De retour de Bamako

Par Susan George

Plusieurs camarades ont eu la gentillesse de me dire qu’ils avaient apprécié les bulletins que j’avais envoyés de Hongkong. A Bamako, pour le Forum social mondial « polycentrique », je ne pouvais travailler de la même manière car je ne pouvais pas brancher mon propre ordinateur sur l’ADSL et l’ordinateur disponible avait bien sûr un clavier français, obstacle redoutable pour votre servante. Bref, voici au retour quelques impressions d’un événement très riche et très instructif. FSM « polycentrique » parce que, vous le savez, il est éclaté cette année entre Bamako, Caracas et, au mois de mars, Karachi. En 2007, ce sera de nouveau le FSM tout court, organisé par les pays de l’Afrique de l’Est (Kenya, Tanzanie, Ouganda, etc. anglophones) et se tiendra à Nairobi.

L’écrivain et ancien ministre malien de la culture Aminata Traoré, très impliquée dans la construction de ce FSM est une amie ; c’est elle qui s’est occupée de mon voyage et de mon hébergement. La maison d’hôtes - ce n’est pas vraiment un hôtel - d’Aminata est une merveille et j’ai envie de vous le décrire d’abord, ainsi que les activités d’Aminata elle-même.

Le « Djenné » se situe donc dans le « quartier pavé » comme on dit là-bas. Pavé par les soins d’Aminata, d’abord dans la rue où elle s’est installée, ensuite, devant l’émerveillement des voisins de ne plus être dans la poussière et les égouts à ciel ouvert, grâce aux fonds de la coopération luxembourgeoise qu’elle est allée chercher. Dans le même quartier, toujours grâce à elle, un centre d’artisans, un restaurant de cuisine africaine (et sans alcool) où tout le monde était reçu la veille de l’ouverture du FSM ; une boutique qui vend la production d’artisans et d’artistes locaux, et un petit marché nouveau où les coopératives de femmes peuvent vendre leurs produits. J’y ai acheté des tranches de bananes séchées et du gingembre pilé (le jus de gingembre est merveilleusement tonique). Aminata est une maîtresse-femme, s’occupant des uns et des autres et croyant à la capacité et aux savoir-faire de ses compatriotes.

Tout est fait avec les matériaux et les techniques des artisans maliens : murs en terre épais, sols, salles de douche et escalier en pierres plates ; la rampe d’escalier en branches d’arbre liées par de fines cordes nouées multicolores ; les textiles (rideaux, tapis, tentures muraux) tissés localement ; les portes en bois sculpté aux dessins géométriques rehaussés de métaux, des meubles fabriqués sur place, même le petit lavabo n’est pas en porcelaine mais en cuivre martelé. C’est simple, superbe et j’ai demandé le prix pour faire venir deux amies de mon Institut TNI :c’est deux fois et demi moins cher qu’un hôtel classique. J’ai demandé aussi à Aminata si elle avait fait des émules. Peut-être pour certains éléments, me disait-elle, mais pour la construction, « les gens réclament encore des parpaings et du ciment », alors que les murs en terre ne coûtent rien (elle a eu gratuitement de la terre creusée ailleurs pour faire des fondations) et fournissent une climatisation naturelle.

Voilà pour le décor. Bamako elle-même est une ville très étendue, poussiéreuse et essentiellement commerçante, il est même inquiétant qu’il y ait relativement peu de production sur place. Au plus grand marché, on vend beaucoup de légumes de saison produits localement ainsi que des ustensiles de cuisine, mais aussi d’immenses balles de vêtements de récupération envoyés d’Europe, vendus dans d’innombrables stalles. L’optimiste dira que ces affaires à très bas prix permettent à chacun de s’habiller décemment ; le pessimiste que ça tue l’industrie du vêtement local. Mais les femmes s’habillent toujours avec beaucoup d’élégance de longues robes et boubous et coiffures élégantes en tissus africains.

Le FSM était éclaté en 9 ou 10 endroits. Ce n’était pas un problème pour les Européens, on prend l’un des nombreux taxis pour l’équivalent de 2 ou 3 euros, mais j’espère que les Africains avaient une solution autre que la marche à pied. Seul autre moyen : des minibus privés où les gens s’entassent à 15-20 personnes et où il faut être dans le coup pour savoir où ils vont car ce n’est marqué nulle part. La Banque mondiale est passée par là, il n’y a pas l’ombre d’un service public en ville (je ne sais pas s’il y en avait « avant ») et a aussi fait privatiser le chemin de fer qui va à Dakar. « Détail » : avant la privatisation, les veuves de cheminots pouvaient prendre le train gratuitement pour aller récupérer leur pension à Bamako. Maintenant, grâce à la privatisation, le billet leur coûte jusqu’au quart de la pension qu’elles vont toucher.... Merci la Banque !

Avant l’ouverture du FSM s’est tenue une réunion « off » aux Palais des Congrès, pour célébrer le cinquantenaire de la grande conférence de Bandoung où s’étaient retrouvés Nehru, Chou en Lai, Nkrumah et autres personnages mythiques. Cette réunion à Bamako était organisée par les mêmes personnes qui avaient mis sur pied le tout premier « anti-Davos » auquel j’ai assisté en 2000, sorte de prélude ou d’embryon des FSM à venir, même si l’on ne le savait pas à l’époque : Samir Amin, François Houtart et, surtout, le « Monde diplomatique », Bernard Cassen et Ignacio Ramonet en tête. Autour du thème « De la création d’une conscience collective à la construction d’un acteur collectif », cet événement devait réunir « une centaine d’intellectuels » [1] ; en fait tous ceux qui étaient déjà arrivés à Bamako y ont participé.

Avant la tenue d’une dizaine d’ateliers sur des thèmes variés, les interventions à l’ouverture ont permis à quelques personnes de s’exprimer. Après l’accueil d’Aminata, Taoufik ben Abdallah de l’ENDA, l’un des principaux organisateurs du FSM-Bamako, a mis l’accent sur « [la reconstruction] de l’unité du Sud en tenant compte des réalités de l’hégémonie, de l’asservissement et des contradictions qui existent aussi entre pays du Sud » ; M. Murthi de l’Inde sur l’esprit de Bandoung de « construire un monde à nous, gens du Sud » ; Samir Amin aussi sur la reconstruction d’un monde fondé non pas sur l’impérialisme, le colonialisme et l’exploitation mais sur le droit au développement et plus d’égalité. Bandoung avait créé un espace et contraint le Nord à prendre en compte certaines exigences du Sud.

C’est sans doute Ignacio Ramonet qui a fait l’intervention la plus structurée et la plus politique : pour lui, l’événement était conçu pour permettre de faire avancer le mouvement altermondialiste vers la dernière des quatre étapes. Identifier la nature de la mondialisation néo-libérale et ses acteurs ; les contester à travers manifs et protestations ; rassembler tous ceux qui protestaient ; proposer, en s’inspirant de Bandoung pour, enfin, créer cet acteur collectif qui doit être un acteur politique.

Et c’est sur ce point que tous les participants du FSM proprement dit ne seraient sans doute pas d’accord. Quand certains prennent l’initiative d’un manifeste, d’autres font remarquer qu’un programme politique ne peut pas émaner de quelques stars, aussi brillantes soient-elles, mais doit émerger de la base et qu’aujourd’hui c’est encore trop tôt. Ce a quoi les autres répondent : « Il y a urgence ». Les deux ont raison. Mon avis personnel ? C’est vrai qu’il y a urgence, mais si jamais le mouvement était sommé de devenir un acteur « politique » dans le sens classique, assujetti aux décisions d’une structure dominée par quelques-uns, non seulement cela ne marcherait pas, mais je crains que cela ne fasse que reproduire, en plus grand, la crise que nous avons connue a Attac France avec l’épisode des « Listes 100 % altermondialistes ». D’un autre côté, j’aimerais bien que, de la base, vienne une demande qui provoquerait une manifestation mondiale comme celle du 15 février 2003 contre la guerre d’Iraq. On ne demanderait à personne de laisser tomber sa campagne préférée - dette, OMC, souveraineté alimentaire, que sais-je encore. Seulement, à un moment précis, nous démontrerions que nous sommes une force mondiale avec laquelle on doit compter et rendrions nos exigences visibles pour les « maîtres de l’univers ». Faudrait-il pour créer un tel moment attendre quelque chose d’aussi abominable que l’invasion de l’Iraq ? Cela, on ne peut le souhaiter et si c’est le cas, alors mon espérance est vaine.

Mais peut-être pas : le FSM lui-même m’a semblé un lieu d’où émergeait un très grand nombre de consensus et que sur les principales campagnes Attac, il y a beaucoup de convergences. Jacques Nikonoff a été plutôt du côté de la finance, je crois, moi j’ai essayé de me « recycler » sur les questions de l’alimentation, de la dette, de la Banque mondiale et du FMI sur lesquels j’avais beaucoup travaillé autrefois ; sans oublier bien sûr le commerce international et le rôle de l’Europe dans le monde, qui sont pour moi des sujets plus actuels. Avant de vous raconter un peu la variété des activités intellectuelles du Forum, quelques mots sur l’ouverture.

Une marche de près de deux heures entre la Place de l’Indépendance et le Stade Modibo Keita a été suivie au stade par un feu d’artifice - au sens figuré - de culture africaine : les Tambours du Burundi, les danseurs Dogon qui avaient déjà pris part à la marche, des danseurs guinéens et d’autres, le tout à la fois très « pro » et complètement authentique et bon enfant, pas apprêté, pas du « Jean-Paul Goude ». Je suis nulle pour estimer le nombre de participants - trois à cinq mille ? Voir la presse, pas ma chronique. Mais les chameaux, je peux compter, il y en avait trois, à la fin, très dignes, avec des Touaregs dessus.

Maintenant les séminaires - comme j’ai assisté ou présenté moi-même quelque chose dans sept ou huit, pas question de donner le détail. Je voudrais souligner toutefois la grande qualité, en général, des intervenants africains. Qu’ils soient syndicalistes, d’organisations paysannes ou intellectuels, ils sont "calés" et parfois bien plus que nous sur certains sujets. J’ai pris conscience par exemple de l’importance pour les pays africains des APE (EPA en anglais) qui sont les Accords de partenariat économique avec l’Union européenne (je connaissais déjà le Africa Growth and Opportunity Act des USA qui se fonde sur à peu près les mêmes principes). Ces APE imposent des conditions qui peuvent être plus dures encore que celles des IFI ou de l’OMC. Quelqu’un a obtenu une copie « fuitée » de l’APE avec le Kenya (normalement ces textes ne sont pas disponibles, dit-on) que je n’ai pas encore eu le temps de lire mais que je vais prendre très au sérieux. En gros, en l’espace de 12 ans après la signature de l’Accord, il faudrait que le signataire ait libéralisé 90% de son économie, agriculture comprise.

Un Nigérien, qui s’occupe de la Radio Alternative à Niamey, m’a fortement impressionnée en expliquant par le menu comment les stratégies, conditions et privatisations de la Banque mondiale avaient littéralement abouti à organiser la famine dont son pays a été victime l’an dernier. Il dit que nous entendrons encore parler de la faim au Niger car « ce n’est pas avec une seule bonne saison que l’on s’en sort ». Les Africains sont très clairs lorsqu’ils veulent la souveraineté et non pas la simple « sécurité » alimentaire, qu’ils considèrent comme un concept forgé par leurs adversaires. Ils sont tout à fait au courant des OGM aussi- Monsanto essaie de donner des semences aux paysans pour les rendre dépendants. L’injustice sur le coton a l’OMC a été aussi un grand sujet : on ne voit pas comment ils peuvent s’en sortir mais ils comprennent parfaitement que ce qu’ont proposé les USA à Hong Kong c’est de la poudre aux yeux. Un séminaire détaillé et très intéressant sur la dette odieuse (il s’agit d’un concept technique, permettant normalement de répudier légalement certains types de dettes) était proposé en partie par nos amis du CADTM. 

Comme ils le font depuis que je les entends, c’est à dire environ trente ans, les Africains se plaignent amèrement de leurs gouvernements qui semblent effectivement incarner l’incompétence, pour ne pas dire plus. Comme ils n’écoutent guère leurs propres citoyens, pourtant informés, ce serait peut-être utile de réfléchir à comment nous du Nord, qui avons encore du prestige, pourrions les mettre en garde contre certaines démarches - accepter les OGM par exemple.

En dehors des séminaires dans la journée, j’ai assisté à deux réunions le soir - une petite avec quelques membres d’Attac dont je pense que Jacques dira un mot et celle des partenaires du CRID où les organisateurs du Forum nous laissaient entrevoir les difficultés qu’ils avaient connues pour réaliser quelque chose que j’ai trouvé pour ma part au moins aussi bien organisé que Porto Alegre, quoique pour un nombre de participants plus réduit. Au début le gouvernement pensait qu’il s’agissait d’un rassemblement de casseurs : petit à petit il a compris la réalité et a fini par donner l’équivalent d’un million et demi d’anciens francs pour l’organisation. Cela a permis de faire venir un grand nombre de Maliens de tout le pays.

Le mieux c’était que, pour la première fois, les Africains participaient massivement à un FSM. Leur gentillesse et leur sens de l’hospitalité légendaire, n’ont pas fait défaut, bien au contraire. Il me semble tout à fait possible de faire un grand nombre de propositions en commun, avec des organisations de là-bas.

Et pour comble de joie, j’ai trouvé tôt un matin au marché des artisans du centre ville, pour pas cher, un masque ancien, certainement précolonial, dont la forme me plaisait énormément mais qui était tellement encrassé qu’on n’en voyait pas le détail. Comme hier, ayant dormi environ trois heures dans l’avion, je n’étais bonne à rien intellectuellement, j’ai passé l’après-midi à le nettoyer soigneusement. J’ai découvert qu’il était partout rehaussé de cuivre ouvragé. Puisqu’il porte une double couronne, je l’appelle désormais mon roi bambara.

Notes :

[1] Voir l’édito d’Ignacio Ramonet dans Le Monde Diplomatique de janvier 2006.