Un autre monde est indispensable ! Le développement durable à la dérive, par Christian Weber (juin 2003) Paru dans Bâbord de Loire et de Loing n° 34, juin 2003

On sait que la notion de développement durable fait suite aux critiques nées dans les années 80 sur la croissance économique. C’est le célèbre rapport du Premier Ministre norvégien H. H. Brundtland, rédigé en 1987 pour la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, qui a mis en garde sur périls pour la planète dus à la production industrielle. Il a proposé un autre modèle de développement qualifié de « durable » (sustainable en anglais). Depuis gouvernants, organisations internationales et industriels se sont appropriés le terme en le détournant (à l’origine il impliquait maîtrise économique, équilibre social et respect de l’environnement). Un site internet publie un florilège de citations ahurissantes : « Le développement durable, c’est tout d’abord produire plus d’énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d’énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s’assurer que cela ne se fait pas au détriment de l’environnement. » (BP France). La Commission européenne affirme quant à elle « Pour les représentants du secteur privé, il s’agit de la croissance durable. Cette position est assez proche de celle du texte de la Direction générale du Commerce, même si des instruments de régulation (notamment le principe de précaution) la nuancent quelque peu. Il serait intéressant de faire la même analyse sur les textes issus du G8 d’Evian.

On comprend les raisons de la toute récente démission du Président de la Commission nationale du Développement durable, Jacques Testard, suivie des membres les plus actifs de la Commission. Ils ont jugé qu’ils n’avaient pas les moyens de travailler en toute autonomie et liberté. En France, face aux discours de Jacques Chirac, il y a les faits. Et à la vérité, il apparaît de plus en plus clairement que la vision du « développement durable » de nombre d’instances officielles n’est autre que celle du « développement durable » des grands lobbys qui polluent la planète.

L’une des raisons de ce détournement est l’absence d’indicateurs simples du développement durable : il y en a plus d’une centaine ! Malgré ce brouillard il est clair que la situation mondiale a largement empiré au cours des dix dernières années. Pour sortir de cette impasse des chercheurs canadiens ont proposé en 1994 la notion d’empreinte écologique - footprint en anglais (1). Elle présente l’avantage d’être un indicateur unique et facilement compréhensible, chiffrant l’impact global de l’homme sur la planète, mais aussi d’un pays, d’une ville ou d’un site industriel.

L’empreinte écologique est la consommation globale d’espace biologiquement utile par rapport à la productivité moyenne mondiale. On peut imaginer un Robinson Crusoé sur une île déserte : quelle est la surface nécessaire pour lui permettre de se nourrir, de se chauffer, de construire son habitation, de boire et de respirer, d’absorber ses déchets ? L’unité choisie est simple, c’est l’hectare global (hag). Pour la population mondiale la surface biologiquement disponible par personne est de 2,1 hag, alors que notre empreinte écologique est de 2, 9 hag par habitant : notre consommation dépasse déjà de 35% les capacités de la planète. Cela veut dire que nous hypothéquons le capital biologique des générations futures, avec un contraste flagrant : un habitant des USA consomme 10 hag, un européen 5 hag et un éthiopien 0,5. Si tout le monde vivait comme un français en 1999, il faudrait alors 3 planètes terre pour subvenir aux besoins !

Un chercheur de l’Ecole des mines de St Etienne, A. Boutaud, a eu l’idée, dans un article récent au titre explicite (2) de placer sur un diagramme une cinquantaine de pays du monde, en fonction de leur empreinte écologique et de leur niveau de développement humain.

L’indicateur de développement humain (IDH) est un indice publié annuellement par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Il est basé sur 3 facteurs : la durée de vie, le niveau d’instruction et le niveau de vie (PIB par habitant). Le diagramme figure deux seuils : en abscisse le seuil de durabilité écologique, soit 2 ha/habitant (l’empreinte écologique maximum autorisée par la planète) et en ordonnée le seuil de développement « acceptable » (suivant le PNUD)

Zone du développement durable vrai

(d’après A. Boutaud, modifié)

La partie en haut à droite de la figure correspond à la zone de durabilité forte. On n’y trouve personne : aucune nation ne réussit à atteindre un niveau de développement humain élevé tout en gardant un impact environnemental raisonnable. Par contre des pays réputés développés (USA, Canada, Australie, Europe du nord) se trouvent aussi éloignés du véritable développement durable que l’Inde ou des pays africains. On remarque que les nations s’alignent sur une courbe qui tend à devenir horizontale ; cela veut dire que la croissance économique se fait entièrement aux dépends des ressources de la planète, sans aucune augmentation du développement humain ! Cela veut dire aussi que si l’humanité entière se mettait à consommer sur le modèle des Etats Unis il faudrait 4 à 5 planètes pour soutenir un tel rythme de prédation. En physique on appelle cela une courbe de rendement décroissant.
En clair : nous allons droit dans le mur ! Ne disons pas qu’un autre monde est possible. Il est INDISPENSABLE. Globalement nous sommes dans la situation d’une famille surendettée. Si nous ne faisons rien c’est la faillite. Nous ne pouvons surtout pas accepter d’attendre que la croissance après laquelle courent les gouvernements du G8 réduise les inégalités : elle ne fait que les accroître aux dépends de l’humanité entière. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de prophètes crient « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! » (3). Attac 45 et les AMD prévoient d’inviter l’un d’eux, Serge Latouche, pour un conférence débat dans le Loiret fin octobre 2003.

NB - le son de cette conférence, organisée depuis, se trouve ICI.

Notes

1) La référence la plus complète en français est : Wackernagel M. et Rees W. (1999).- Notre empreinte écologique. Ed. Ecosociété, 207 p.

2) Développement durable, quelques vérités embarrassantes, par Aurélien Boutaud, Economie et humanisme, 363, déc. 2002.

3) Serge Latouche, http://www.decroissance.org/textes/latouche.htm et Réinventer la gauche : sortir de l’économie, Politis, 9 janv. 2003. Voir aussi, en plus policé, Sortir de l’économisme, ouvrage collectif sous la direction de P. Merlant, R. Passet et J. Robin qui vient de paraître aux éditions de l’Atelier (2003).