Insécurité à Orléans : dérapage dans un dangereux virage à droite, par Rémi Daviau (déc. 2002) Compte-rendu de la réunion publique sur la victimation organisée par la mairie d’Orléans le 7/12/2002

Samedi 07 décembre à 14h30, Serge Grouard, Maire d’Orléans et son adjoint à la sécurité Florent Montillot nous conviaient à un débat sur les résultats de l’enquête de « victimation » à laquelle la mairie avait fait procéder à la fin du mois d’octobre auprès de plus de 1300 orléanais. Donc, on y est allé, histoire d’en savoir plus sur cette nouvelle science.

Ca se passe au théâtre d’Orléans. Classe ! J’entre. Première surprise pour moi qui comptais profiter de l’occasion et oser une question à monsieur le Maire (c’est quand même pas tous les jours) : une dame, à l’entrée, me donne un petit papier sur lequel je vais pouvoir rédiger ma question, si j’en ai une. C’est pas pour filtrer, c’est pour synthétiser. Ah bon... Je m’assois, je regarde autour de moi. Environ 300 personnes. Beaucoup de personnes âgées (un vieux monsieur, pas loin de moi, passera toute la séance à hocher de la tête, sans que je comprenne si c’est parce qu’il est d’accord avec tout, ou bien juste un tic nerveux) ; il y a aussi pas mal de gens entre deux âges, plutôt bien mis, pas vraiment la France d’en bas, plutôt, disons, celle du centre d’Orléans (cravate chic pour les messieurs, serre-tête pour madame et bleu marine pour les petits), celle qui cache ses grandes maisons et ses beaux jardins derrière des portes bien hautes - une dame est même venue avec ses deux jeunes enfants ; elle a raison, c’est toujours mieux que de les emmener au McDo, et puis ça les habitue aux spectacles.

Ah, j’oubliais, il y a aussi un petit nombre d’irréductibles, comme dans Astérix, une trentaine de personnes, contestataires vigilants, venus surveiller à quelle sauce la justice et la liberté allaient être cuisinées.

Ca y est, ça commence. Grouard, Montillot, Alain Bauer de « AB Associates », Stéphane Rozes, Directeur adjoint de « CSA Opinions », et une dame, en bout de rang, qui a l’air très gentille quoiqu’un peu stricte, et qui se tient toute droite. Elle ne bougera pas d’un millimètre pendant tout l’après-midi. On se croirait sur un plateau de jeu télé, mais en plus sérieux, quand même. Après que Montillot a annoncé que les hôtesses allaient « collationner les questions » (car il connaît le français), ca commence enfin.

D’abord Grouard, en organisateur de la journée, qui rappelle que l’heure est grave. Le ton est posé, modeste (du genre « j’ai beaucoup travaillé et j’ai réussi, mais je m’en vante pas ») et même assez sombre, on sent l’effet dramatique dans les basses. On n’est pas au théâtre pour rien : il s’agit de « retrouver la sérénité, la tranquillité sur Orléans », car nous sommes dans une « situation de crainte, de peur », avec des « appels au secours dans les réunions de quartiers ». Alors que ce que voudrait notre maire, c’est une ville calme, et « où la jeunesse peut déambuler, parfois faire la fête ». C’est osé, vu la moyenne d’âge de la salle.

Mais c’était l’entrée, et les choses sérieuses commencent avec le long exposé de Rozes, de la boîte de sondages CSA Opinions. Très professionnel, tableaux, graphiques sur diapos, avalanche de chiffres lus, commentés. Tout ça est un petit peu long, on ne comprend plus très bien, mais l’important c’est que ça baisse. Et malheureusement, une des ses premières phrases est bien vite oubliée : car il s’agit ici d’une « photographie de ce que pense un échantillon représentatif de la population orléanaise » (ce qui est assez cohérent avec le nom de son entreprise, qui sera malencontreusement tronqué du deuxième mot, y compris dans la plaquette distribuée).

Alors, qu’est-ce qu’ils pensent, les Orléanais ? Et à propos de quoi, exactement ? Pêle-mêle, collages et tags, dégradations d’abribus, de cabines téléphoniques, voitures détériorées, rodéos, « consommation exagérée d’alcool » (et moi qui voulait inviter Serge et Florent pour s’en jeter un après, c’est mal barré), consommation et trafic de drogue, épaves de véhicules, boîtes aux lettres dégradées... L’insécurité, quoi, est en baisse générale depuis un an. Qu’on pense. A chaque fois qu’un tableau est très très important (comme « degré de traumatisme », ou « la présence policière »), Grouillot et Montillard se tournent vers l’écran, tendent le cou (celui de Montillot est plus long que celui de Grouard, ça aide) et ouvrent grand les yeux, pour bien nous montrer qu’ils sont concernés et que nous aussi on ferait bien de se concentrer. Ca c’est de la mise en scène.

Au passage, je note que le monsieur, en parlant des « quartiers » (à problèmes, sous-entendu), dit « là-bas ». Pourquoi est-ce que je trouve ça bizarre ? Je remarque aussi une petite maladresse : « ces résultats expliquent une adhésion assez forte des Orléanais envers les mesures prises par la municipalité », dit-il. Hé, tu sais pas qu’il faut jamais raconter la fin d’un film ? Ca casse le suspens !

Bon, faisons comme si, et continuons notre chemin. « 8 % de la population orléanaise refuse une politique volontariste contre l’insécurité », qu’ils aient été victimes ou pas de « phénomènes d’insécurité ». En fait, nous explique-t-il, il s’agit d’un refus de principe, idéologique, de la part d’indécrottables droits-de-l’hommistes qui préféreront toujours se faire agresser que de croiser des policiers dans la rue. Montillot, un peu plus tard, nous précisera qu’une partie d’entre eux est dans la salle (des 8 %, pas des policiers). Quant au reste de la gauche orléanaise ? Elle a répondu, elle est d’accord, et ça prouve que le problème de l’insécurité dépasse les clivages politiques. D’accord sur quoi, au fait ? Sur les boîtes aux lettres taggées, évidemment ! (ça, c’est moi qui précise.)

En synthèse, il décèle dans tout ça une adhésion massive aux mesures « volontaristes » (les droits-de-l’hommistes de tout à l’heure diraient « répressives »). Visiblement, un « cercle vertueux » a été enclenché, qui va « améliorer les perceptions » (tiens, un reste d’honnêteté, ou de prudence...). Et pour finir : « pour la population, il y a un vécu d’une synergie entre police nationale et police municipale ». C’est bien ce qui me semblait.

Pour tout dire, ce qui m’épate le plus chez le prestataire de service Rozes, c’est sa faculté à assurer un service après-vente aussi dévoué, n’hésitant pas à outrepasser sa réserve professionnelle (sans doute malgré les affres de sa conscience), pour complimenter très objectivement ses clients sur les résultats, sur les chiffres, sur leur action. Cirage, cirage. Le merci du premier laquais à son maître.

Ensuite, un monsieur de la police nationale, « démocrate et républicaine », qu’il insiste (pour se démarquer, ou quoi ?) vient nous expliquer que « les manipulations statistiques, ça n’existe pas », sinon, ça se saurait. Certes, ça se saurait... Il nous donne ensuite la liste des résultats de l’insécurité (les vrais, pas d’histoire de perceptions, ici) des 11 derniers mois. Tout le monde (sur scène) se jette sur son stylo, on se croirait aux chiffres et aux lettres, cette fois. Tous notent, parce que là aussi c’est essentiel, et que même un samedi, quand il faut bosser, on bosse. Il aurait quand même pu amener des photocopies, mais bon. On peut pas penser à tout, surtout avec le trac, moi aussi j’aurai sûrement oublié quelque chose. Pas grave. L’important, c’est que ça baisse. Et ça baisse !

L’individu le plus important est-il le suivant, en ordre d’entrée en scène ? Peut-être. Alain Bauer, ex-socialo et actuel PDG du Grand Orient de France (ça, il l’a pas dit), est le patron de AB Associates. C’est de l’anglais, ça veut dire « associés », mais AB ça veut dire Alain Bauer, allez comprendre. Enfin, quitte à pomper les anglo-saxons, autant le faire jusqu’au bout. Bauer fait son beurre en reprenant des thèses sécuritaires et répressives américaines, telles qu’elles sont mises en œuvre à New-York (New York où Montillot est allé « étudier la sécurité », Montillot qui est un ami de Bauer, Bauer qui est employé par la Mairie pour concevoir et commenter l’enquête, et les voilà aujourd’hui rassemblés sur cette scène, Dieu que le monde est petit et que la vie est bien faite). Donc, Bauer traduit et adapte les thèses en question (y compris en « que sais-je »), diffuse la bonne parole et vend les moyens de l’appliquer. Retour à la scène.

Le speech de Bauer, très speed, légitime l’enquête de victimation comme apport statistique à la connaissance du crime (le contraire m’aurait surpris, y a de la pépette sur le tapis). De l’enquête, il tire, lui aussi, tiens tiens, et moi qui vois toujours rien, une « demande de la population de faire assurer par la police municipale les actes habituels de la police nationale ». Avant les milices privées, sans doute. Idéologiquement, on décèle dans son discours une spatialisation de la criminalité : les délits viennent des périphéries et visent le centre (c’est vrai en fonction des questions qu’on pose, bien entendu). Parallèlement, il y a la technique qui fait évoluer la sécurité et le type de criminalité. Donc : gardez les barbares hors du centre, et fermez, clôturez, vidéosurveillez ; les moutons seront bien gardés. M. Bauer, qui vend aussi des livres, dit encore : « le vol, c’est la redistribution des richesses par l’absurde » : ca veut rien dire, mais ça fait pensé. Bauer, le Sulitzer du sécuritaire.

En guise de pause, on nous a ensuite passé un clip à la gloire de la police municipale (un bien beau métier, dites-donc), et, il faut bien le dire, c’est là que certaines personnes, qui étaient arrivées à se tenir jusqu’ici, ont commencé à gronder dans la salle. Heureusement, après le spécialiste du chiffre et l’idéologue, vint le connaisseur du terrain. Montillot, aux petits soins pour tout le monde (c’est normal, aujourd’hui c’est lui la star), prend la parole, envoie paître les mécontents, sûr de sa force et de son bon droit. Et encore des graphiques ! Des camemberts ! Le nombre de kilomètres parcourus par la police municipale ! (sauf les chevaux, parce que c’est difficile à calculer, qu’il dit. Moi je vois pas bien pourquoi, mais bon, on va pas commencer à discuter tout ce qu’il dit, hein.) Bref, il en ressort que la municipale a vocation à « agir à la place de la nationale quand celle-ci n’est pas là » (un scoop, quand on connaît les attributions réelles d’un policier municipal), et pis beaucoup d’informations de terrain, toutes d’égale intérêt, mais peut-être que là, je commençais à fatiguer. La preuve, la seule chose que j’ai retenue, c’est qu’il « espère que la baisse ne fasse que de s’accroître ». Et moi qui pensais que c’était le contraire ! J’ai bien fait de venir.

Comme ils n’avaient plus grand-chose à dire, et comme la minorité agissante commençait à s’exprimer, ils ont décidé de passer au débat, avec leurs petits papiers pour les questions. Evidemment, ça n’a pas tenu, il a bien fallu lâcher le micro à quelques reprises aux contestataires, et les questions étaient plus intéressantes que les réponses, car un débat où on répond ce qu’on veut à la salle, y compris à côté de la plaque, avant de passer à autre chose, ça n’est pas un débat. Une vieille dame s’est plainte d’un cran d’arrêt de 30 cm lancé dans son jardin, par-dessus le mur d’une venelle. M. le maire a longuement répondu sur les venelles. Et je n’ai pas tout retenu du laïus un peu hors-sujet à propos des bacs fleuris dans Orléans (pour cacher des caméras, peut-être ?). Déjà 18h00, merci et au revoir.

Alors ? Finalement, c’était quoi, cette « enquête de victimation » ? Pas facile de se repérer dans cet océan de chiffres et de graphiques sur « slides » (Mister Montillot parle anglais) ; et c’est pas la plaquette distribuée à la sortie qui éclaircit beaucoup les choses (quand je me suis présenté pour avoir mon cadeau, la dame était en train d’en distribuer à des membres de la police municipale. Ils avaient l’air content qu’on parle d’eux, même si ça faisait un peu fonctionnement en cycle fermé...).

Bon, j’ai quand même compris que 1318 personnes ont été sondées, dont une petite moitié (41%) considérées comme « victimes de phénomènes d’insécurité » (me demandez pas d’être plus précis), et les 59% restants nous ont fait part de leur « perception », leur « sentiment » d’insécurité. Aucun mot sur l’aspect social du problème (si ce n’est qu’on va réhabiliter des HLM, ça mange pas de pain), sur les causes de l’insécurité, ni sur sa nature, ni sur le contexte social dans lequel évolue le « délinquant ». Ah oui, vérification faite, la dame qui na rien dit était Corine Parayre, Conseillère municipale « pour la protection de l’enfance et la prévention de la délinquance »... En fait, il m’a surtout semblé qu’il s’agissait de légitimer l’action municipale, et de manière assez simple, finalement :

  1. Mettez en avant un problème, de manière superficielle de préférence, dans votre programme.
  2. Faites du bruit autour, soyez partout, si possible avec des journalistes. Pensez à augmenter le kilométrage parcouru par la police municipale (sauf les chevaux).
  3. Demandez aux Orléanais, après 15 mois de battage, si à leur avis, le problème est en phase de diminution.
  4. Fort de cette opération tautologique, vous n’avez plus qu’à clamer que la population est en phase avec vous, et que vous allez voir ce que vous allez voir : la baisse va continuer de s’accroître...

L’objectif de l’opération est clair : agir selon et sur les perceptions des gens (même si elles sont erronées), et non selon la réalité. Bien entendu, aucune réflexion de fond, aucune mise en contexte, ça n’est pas le sujet. Les médiateurs de quartier en guise de cache-sexe, la police municipale partout pour montrer qu’on est là et qu’on veut faire monter la pression, et, pendant ce temps, un labourage idéologique de fond : à terme, privatisation, sanctuarisation, répression. Et les moutons seront bien gardés...

Comme disait le titre d’un livre : l’opinion, ca se travaille !

Rémi Daviau, Attac 45.