Contre les politiques néolibérales : placer la lutte pour l’égalité au cœur du débat public Une contribution du conseil scientifique d’Attac

La plupart des inégalités avaient diminué en France des années 1950 aux années 1970. Presque toutes ont repris leur progression, souvent très vive, depuis les années 1980, avec l’avancée d’un capitalisme néolibéral qui a fait régresser d’environ 10 points la part des salaires dans la richesse distribuée et organisé le creusement des écarts de rémunérations et de patrimoine. Dans les années 1980, un grand patron gagnait déjà beaucoup (trop pour ses réels mérites) : environ 20 à 40 fois le salaire ouvrier. Aujourd’hui, les patrons du CAC 40 gagnent en moyenne 400 fois le Smic annuel à temps plein. Voilà une catégorie qui a réussi en vingt ans à multiplier par dix son pouvoir d’achat par rapport à la moyenne ! Quant aux grands propriétaires et détenteurs du capital, les dividendes qu’ils ont perçus en 2005 représentent pour chacun d’eux plusieurs milliers de fois le SMIC annuel : jusque 15.700 années de SMIC pour la seule Liliane Bettencourt (L’Oréal). D’autres chiffres aussi éloquents sont disponibles en ligne sur le site de l’Observatoire des inégalités.
Même en dehors de ces extrémités insensées, les écarts de revenus sont considérables : les 1 % du haut de l’échelle gagnent en moyenne 16 fois le SMIC brut à temps plein.
Pour les patrimoines, c’est bien pire. En 2004, les 1 % les plus riches disposent de 13 % du patrimoine brut total des ménages, alors que les 50 % les plus modestes n’en ont que 7 %, ce qui veut dire qu’en moyenne un ménage du premier groupe est 93 fois plus riche en patrimoine qu’un ménage appartenant au second !

Salaires, minima sociaux : l’éventail s’élargit aussi

Même si on se limite aux salariés, les écarts se sont fortement creusés. Selon le récent rapport du CERC (Conseil de l’Emploi, des Revenus et de la Cohésion sociale, novembre 2006), les salaires annuels des 10 % de salariés les mieux payés représentent 54 fois ceux des 10 % du bas de l’échelle. Cette inégalité a progressé à la fois par le haut et par le bas. Par le haut, en raison notamment des rémunérations exorbitantes des cadres dirigeants des grandes entreprises. Par le bas, parce que le salaire annuel des personnes à temps partiel (parfois 10 à 20 heures par semaine, voire moins), en intérim, en CDD ou autres contrats courts n’est pas un salaire digne de ce nom. C’est du salaire partiel. Les 10 % des salariés les moins payés ne travaillent en moyenne que l’équivalent de 13 semaines par an !
Quant aux minima sociaux, faute de revalorisation, ils ont perdu du terrain : depuis 1990, le RMI a perdu 25 % de sa valeur par rapport au SMIC horaire, qui n’est pourtant pas énorme.

Les Français sont conscients de l’ampleur de ces inégalités. Dans tous les sondages récents, ils sont autour de 75 % à estimer que les inégalités progressent en France et ils placent cette préoccupation parmi leurs toutes premières priorités. Et ils ne sont pas résignés : 73 % d’entre eux (et 79 % des jeunes) pensent qu’il est possible de lutter véritablement contre les inégalités sociales (Sofres, juin 2004).

Les moyens de l’égalité existent

Ces attentes montrent qu’il est temps de remettre le débat sur la place publique. Encore faut-il vaincre les réticences d’une pensée unique qui prétend que les fameuses « marges de manœuvre » sont très réduites : la mondialisation, la dette publique, la sacro-sainte compétitivité des entreprises, tout cela nous interdirait de proposer autre choses que des « mesurettes ».
De l’argent disponible, il y en a, par dizaines de milliards. Pour les minima sociaux, les bas salaires, le logement vraiment social, la CMU, les faibles retraites, et bien d’autres mesures de lutte efficace contre les inégalités.
En 2005, les quarante grandes sociétés regroupées dans l’indice CAC 40 ont réalisé à elles seules 85 milliards de profits et elles ont versé 30 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires.
Les baisses d’impôts directs et indirects des années récentes représentent par rapport à 1999, 30 milliards d’euros de rentrées fiscales en moins par an. Elles ont bénéficié pour plus de 70 % aux 10 % des foyers les plus riches.
Les exonérations de cotisations sociales patronales décidées depuis 1993 représentent 23,6 milliards d’euros de manque à gagner par an. Elles ont créé peu d’emplois, elles ont enfermé un nombre croissant de salariés dans la non qualification et la pauvreté, pendant qu’elles privaient la Sécu de recettes bien supérieures à son déficit actuel.
Pour donner une idée de l’importance des pertes annuelles de recettes publiques (impôts et cotisations sociales) ainsi décidées depuis dix ans, 53 milliards d’euros par an c’est à peu près le coût salarial, cotisations sociales comprises, de 1,5 million d’emplois au salaire médian !
Et ces chiffres ne comptent pas, dans le manque à gagner pour l’action publique, les multiples « niches fiscales », pour la plupart taillées sur mesure pour et par des privilégiés. Le Syndicat national unifié des impôts en dénombre 400. Elles privent l’État d’environ 20 milliards d’euros par an. 86 % d’entre elles ne bénéficient qu’aux 10 % les plus riches.

Et si nous demandions aux candidat-e-s qui vont se disputer nos suffrages en 2007 ce qu’ils pensent de ces chiffres ?

Réduire fortement les inégalités de revenus et de rémunérations : relèvement des bas salaires et des minima sociaux, réduction du recours au temps partiel, fiscalité progressive.

Il faut réduire les inégalités de revenus par les deux bouts : mettre fin au scandale des revenus insensés en haut de l’échelle et au scandale des revenus de misère en bas, la réduction des revenus des « trop riches » étant d’ailleurs une source non négligeable de recettes pour relever ceux des « trop pauvres ».

1. Augmenter fortement le Smic

Le Smic n’est pas trop élevé en France, en tout cas pas aux yeux des Français. Selon un sondage CSA de mars 2006, nos concitoyens estiment possible en moyenne de fixer le SMIC mensuel net à 1.300 euros en 2006 (contre 1.050 euros en juin 2006 pour ceux qui travaillent 39 heures par semaine, et 940 euros pour ceux qui sont aux 35 heures). En brut, ces 1.300 euros deviennent 1.680 euros, plus que les 1.500 euros qui figurent dans certains projets politiques... pour 2012 !
Autant savoir qu’un objectif de 1.500 euros bruts en 2012 revient à ne donner pratiquement aucun « coup de pouce » au Smic entre 2007 et 2012 ! Faites le calcul : si vous appliquez une augmentation automatique de 2,8 % par an (chiffre pour 2006) au montant de 1.254 euros en vigueur au 1° juillet 2006, vous obtenez pour juillet 2012 le chiffre de... 1480 euros ! Comme l’augmentation automatique du Smic est calculée en divisant par deux la progression du pouvoir d’achat ouvrier, on peut être certain que la promesse d’un Smic brut à 1.500 euros en 2012 signe sans le dire une perte de pouvoir d’achat relatif des « smicards ». On ne peut pas prétendre réduire nettement les inégalités et ne pas augmenter nettement plus que la moyenne le pouvoir d’achat du Smic !

2. Augmenter les minima sociaux

Le pouvoir d’achat du RMI a fortement décroché par rapport à la richesse moyenne (le PIB par habitant) depuis 1990. Comparé au Smic, le RMI a perdu presque 25 % de sa valeur ! Avec 433 euros en janvier 2006 (pour une personne seule), il ne représente plus que la moitié du Smic net à temps plein (sur une base de 35 heures par semaine).
Comme exemple d’objectif à débattre, on pourrait retenir le suivant : personne ne devrait en France, d’ici fin 2010, gagner moins de 1.250 euros nets s’il travaille à temps plein, et moins de 875 euros (70 % du Smic revalorisé à temps plein) s’il n’a que les minima sociaux, allocations complémentaires comprises, pour vivre. Cela reviendrait à faire progresser l’ensemble du RMI et de ces allocations d’environ 7,8 % par an entre le début 2006 et la fin 2010, en rattrapant ainsi une partie du retard accumulé par rapport au Smic.
Les autres minima aussi doivent être revalorisés. L’allocation adulte handicapé (AAH), si l’on tient compte de ses compléments, ne laisse en 2006 que 777 euros aux personnes handicapées qui sont dans l’incapacité de travailler. Selon un sondage (novembre 2004) de l’IFOP pour l’Association des Paralysés de France, 95 % des Français - décidément incorrigibles en la matière - sont favorables à une réévaluation de l’AAH au niveau du SMIC.
Puisqu’il est souvent question de relancer la consommation des ménages au nom de l’emploi, on peut rappeler une évidence : contrairement aux 10 % des ménages les plus riches, qui épargnent 40 % de leur revenu, les plus pauvres le dépensent en totalité. Ils sont les meilleurs acteurs d’une relance de la consommation, de l’emploi et du « moral des ménages » ! Augmenter fortement les minima sociaux, c’est bon pour l’emploi, c’est une exigence morale, et c’est aujourd’hui une urgence sociale.

Oui, le travail doit être « payant » !

Certains pourtant s’opposent à ces augmentations, de peur que des minima trop élevés dissuadent les gens de travailler. Il faut que le travail soit « payant ». C’est un thème central du néolibéralisme depuis que l’OCDE, qui s’en était emparée dès les années 1980, a publié, en 1997, son rapport « Making Work Pay ». Il est apparu officiellement en 2003 dans la « Stratégie européenne pour l’emploi ». Message reçu cinq sur cinq par Nicolas Sarkozy (« l’écart de revenu entre celui qui travaille et celui qui vit d’un minimum social n’est pas suffisant », disait-il le 17 mars 2005), mais aussi malheureusement par Ségolène Royal : « Personne ne doit être payé à ne rien faire. Or, il y a maintenant des salariés précaires qui voient autour d’eux des gens qui gagnent plus qu’eux sans travailler » [1].
Oui, le RMI (qui est une allocation « différentielle » pour les plus de 25 ans à ressources initiales faibles ou nulles) s’accompagne parfois d’une allocation de logement social qui porte le revenu à environ 600 euros et de divers autres « bénéfices » (prime de fin d’année...) dont certains adorent dresser la liste. On peut donc gagner plus avec des minima sociaux ainsi complétés qu’avec un Smic à mi-temps (500 euros nets) dans le commerce, l’hôtellerie restauration ou le nettoyage, ou qu’en acceptant un « petit boulot Borloo » de service domestique à temps très partiel (souvent 10 à 20 heures par semaine).
Mais alors la question devient : si une infime minorité de gens peuvent en effet gagner (un peu) plus avec des allocations qu’en travaillant, est-ce parce que le RMI est trop élevé ou parce que les emplois partiels et les salaires partiels qu’on leur propose, souvent inférieurs au seuil de pauvreté, sont indécents ?
Pourquoi ne parle-t-on pas dans ces conditions d’une catégorie de gens qui gagnent beaucoup d’argent à ne rien faire... pendant que leur argent travaille pour eux. Ce sont les rentiers et autres titulaires d’actifs financiers. Or leur inactivité leur a rapporté 77 milliards d’euros en 2004, rien qu’en dividendes versés [2]. _ C’est plus de douze fois les sommes versées aux Rmistes (6 milliards d’euros la même année).
Il faut en effet que le travail soit « payant ». Mais il doit l’être non pas par rapport à des normes de misère sans cesse revues à la baisse, mais au regard d’objectifs de niveaux et de qualité de vie décents et pour un « vrai » travail. D’où l’exigence suivante.

3. Lutter contre le temps partiel « contraint »

Le temps partiel est, avec la précarité de l’emploi à laquelle il est souvent associé dans les « petits boulots », la principale explication de la « pauvreté salariale » en expansion. C’est un facteur majeur de creusement des inégalités de revenus et de discrimination économique envers les femmes. Sa part dans l’emploi total est passée de 8 % à 17 % entre 1975 et 2005. Il concerne aujourd’hui plus de 4 millions de travailleurs. Mais sa répartition est très inégale selon le sexe et la qualification.
On l’a oublié : avant la loi de janvier 1981, votée en urgence à la fin du septennat de Giscard, un employeur n’avait pas le droit - sauf dispositions conventionnelles exceptionnelles - de proposer des contrats à temps partiel ! Les salariés à temps partiel, peu nombreux, étaient en réalité pour la plupart d’entre eux « à temps réduit » sur des postes à temps plein, et l’accord des représentants du personnel était exigé (loi de 1973). La loi de 1981 a créé le « temps partiel à l’initiative de l’employeur ».
Depuis cette victoire patronale, non remise en cause par la gauche revenue au pouvoir en mai 1981, la proportion d’emplois à temps partiel est passée de 17 % à 31 % pour les femmes et de 2,3 % à 5,7 % pour les hommes. Et c’est le « mauvais temps partiel » qui s’est le plus développé : le temps partiel dit « subi », qui concerne essentiellement les femmes. Ces dernières représentent 82 % des salariés à temps partiel. Avec une conséquence directe sur leurs rémunérations. Il y a près de 80 % de femmes parmi les salariés dont les rémunérations sont très basses (c’est-à-dire inférieures à la moitié de la médiane, qui est le niveau de salaires qui partage l’ensemble des salaires en deux parties égales).
Il faut mettre fin à ce temps partiel contraint, morcelé, qui empêche les gens d’en vivre décemment. 970.000 femmes et 260.000 hommes étaient en 2005 à « temps partiel souhaitant travailler davantage ». Et ces effectifs ont bondi ces dernières années (+ 10 % en deux ans). Encore faut-il ajouter que, dans ces chiffres, on ne compte pas ceux et surtout celles qui, dans l’état actuel des choses (insuffisance de solutions pour les enfants ou pour les parents âgés, inégalités subies au sein du couple, au sein de l’entreprise, état des offres d’emploi, etc.) se contentent faute de mieux de leur temps partiel, ne déclarent pas vouloir ou pouvoir travailler davantage, ne font donc pas partie des chiffres du temps partiel subi, mais subissent en réalité des contraintes fortes limitant leurs possibilités de choix.
On peut faire reculer ces pratiques, par des pénalisations et par des obligations. L’une des recommandations de la Présidente (UMP) de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, consiste à préconiser la réintégration systématique dans un emploi à temps complet après une période « maximum (à déterminer) » de travail à temps partiel, pour les salariés qui le souhaitent. Une telle mesure irait dans le bon sens, mais il faudrait aller bien plus loin en légiférant pour encadrer strictement la possibilité de créer des contrats à temps partiel, à défaut d’en revenir à la situation d’avant 1981.
La période actuelle est celle d’une dualisation des temps de travail. Pendant que certains n’en ont pas assez pour vivre ou n’en ont pas du tout, d’autres, souvent eux aussi sous la pression des employeurs, en ont trop. Il n’est pas acceptable, dans un contexte de pénurie d’emplois à temps plein et d’expansion du temps partiel contraint, qu’il y ait encore aujourd’hui en France environ 10 % de salariés travaillant plus de 48 heures par semaine.
À l’opposé du discours de Sarkozy sur la « liberté du temps de travail », dont l’histoire montre qu’il s’agit d’une liberté accrue des employeurs de fixer leurs conditions, nous aurions besoin de droits (« opposables ») à un emploi et à des horaires décents.

4. Revenir au taux marginal d’imposition des Trente Glorieuses

Comment mettre fin au scandale des très hauts revenus et, simultanément, dégager des ressources publiques pour aider au financement de la progression des bas revenus ? L’outil public numéro un est la fiscalité progressive sur le revenu. On devrait y ajouter une fiscalité plus lourde sur les gros patrimoines et successions. D’énormes « cadeaux fiscaux » ont été faits ces dernières années par la gauche et par la droite aux prétendues « classes moyennes », en réalité essentiellement aux 10 % les plus aisés, et plus encore aux plus riches d’entre eux. Sans action résolue dans ce domaine crucial de la fiscalité, il est vain de prétendre réduire les inégalités de revenus autrement qu’à la marge.
Il faudrait notamment réintégrer dans l’assiette du barème progressif les revenus qui y échappent et supprimer les impositions proportionnelles (applicables sur certains revenus de capitaux mobiliers et sur les plus values mobilières et immobilières), diminuer les déductions et réductions, et revoir le barème pour en augmenter le nombre de tranches ainsi que les taux, (surtout vers le haut), supprimer ou diminuer fortement les réductions d’impôts pour l’emploi d’un salarié à domicile, ainsi que les diverses aides fiscales à la création et à la transmission d’entreprises (dont le coût est évalué à 2,3 milliards d’euros en 2006 pour des résultats insignifiants). Le système du quotient familial, foncièrement inégalitaire, devrait être largement révisé.
Au cours des Trente Glorieuses, le « taux marginal supérieur effectif » d’imposition des revenus [3] a généralement été égal ou supérieur à 70 % en France. Il a même atteint ou dépassé 80 % à certains moments. De tels taux ont également été pratiqués aux États-unis. Ils ne sont donc nullement farfelus. C’est là qu’il faut agir en priorité pour limiter les excès. Un large débat public est indispensable pour savoir à partir de quel niveau de revenus un taux marginal élevé, par exemple de 80 %, pourrait être à nouveau appliqué. Mais, à titre d’hypothèse, et puisque les enquêtes indiquent que l’immense majorité des Français trouve « indécentes » des rémunérations supérieures à 10 Smic, on peut juste indiquer qu’un « super-taux » au-dessus de 10 Smic (à temps plein) concernerait moins de 1 % des ménages.

Enfin, ces diverses mesures doivent être mises en débat en Europe, car bien qu’il soit possible d’aller dans ces directions en France sans attendre, il est clair que les tensions seront fortes si le dumping social et fiscal continue de se propager. Ici comme ailleurs, on a besoin d’une « convergence par le haut » des normes sociales et fiscales.

[1] Le Progrès. Propos repris dans Politis, 18 mai 2006.

[2] Insee première, n° 1017, mai 2005.

[3] Ce taux, calculé par Thomas Piketty (op. cit. p. 325-326), intègre les majorations exceptionnelles diverses. Il est donc supérieur au taux des barèmes d’imposition.

ATTAC FRANCE