qui réunit chaque mois, à Bâle, en Suisse, les banquiers centraux pour « coordonner les politiques monétaires » et « édicter des règles prudentielles ». Dans leur Working Papers, n°231, daté de juillet 2007 et titré « Global upward trend in the profit share » (« Hausse tendancielle mondiale de la part des profits »), eux insistent pourtant sur les « hauts niveaux de la part du profit inhabituellement répandus aujourd’hui », sur cette « marge d’une importance sans précédent », sur cette « preuve à la fois graphique et économétrique d’un fait particulier concernant le partage des revenus dans les pays industrialisés : une poussée à la hausse de la part des profits au milieu des années 80, ou son pendant : une poussée à la baisse de la part des salaires » et ainsi de suite sur vingt-trois pages.

Ce sont donc les financiers eux-mêmes qui dressent ce constat, avec étonnement : jamais les bénéfices n’ont été aussi hauts, jamais les salaires n’ont été aussi bas, un déséquilibre inédit depuis au moins un demi-siècle et vrai pour l’ensemble des pays industrialisés.

Et cette analyse ne souffre d’aucune contestation : d’après le Fonds monétaire international (FMI), dans les pays membres du G7, la part des salaires dans le Produit Intérieur Brut (PIB) a baissé de 5,8 % entre 1983 et 2006. D’après la Commission européenne, au sein de l’Europe cette fois, la part des salaires a chuté de 8,6 %. Et en France, de 9,3 %. Dans le même temps, la part des dividendes dans la valeur ajoutée passait de 3,2 % à 8,5 %. Un quasi-triplement.

Combien ça coûte ?

Énoncés ainsi, ces 9,3 % paraissent abstraits. Ils représentent en fait des montants colossaux – qui ont des conséquences très concrètes dans notre vie quotidienne.

Qu’on les évalue, d’abord.
Le PIB de la France s’élève, aujourd’hui, à près de 2 000 milliards d’euros. « Donc il y a en gros 120 à 170 milliards d’euros qui ont ripé du travail vers le capital, calcule Jacky Fayolle, ancien directeur de l’Ires – Institut de recherche économique et social.
120 à 170 milliards par an, alors ?
Pour aller très vite, c’est ça. »
Même avec des estimations basses, le seuil des cent milliards d’euros est largement dépassé. Soit plus de dix fois le « trou » de la Sécurité sociale en 2007 (dix milliards, l’année d’avant la crise), cinq fois celui de 2009 (22 milliards d’euros, crise oblige). Une vingtaine de fois celui des retraites (7,7 milliards d’euros). Des « trous » amplement médiatisés, tandis qu’on évoque moins souvent celui, combien plus profond, creusé par les actionnaires dans la poche des salariés…
 « C’est un hold-up géant dont on ne parle pas, ça ?
Oui, sauf que, tempère Jacky Fayolle, le mot hold-up est trop brutal pour parler d’un changement qui cumule tout un ensemble de facteurs : le poids du chômage, les politiques économiques, les changements de la gouvernance des entreprises depuis une vingtaine d’années. »

Ces 9,3 %, par le gigantisme des sommes en jeu, des centaines de milliards d’euros, devraient s’installer au cœur du débat.
Quand Nicolas Sarkozy intervient, à la télévision, et déclare que « si nous voulons sauver notre système de retraite, nous ne pouvons plus différer les décisions. Tous les chiffres sont sur la table », un chœur devrait s’élever dans le pays citant un chiffre qui n’est pas « sur la table » : 9,3 %. Quand le même revient à la télé, et déclare qu’« il faut plus d’argent contre Alzheimer, plus d’argent contre le cancer, plus d’argent pour les soins palliatifs, mais où est-ce qu’on les trouve ? Où est-ce qu’on les trouve ? », on pourrait lui apporter la solution : qu’il retrouve ces 9,3 % dans les portefeuilles de ses amis du Fouquet’s.

Toute la contestation des « nécessaires réformes en cours » pourrait, inlassablement, s’appuyer sur ces 9,3 %. Or, c’est à l’inverse qu’on assiste : cette donnée majeure est quasiment effacée de la sphère publique, éclipsée dans les médias, à peine mentionnée par les politiques. Un point central de l’économie en devient le point aveugle.
C’est pourquoi Fakir vient apporter ses lumières…

Concrètement, comment le Capital a-t-il arraché, ou grignoté, ces 9,3 % au Travail ? Comment les actionnaires ont-ils opéré ce hold-up géant ? Voilà qui résume l’histoire économique de ces trois dernières décennies…

« Hold-up géant », on appelle ça. Mais si les PDG et leurs actionnaires avaient brandi, masqués, des pistolets pour nous arracher nos porte-mon­naie, c’était simple : on appelait Nicolas Sarkozy, qui appelait la police, qui intervenait, et on nous rendait immédiatement nos cent milliards d’euros. Mais au contraire, tout s’est passé en douceur. Sur trente ans. Avec les mots doux du fatalisme. Ces 9,3 % résument, en fait, toute l’évolution économique, toute l’his­toire sociale de ces trois dernières décennies.

Comment furent arrachés ces 9,3 % ?

1 - Par des « suppressions de postes »

C’est le moyen le plus connu, le plus brutal, et le plus dénoncé : les licenciements dans le privé, avec des firmes (Goodyear, Michelin, EADS, Danone, etc.) qui surfent sur les bénéfices tandis qu’elles « restructurent » vers des « pays à bas coût de main d’œuvre ».
Mais c’est vrai également dans le public : lorsque le gouvernement annonce « le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux », lorsque des postes sont supprimés dans la justice, la police, l’Education nationale, des salaires ne sont tout simplement plus versés. Et leur part dans le Produit intérieur brut se réduit naturellement.

2 - Par la « stagnation des salaires »

La peur du chômage aidant, les salaires réels se traînent : selon une étude de l’Insee publiée à l’automne 2007, « le revenu salarial net moyen, secteurs public et privé confondus, n’a pas augmenté en trente ans. » Et nulle « exception française », ici : « Sur vingt ans, le pouvoir d’achat des salariés allemands a stagné », titre Les Echos (25/09/07) à la suite d’une autre « étude » (du ministère du Travail outre-Rhin) : « Pour renforcer leur compétitivité, les chefs d’entreprise ont eu tendance à geler les augmentations. » Vingt ans, c’est 1987. Et cette année-là naissait le CAC 40, avec un indice 1 000. Malgré la crise financière, il avoisine encore les 4 000 points.

3 - Par la « flexibilité »

Qu’est-ce que la flexibilité ? C’est l’adaptation du Travail au plus près des besoins du Capital. Par exemple, l’hypermarché Carrefour d’Amiens doit effectuer son inventaire annuel ? Des intérimaires sont appelés la veille, pour une demi-journée de boulot – et sans que l’employeur doive les payer plus. Le même magasin a besoin de caissières trente heures par semaine, trois heures le matin et deux heures l’après-midi ? On leur fournit des caissières trente heures par semaine, trois heures le matin et deux heures l’après-midi aussi – et non des plein temps de trente-cinq heures.

Ainsi, depuis 1980, « la proportion des travailleurs à temps partiel est passée de 6 % à 18 % de l’effectif salarié total, et celle des autres formes d’emploi atypique (intermittence, intérim, etc.), de 17 % à 31 % du salariat » (Le Monde, 30/11/07). L’emploi, devenu jetable, malléable, sur mesure, s’est ajusté aux besoins variants des entreprises – et se distribue par miettes. Encore un gain de « compétitivité »…

4 - Par les « à-côtés du salariat »

Une fois la flexibilité imposée, les salaires qui stagnent, les postes supprimés, que reste-t-il à rogner ? Les « à-côtés du salariat », les avantages annexes au salaire. Les retraites : cotiser plus et plus longtemps pour percevoir moins. La santé : à force de franchises médicales, de déremboursements, de dépassements d’honoraires, qui comprend encore le gruyère de la Sécurité sociale ? Idem avec les Assedic.

« Il y a deux composantes à la masse salariale, analyse l’économiste Michel Husson. Il y a le salaire direct et puis les cotisations. Dans le timing, dans un premier temps c’est le salaire net qui a fait baisser la part salariale, qui est à un niveau qu’on ne peut plus faire trop descendre. Et ce qui dans un second temps continue à faire baisser, c’est la part des cotisations. »

Dans les médias, chaque « mouvement » est décrit comme « corporatiste », « sectoriel », « isolé ». Chaque « réforme » est vendue comme « spécifique », « particulière », « technique ». C’est que la régression sociale prend plusieurs formes – mais qui découlent toutes d’une même offensive contre les revenus du travail.
Et qui se traduisent toutes par une statistique : 9,3 %.

Notes

* Fakir est un journal indépendant. Cet article est extrait du n° hors-série (avril 2010) intitulé « de l’argent, il y en a ! ». Numéro complet, information et abonnement sur www.fakirpresse.info.
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