Interview de Zebda : contre toutes les discriminations, par Rémi Daviau (juin 2003) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°20, juin 2003

Groupe phare de la musique multiraciale et incarnant un joyeux et combattif melting-pot français, Zebda (« beurre », en arabe) se produisait à l’Astrolabe d’Orléans le 19 avril dernier. A cette occasion, Magyd Cherfi, le chanteur, a bien voulu nous recevoir pour une conversation à bâtons rompus sur leur quotidien de « 2ème génération », leur engagement
local dans le Tacticollectif et avec la liste municipale Motivés, et dont nous extrayons l’interview suivante...

Le discours de Chirac sur « le bruit et l’odeur » que vous avez repris dans une de vos chansons, a été fait à deux
pas d’ici, en 1991, à Saint-Jean le Blanc. Est-ce que tu sais dans quelle ville vous êtes aujourd’hui, du point de vue politique ?

Orléans, je sais que c’est une ville qui a été longtemps à gauche, et qui a basculé à droite, parce que les connards de gauche, PS et PC, ont été incapables de s’unir. Je
sais aussi qu’il y a des lois ici qui interdisent aux enfants de 12 ans de sortir après 11 heures ; et que vous mettez des caméras vidéo partout... (Ici, pour l’information de Magyd, je me permets de compléter et nuancer l’image qu’il a d’Orléans. Discussion, puis
retour à Zebda.)

L’intégration et le droit des Etrangers est la thématique centrale autour de laquelle s’articule le discours de Zebda, et qu’on retrouve album après album ; comment les différentes personnalités qui composent le groupe s’y retrouvent-elles ?

A la base, le groupe fonctionne sur un rapport à la fois affectif et intellectuel. On essaie de baser nos rapports sur des valeurs. On essaie de trouver un équilibre, parce
qu’on est pas toujours sur la même longueur d’onde - à des nuances près. Par exemple, au niveau des textes, je fais en
sorte que tout le monde s’y retrouve un peu ; il y a très peu de textes à connotation trop perso, trop sentimentale,
qui individualiserait l’histoire. Des fois, il y a des moments autobiographiques, mais qui donnent sur un sens plus large.

Est-ce que cette communion d’idée, cette solidarité préexistait au groupe ? S’est-il constitué autour de gens qui pensaient pareil et avaient envie de faire quelque chose ensemble, ou c’est venu après ?

Ca s’est beaucoup forgé. On s’est connu et on jouait ensemble avant Zebda. C’était un âge où on se formait intellectuellement et politiquement : on avait 20
ans, et d’être ensemble nous permettait de nous ajuster sur nos réflexions ; nos points de vue ont évolué. Quand Zebda est né, il y avait déjà une espèce de tronc commun.
Avec Akim et Mouss, on se racontait toutes les histoires de quartier, d’émigration, l’exclusion ; Joël et Pascal
racontait leur exclusion à eux, d’enfant de la campagne, d’enfant de famille prolétaire. On a essayé de faire une
jointure entre nos exclusions, on a essayé d’en tirer un pot commun, beaucoup autour de l’émigration, parce que les 3 maghrébins étaient au chant ; et puis depuis 20 ans, la question de l’émigration est médiatique. Ca nous a à la fois d’ailleurs servi et desservi : en tant que Beur, t’es tout le temps dans l’actualité. Quand c’est pas la Palestine, c’est pas l’Algérie, c’est pas les banlieues, il y a toujours quelque chose qui se rattache à l’émigration, l’univers arabo-islamique, on met tout le temps le doigt dedans.

Localement, sur Toulouse, que ce soit en tant que Zebda (le groupe), que Motivés (la liste municipale) ou que Tacticollectif (le réseau associatif), vous collaborez avec des associations qui travaillent sur les sujets qui vous
touchent ?

En tant que groupe, assez peu : on est beaucoup dans la musique. Après, individuellement, tout Zebda n’est pas
dans le Tacticollectif, et tout Zebda n’est pas dans le mouvement Motivés : les uns et les autres font des choix de militantisme plus ou moins aigus. Dans Zebda, c’est
plutôt une réflexion théorique constante, dans le Tactic’, c’est plus la rencontre avec des associations, l’élaboration de projets ponctuels axés sur des manifestations culturelles. On essaie de lier par exemple
une réflexion sur un thème politique (les sans-papiers, la double peine, le droit de vote des immigrés) avec une mécanique culturelle : une rencontre, un spectacle...
Quelque chose de festif mêlé à quelque chose de sérieux.

Historiquement, comment tout ça se développe ?

Le Tacticollectif existe depuis 1996. Il a hérité de l’assoc’ de quartier Vite Ecrit, dans laquelle on était auparavant - exclusivement des Beurs, dans le quartier
nord de Toulouse. C’était essentiellement un travail socioculturel : soutien scolaire, toute la panoplie... En 96 naît le Tacticollectif pour donner une dimension
politique plus franche à notre travail. En 96 parce qu’on s’est dit : il y en a marre d’être à la botte des municipalités, parce que pour obtenir une subvention, il faut lier le genou ; parce que dès que tu émets
des thèses critiques envers la politique de la ville...

Est-ce que c’est aussi lié au mouvement de l’hiver 95 ?

C’est des choses qui allaient ensemble. Le mouvement social, le mouvement « beur-banlieue », le mouvement
féministe, le mouvement syndicaliste évoluaient dans des sphères séparées, avec des rencontres, des touches. Mais on était seuls, on a tout le temps redouté la récupération, qu’elle soit de groupuscules politiques, de syndicats ou autres mouvements, ca nous a toujours fait peur, on est restés un peu enfermés pour être sûrs de bien tenir la barre, le direction à laquelle on aspirait. Quant au mouvement Motivés, il a permis la fusion avec ces
organisations. Les Motivés existent toujours, des commissions et réunions régulières réunissent un groupe de 100 ou 150 personnes. Motivés, c’est à la fois l’aspect purement politique, et l’endroit où a lieu la fusion avec tous ces mouvements syndicaux, associatifs, politiques,
mouvement des femmes, etc.

Avec le succès médiatique du Tacticollectif et de Motivés ces dernières années, est-ce que ce type de structures
et de fonctionnements a essaimé dans d’autres villes ?

Oui, pour Motivés, il y a une trentaine de villes en France qui ont une structure - officieuse, parce qu’on a refusé de
s’engager dans un mouvement national ; on a toujours considéré que la chose était pas mûre et on n’a pas pris la décision que Motivés soit un parti politique, on a refusé
d’être dans cette mécanique. Alors arrivés à ce point, on peut se demander : qu’est ce que c’est, faire de la politique sans être un parti politique ? Personnellement, je n’ai pas la réponse. Sinon, en Italie, en Espagne, il
y a aussi des petits groupes Motivés. Mais on tourne autour de nous-mêmes parce que quand on veut pas devenir un parti
politique, et qu’est-ce qui reste ? C’est vrai que ca tergiverse...

Et qu’est-ce qui reste ?

C’est une question terrible... (silence) Moi, je crois en un mouvement citoyen.

Qui s’exprime et qui fait changer les choses comment ?

Il met sur la place publique des réflexions, voire des actions. Par exemple, une élection municipale, c’est
concret, local, avec une date butoir, ça met tout le monde en branle. Mais quand il n’y a pas d’échéance, le problème est : comment tout cela peut vivre ? La question est posée. Au niveau du pays, la difficulté est encore plus grande, surtout quand on refuse d’être un mouvement national : chacun dans son coin tourne un peu en rond en attendant que quelque chose de national se débloque.

Tu connais Attac ?

Ouiii !!!

Comment tu considères ce mouvement ?

Je considère le mouvement Attac comme l’avenir de ce que doit être l’engagement. Il y a ou le parti politique
ou quelque chose qui ressemblerait à attac, c’est-à-dire la possibilité de se retrouver, d’avoir des propositions. Et puis surtout, j’aime bien cette idée qui est similaire à la
nôtre de ne pas être un parti politique, de refuser le pouvoir politique tout en étant un contre-pouvoir politique. Cette idée me plaît.

Le point de lutte central aujourd’hui, pour vous c’est quoi ?

Ce qui me paraît intéressant, c’est tout ce qui traite des valeurs de la République. Est-ce que l’universalité qu’elle évoque, au fond, fonctionne ? Est-ce que pour intégrer ces valeurs-là, il ne faut pas être blanc, de sexe masculin, d’origine aisée, de culture judéo-chrétienne ? En-dehors
de ces quatre éléments-là, il y a un problème. C’est le débat qui me paraît central : on n’est pas tous logés à la même enseigne... Je te donne une anecdote qui date de deux jours : on était à Nantes, on rentre dans un bar, le gars laisse passer Rémi, il arrête Kim et Mouss. C’est une
caricature ! Ca a fini en bagarre générale. Et c’est un Arabe, videur, costaud, embauché là, son patron lui dit : les Noirs et les Rebeus ne passent pas (comme il aurait dit les punks, les femmes, les handicapés, etc)... De la même façon, quand un blanc réussit, on dit : « belle réussite », et quand c’est Zidane : « bon exemple d’intégration » ! D’ailleurs, ce racisme, je le trouve parallèle à l’humiliation des femmes au quotidien et qui ne se voit pas : dans les salaires, à l’Assemblée Nationale...

Au fait, il y a beaucoup de beurs, dans votre public ?

Très peu.

Ca vous gêne ?

Pas du tout. Ca nous aurait fait plaisir qu’il y en ait un peu plus, mais le public de Zebda est plutôt estudiantin, qui porte à gauche, un peu ouvert aux choses de la
vie... Mais Zebda n’a jamais eu de public beur ou banlieusard.

Pourquoi pas le Zénith à Orléans ? Vous auriez pu y mettre dix fois plus de personnes !

Ca n’est pas un choix. On a fait le Zénith la dernière fois, parce qu’on a fait le tube « tomber la chemise » qui a ramené beaucoup de gens.

Qui sont restés ?

Non. On est plus dans la logique de Zebda aujourd’hui, des salles de 1000 ou 1500 personnes ; la période précédente était une extrapolation un peu artificielle, basée sur un
tube - involontaire, bien sûr. On n’aurait pas rempli le Zénith, cette fois.

Au fait, Jeanne d’Arc, c’est quoi, pour toi ?

Jeanne d’Arc... (silence) Je sais pas, je la considère comme une ennemie... A mes yeux, elle a toujours eu l’image de quelqu’un... de quelqu’un qui n’aimait pas les Arabes (rires).

A cause de la récupération de l’extrême-droite ? Bel exemple d’association d’idées !

Je te parle de mon imaginaire ! Je vois une femme à cheval comme ça, et je vois de suite arriver... des croix gammées !!!

Ici s’entame une discussion sur le mythe de Jeanne d’Arc pour les Orléanais et pour les autres, sur l’Eglise à Orléans, et son rôle dans l’affaire des sans-papiers... Entre autres. Et comme le temps passe, je lâche Magyd. Le
soir, le concert sera digne de la réputation du groupe : festif, coloré, et plein d’un extraordinaire et communicatif plaisir d’être sur scène. La dernière chanson, reprise en choeur par 600 personnes, sera l’hymne des
Motivés : « Ami, entends-tu... ».

Rémi Daviau, Attac 45.