Eclosion de la mélancolie en politique

Paru dans Libération

Par Philippe Corcuff
Maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon

“Et nous voici de nouveau dans le désert. Mais je ne veux pas croire qu’il ne se passera plus jamais rien. Que les citoyens n’exerceront plus leur pouvoir qu’en mettant un bulletin dans l’urne pour désigner comme souverain (à leur place) un monsieur qui a une bonne tête à la télévision”. La tonalité mélancolique de cet “Éloge de la politique” par Roger Vailland en 1964 revêt une actualité particulière. Le processus de professionnalisation politique et de présidentialisation s’est accusé, élargissant l’écart entre les jeux politiciens et les citoyens. Et puis de multiples désenchantements sont venus nourrir la mélancolie du côté gauche de la politique : désenchantement à l’égard des expériences dites “communistes” (transformées en totalitarismes), désenchantement à l’égard du PS (enlisé dans le social-libéralisme), déception à l’égard du gauchisme soixante-huitard (reconverti dans l’establishment ou replié dans des groupuscules dogmatiques) ou à l’égard des Verts (“la politique autrement” s’étant métamorphosée en politique politicienne comme les autres).

Face à cette mélancolie, l’inconscient médiatique, en quête des miroitements du “neuf”, participe au lancement de produits de substitution. Version nostalgique de ces marchandises en toc : “la Mitterrandomania”, qui exhume un politicien manipulateur ayant contribué à la paralysie marchande de la gauche. Version modernisée : on promeut une simple image appelée “Ségolène Royal”.
Mais le produit le plus vendeur semble être le “Nicolas Sarkozy”. Un coup marketing : des phrases-chocs qui augmentent le niveau de démagogie du discours politique, des gesticulations immédiatement médiatisables remplaçant l’action, une face people avec le “ça s’en va et ça revient” de Cecilia...Un bouffon pour nous distraire en ces temps mélancoliques ! Et la pointe avancée du carriérisme et du cynisme tranquilles en politique. Les analogies entre le politicien professionnel type Sarkozy et la bourgeoisie croquée par Marx sont saisissantes : “Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul égoïste”. À côté de cette évolution desséchante, l’éthique libertaire incarnée par Olivier Besancenot, qui continue d’exercer son métier de facteur malgré ses responsabilités politiques, apparaît rafraîchissante.
Alors Sarkozy : un quasi-“fasciste” ? Plutôt un démagogue proche de la version sécuritaire du social-libéralisme de Tony Blair. Ceux qui participent, pour des raisons diverses (besoins militants d’ajouter un ersatz de dramatisation dans le vide ambiant ou intérêts électoraux), à diaboliser Sarkozy en clone de Le Pen nous préparent une valorisation a contrario de produits plus lisses comme Dominique de Villepin, François Bayrou ou Ségolène Royal. Et face à ce qui aura été dépeint comme le pire, comment “le peuple de gauche” pourra-t-il résister au “vote utile” pour le candidat PS dès le premier tour ? Pourtant, on a déjà donné avec les “de Gaulle fasciste”, “Pompidou fasciste”, “Giscard fasciste”...Privatisations, inégalités, précarisation, chômage, affaiblissement de l’État social, promesses non tenues d’“intégration”, réduction de l’Europe à un espace commercial, etc. : le social-libéralisme de gauche et le libéralisme social de droite ont, avec des petites différences, conduit alternativement aux dégradations actuelles. Sans avoir eu besoin d’un ultra-libéralisme à la Thatcher/Reagan, agité comme un épouvantail électoral par le PS.

Les médias, dans leur course-poursuite après un “nouveau” vite défraîchi, ont leur part de responsabilité dans la situation. Mais pas à la manière du “grand complot néolibéral” supposé réunir capitalistes-politiciens-intellectuels-journalistes, qui fait tellement frétiller de manichéisme quelques critiques simplistes des médias et leurs lecteurs. Notre mélancolie déboussolée semble avoir autant besoin de “héros d’un jour” que de boucs émissaires. Cependant, pour stimuler les résistances face aux dérives propres aux médias et au poids grandissant des logiques économiques, mieux vaudrait prendre davantage au sérieux les idéaux qui ont été inscrits historiquement dans le métier de journaliste. Le digne refus de l’étranglement de leur indépendance, sous les coups de butoir conjugués de l’homme d’affaires Bruno Rousset et du maire PS de Lyon, Gérard Collomb, par les journalistes de l’hebdomadaire Lyon Capitale en constitue un exemple.
À l’écart, la gauche radicale émergente, qui a marqué des points avec le succès du “Non de gauche” à la constitution européenne, pourrait nous aider à sortir de la mélancolie politique par l’invention d’une nouvelle politique mélancolique. Une politique mélancolique, car tenant compte des échecs passés, des incertitudes de l’avenir, des tâtonnements nécessaires à l’éclosion d’un autre monde. Une politique gauche et de gauche, consciente de ses maladresses et de ses faiblesses. “Je ne me considère pas plus importante que cette petite coccinelle et, imbue du sentiment de mon infime petitesse, je me sens ineffablement heureuse”, écrivait Rosa Luxemburg de sa prison en 1917, moins de deux ans avant que “Rosa la rouge” ne soit assassinée. Elle anticipait un héroïsme de la fragilité, éloigné des vains rêves de pureté et d’absolu.

Une nouvelle gauche aurait aujourd’hui tout à la fois besoin de pragmatisme et de radicalité. Pragmatisme, en se préparant à participer à une expérience gouvernementale qui inverserait la logique néolibérale. Radicalité, car les conditions ne sont pas réunies pour échapper à l’hégémonie sociale-libérale. Or, les agitations en cours autour d’une “candidature unitaire” ambiguë à la gauche de la gauche (réunissant ceux qui ont besoin à tout prix du PS pour survivre institutionnellement et ceux qui s’efforcent d’explorer un chemin différent) risquent d’étouffer dans l’œuf la possibilité même d’une autre politique au nom d’une mystique unitaire sans contenu.

Mieux vaudrait utiliser nos forces limitées pour lutter quotidiennement contre l’inacceptable, pour expérimenter d’autres façons de vivre et de travailler, pour dessiner avec les mouvements sociaux un projet alternatif de société, pour esquisser les contours d’un nouveau type d’organisation politique. Qui réponde aux aspirations à la justice sociale et au respect individuel qui se sont exprimées dans les banlieues en novembre, du côté des émeutiers comme de ceux qui récusaient la violence.
En prenant à bras-le-corps les divisions travaillant les révoltes sociales, renvoyant à la diversité des formes de domination. Divisions entre hommes et femmes, entre ceux qui subissent l’exploitation capitaliste et ceux qui sont en plus soumis à l’oppression postcoloniale, entre hétérosexuels et homosexuels, entre victimes de racismes distincts (islamophobie et judéophobie notamment, suscitant des combats concurrents), etc. Ou divisions au sein des quartiers populaires entre ceux qui brûlaient les voitures et ceux dont les voitures brûlaient.
Divisions, également, entre générations quant à la prise en compte des effets de nos actes présents sur la vie écologiquement dégradée des générations futures. La convergence des désirs, des luttes et des expérimentations n’est pas donnée à l’avance, elle suppose travail, mise en rapport, débats, dans la pluralité et des contradictions assumées. Et puis il y a tout le champ des imaginaires quotidiens, où les frustrations et les rêves de nos individualités blessées cherchent à tâtons la possibilité d’une autre vie, d’un ailleurs. La nouvelle gauche radicale a tant à faire plutôt que s’essouffler dans des projets d’alliances électorales qui n’ont pas de sens en l’état des rapports de forces.

* Dernier ouvrage paru : Les grands penseurs de la politique (Armand Colin, collection “128”).