Exposé de Jacques Nikonoff, Président d’Attac-France

http://www.france.attac.org/a5362

Forum international sur les nouvelles sources de financement du
développement,
Organisé par le Ministère pour la Coopération Economique et le
Développement (Allemagne)
Francfort, 24 août 2005

Participants au débat :
 Eva Zaher, animation
 Heidemarie Wieczorek-Zeul, Ministre fédéral pour la Coopération
Economique et le Développement (Allemagne).
 Celso Amorim, Ministre des Affaires étrangères (Brésil).
 Ingrid Mattäus-Maier, dirigeante de Bankengruppe (Allemagne)...
 Guillermo E. Nielsen, secrétaire d’Etat aux Finances (Argentine)...
 Oscar Andrés Rodriguez Maradiaga, Cardinal de l’archidiocèse de
Tegucigalpa (Honduras).
 Klaus Töpfer, Directeur exécutif du Programme des Nations Unies pour
l’environnement.

Madame et messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs,

Notre débat a pour thème « Qui doit payer » pour le développement des
pays pauvres ? Il est ajouté « nous, vous ou eux ? »
Ma réponse sera simple et courte : ceux qui ont les moyens doivent payer !
Pour justifier ce point de vue nous devons tous avoir à l’esprit le bilan
terrifiant des politiques de mondialisation libérale :

 1,3 milliard de personnes n’ont pas d’eau courante ;
 40 000 enfants meurent chaque jour à cause de maladies liées à la
famine ;
 800 millions souffrent de la faim ;
 l’instabilité économique et financière s’est aggravée, les crises sont
plus nombreuses, plus fréquentes, plus violentes ;
 l’environnement a été dégradé ;
 la corruption a progressé ;
 les violences urbaines se sont développées ;
 les conflits ethniques se sont multipliés ;
 l’écart total entre les 20 % les plus riches de l’humanité et les 20
% les plus pauvres a été multiplié par deux entre 1940 et 1990 (Pour
donner un seul exemple : en 1976, la Suisse était 52 fois plus riche que
le Mozambique ; en 1997 elle l’était 508 fois plus) ;
 l’espérance de vie en Afrique subsaharienne et en Russie a baissé de
façon dramatique ;
 plus du cinquième de la population mondiale vit encore dans le
dénuement absolu (avec moins de 1 dollar par jour), et la moitié n’a pas
2 dollars par jour pour vivre ;
 les 2,5 milliards d’habitants des pays à faible revenu connaissent
encore une mortalité infantile qui dépasse 100 pour 1 000 naissances
vivantes, alors que ce même taux, pour les 900 millions d’habitants des
pays à revenu élevé, n’est que de 6 pour 1 000 ;
 dans les pays à faible revenu, il y a encore en moyenne 40 %
d’analphabètes.

On retrouve aussi ce phénomène de pauvreté et d’exclusion au sein même
des sociétés dites développées.

C’est cette réalité inimaginable qui doit être le moteur moral de la
fureur collective indispensable pour mettre fin à ce scandale. Il faut
donc payer, et ce sont ceux qui en ont les moyens qui doivent le faire.
Je pense notamment, mais pas uniquement, aux 400 plus gros contribuables
des Etats-Unis d’Amérique qui ont eu un revenu brut, avant impôts, de 70
milliards de dollars en 2000. Cette somme représente plus de 1 % de tout
le revenu imposable des USA.

La question du développement et de son financement n’a jamais été posée
avec autant d’urgence qu’aujourd’hui. Par exemple personne ne peut nier
que le terrorisme fanatique trouve une de ses sources principale dans
les inégalités.

Lors du « Sommet du millénaire », les chefs d’État et de gouvernement,
rassemblés au Siège de l’Organisation des Nations Unies à New York, du 6
au 8 septembre 2000, ont adopté un texte d’une importance capitale
intitulé « déclaration du millénaire ». Permettez-moi d’en rappeler
quelques extraits :

« Nous ne ménagerons aucun effort pour délivrer nos semblables - hommes,
femmes et enfants - de la misère, phénomène abject et déshumanisant qui
touche actuellement plus d’un milliard de personnes. Nous sommes résolus
à faire du droit au développement une réalité pour tous et à mettre
l’humanité entière à l’abri du besoin. »

« Nous décidons : »
« De réduire de moitié, d’ici à 2015, la proportion de la population
mondiale dont le revenu est inférieur à un dollar par jour et celle des
personnes qui souffrent de la faim et de réduire de moitié, d’ici à la
même date, la proportion des personnes qui n’ont pas accès à l’eau
potable ou qui n’ont pas les moyens de s’en procurer. »
Ce texte est magnifique. Va-t-il rester une pure déclaration d’intention,
ou va-t-il susciter des actes concrets à la hauteur des enjeux ? Hélas,
le doute est permis.

Rappelons que selon le Programme des Nations unies pour le développement,
« Le coût de réalisation et de maintien d’un accès universel à
l’éducation de base, à l’eau potable et à des infrastructures
sanitaires, ainsi, pour les femmes, qu’aux soins de gynécologie et
d’obstétrique, est estimé à environ 40 milliards de dollars par an.
Cela représente moins de 4 % de la richesse cumulée des 225 plus grosses
fortunes ». Quarante milliards de dollars, c’est exactement la somme que
le Congrès américain a voté la première année pour les opérations de
guerre contre le terrorisme... En faisant cette remarque, je ne veux pas
nier la nécessité qui existe de dégager des moyens budgétaires pour
éradiquer le terrorisme fanatique. Je constate que le Congrès américain
a voté cette décision en une journée, car ses membres ont jugé que tel
était l’intérêt du peuple américain et des Etats-Unis.

Cet exemple montre tout simplement qu’il n’existe absolument aucun
obstacle financier à l’aide au développement. Demain matin, si les
gouvernements des pays développés le voulaient - et aussi les peuples de
ces pays - des moyens massifs, puissants, seraient mis au service du
développement du monde.

En regardant ce monde, on est en droit de poser la question suivante : en
présence de tant de richesse et de croissance économique d’un côté,
comment un tel degré de pauvreté et d’insécurité économique peut-il
exister d’un autre côté ? Comment peut-on s’habituer à cette situation ?
C’est la raison pour laquelle Attac s’est engagée dans la campagne
internationale « 2005 : Plus d’excuses ! »

Les logiques de rentabilité privée, économique et financière, priment
aujourd’hui sur la dignité des personnes et des peuples. Ce sont donc
les mécanismes qui génèrent la pauvreté qu’il faut éradiquer.
Je voudrais maintenant répondre directement aux quatre questions qui nous
sont posées par les organisateurs du débat.

1.- Où en sommes-nous après l’accord du G8 ?

La pression exercée par les ONG, dont le mouvement international Attac,
et de nombreux gouvernements de pays pauvres, a commencé à porter ses
fruits. Nous avons fait bouger le G8 par nos mobilisations. Mais ce que
nous avons obtenu reste extrêmement fragile.

Une campagne de propagande vise à faire croire que le G8 aurait annulé
toute la dette de tous les pays pauvres. Hélas il n’en est rien.
D’abord il ne s’agit pas d’annulation mais d’allègement puisque la
décision du G8 ne concerne que 40 milliards de dollars de la dette
détenue par ces 18 pays envers la Banque mondiale, la Banque africaine
de développement (BAD) et le Fonds monétaire international.
Ensuite seuls 18 pays sont concernés dans l’immédiat et non tous les pays
pauvres, peut-être 20 de plus à terme.

Et je voudrais dire aussi que ces allègements sont à chaque fois
conditionnés par la poursuite de l’ouverture progressive des économies
du Sud aux intérêts des transnationales du Nord, particulièrement par la
privatisation des services publics.

Ces contreparties sont en réalité une forme de chantage, les pays
débiteurs étant tenus d’augmenter leurs importations auprès des pays
créanciers.

Les pays concernés ne représentent au total que 10 % des habitants des
pays en voie de développement.
Et puis ces derniers jours nous avons appris que plusieurs pays non
membres du G8 remettaient en cause cette décision : Belgique, Suisse,
Norvège, Pays-Bas.

Ils peuvent bloquer la décision du G8 car ils détiennent au FMI 16,32 %
des droits de vote alors que les décisions importantes nécessitent 85 %
de ces droits de vote. La situation est donc particulièrement fragile et
le prochain G8, qui se tiendra chez vous, en Allemagne, devra refaire le
point.
En tout cas vous pouvez vous attendre à de très importantes mobilisations
de notre part.

Pour terminer sur ce point je voudrais rappeler que la dette des pays
pauvres n’est pas simplement un problème financier, c’est aussi et
d’abord un problème politique. Ainsi l’Egypte a reçu une réduction de
25 % de sa dette après avoir rejoint le « bon » côté dans la première
guerre du Golfe. En novembre de l’année dernière, l’Irak a reçu un
cadeau similaire. Les Etats-Unis ont annulé la dette du Pakistan à leur
égard quand ce pays a accepté l’installation de bases militaires sur son
sol lors de l’intervention américaine en Afghanistan.

2.- Budget public ou marchés financiers, faut-il plus de financements
privés ?

Là aussi ma réponse sera simple et courte : c’est l’aide publique qui
doit être décisive.
Certains dirigeants des pays pauvres demandent toujours plus
d’investissements privés dans leur pays. Il serait en effet absurde de
ne pas vouloir l’augmentation des financements privés. Mais c’est une
profonde illusion sur laquelle je voudrais alerter avec la plus grande
franchise.

Dans les pays pauvres, où la misère est considérable, aucun
investissement privé ne pourra jamais résoudre le problème de la
pauvreté et du développement. Car pour intéresser une entreprise privée,
surtout s’il s’agit d’une multinationale, il faut des consommateurs « 
solvables ». Que peut-on acheter avec moins de 2 dollars par jours,
comme c’est le cas pour des milliards d’individus ? De quoi se nourrir ?
se soigner ? s’éduquer ? se déplacer ?

Les populations pauvres n’intéressent pas les grandes entreprises
puisqu’elles ne peuvent rien leur acheter. Ce qui intéresse les grandes
entreprises, ce sont les personnes riches des pays pauvres et les
marchés publics des Etats de ces pays pauvres.

Nous voyons d’ailleurs dans cette attitude toute l’hypocrisie des
idéologues du « marché » qui ne recherchent aucunement à créer un marché
dans ces pays, c’est-à-dire à rendre la population solvable, mais à
bénéficier des avantages des fonds publics. Quitte à encourager
l’endettement de ces pays !

Là se trouve également une des sources de la corruption dans les pays
pauvres, car les marchés publics sont l’occasion de vastes trafics
d’influence, de pots de vin et de corruption.

Au lieu de tenter de frauder le fisc, les entreprises devraient être
fières de payer leurs impôts, et d’en payer beaucoup ; elles devraient
être fières de baisser la rémunération de leurs dirigeants et de
supprimer les stock-options. Voilà quelques suggestions à celles des
entreprises qui réfléchissent aux moyens d’avoir un comportement « 
éthique ».

Quant à l’utilisation des marchés financiers pour le financement du
développement dans les pays pauvres, je pense qu’il s’agit d’une facétie
des organisateurs de notre débat. Qu’ont fait les marchés financiers,
par exemple, pour le Darfour ?

Pour financer correctement le développement, l’essentiel doit reposer sur
l’aide publique. Elle seule, par nature, peut contribuer au
développement des pays pauvres. Et il y a beaucoup à faire.
En 2004 son montant était seulement de 78,6 milliards de dollars, soit
0,25 % du revenu national brut des 25 pays donateurs. En 2001 la
proportion était de 0,22 %. Le progrès est donc très faible. Les seuls
pays qui dépassent l’objectif de 0,7 % du RNB préconisé par les Nations
Unies sont le Danemark, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas et la
Suède. L’APD aux USA atteint 19 milliards de dollars (0,16 %). Ce
montant est ridicule.
Au total en un an les pays pauvres ont reçu moins de 80 milliards de
dollars en APD et ont versé 370 milliards pour leur dette extérieure.
Cette situation est une honte pour les pays riches.

3.- Faut-il des contributions volontaires ou obligatoires ?

Des contributions volontaires relèvent de la charité ou de l’aumône,
alors que les contributions obligatoires relèvent de la fiscalité. Ma
réponse, là encore, sera simple et courte : il faut des contributions
obligatoires.

La pensée unique néolibérale nous répète pourtant, de manière lancinante
par un matraquage médiatique permanent, que les « prélèvements
obligatoires » (impôts, taxes, cotisations sociales) auraient atteint
des niveaux « insupportables » dans les pays développés. Il faudrait
donc baisser les impôts et cotisations sociales, tout le temps et
partout. Ce serait la condition de l’efficacité économique et de la
création d’emplois.

Voilà pourquoi on nous pose cette question absurde sur le caractère
volontaire ou obligatoire du financement du développement.
Je voudrais rappeler que les impôts et cotisations sociales servent à
payer les prestations sociales (retraites, soins de santé, éducation...)
et aussi l’aide publique au développement. Le caractère trop élevé des « 
prélèvements obligatoires » n’est qu’un mythe. Nulle part dans le monde
l’économie et l’emploi n’ont profité des baisses massives des impôts et
cotisations sociales intervenues depuis le début des années 1980.
En réalité, l’attention attirée sur les « prélèvements obligatoires »
n’est qu’une diversion. Pendant ce temps, dans le silence, des firmes
multinationales livrent une « guerre fiscale mondiale » aux Etats auprès
desquels elles exercent un véritable chantage pour obtenir la baisse de
leurs impôts. Il faut au contraire augmenter le volume des recettes
fiscales et sociales pour financer les services collectifs, partout dans
le monde. Si la compétitivité se résumait au niveau des impôts et
cotisations sociales patronales, toutes les entreprises, dans le monde
entier, auraient envahi depuis longtemps l’Éthiopie ou le Bangladesh. Ce
n’est pas le cas parce que les entreprises ont besoin d’une main-d’œuvre
formée à des qualifications variées, d’énergie fiable, d’infrastructures
de transport et de communication, de marchés de proximité. Or ces
facteurs de compétitivité sont étroitement liés au niveau des dépenses
publiques.

La guerre fiscale et la menace de délocalisation a conduit nombre de pays
développés à céder au chantage et à baisser progressivement la pression
fiscale sur les entreprises et les investissements étrangers. Dans les
années 90, ces taux étaient habituellement de 30 à 35 % dans la plupart
des pays de l’OCDE. Au début des années 2000, rares sont les pays
développés qui connaissent des taux réels supérieurs à 20 %. Cette
évolution constitue un transfert du poids fiscal du capital vers le
travail. Cette situation explique en partie les inégalités croissantes
de revenus dans le monde.

Parallèlement les paradis fiscaux sont un moyen parfaitement légal, pour
les firmes multinationales et les personnes fortunées, d’échapper à
leurs obligations de contribution au bien commun. Alors que les pays
accueillant les paradis fiscaux ne représentent que 1,2 % de la
population mondiale et 3 % du PIB mondial, ils représentent 26 % de
l’actif financier mondial et 31 % des profits des seules FMN
américaines. On estime à environ un tiers du PIB mondial le montant des
actifs financiers détenus dans des paradis fiscaux. Selon des
estimations, l’argent passant par les paradis fiscaux se monterait entre
6 et 7 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du commerce mondial
annuel des biens et services. Sur cette somme, entre 3 et 4 000
milliards de dollars appartiennent à des personnes physiques fortunées.
D’après une étude du FMI, les investisseurs institutionnels
détiendraient 1 700 milliards de dollars dans les paradis fiscaux. La
plupart de ces sommes ne sont pas soumises à la fiscalité ou bénéficient
d’une fiscalité réduite. S’il est impossible de calculer la perte
fiscale pour les Nations avec précision, une estimation grossière la
fixe, pour les pays développés, à 50 milliards de dollars par an.
La fiscalité est un élément essentiel d’une société juste et efficace.
C’est l’obligation sociale et morale faite aux entreprises et aux
individus de payer proportionnellement à leurs revenus afin de financer
les biens publics et la protection sociale.

L’aide aux pays pauvres doit donc être obligatoire.
Après le système du « serpent monétaire » que nous avons connu en Europe,
il faut sans doute envisager le principe d’un « serpent fiscal »
encadrant de manière contraignante l’ensemble des éléments constitutifs
de l’impôt (champ d’application, bases, taux, etc...) afin de
déboucher rapidement sur une réelle harmonisation fiscale mondiale.
Les paradis fiscaux sont une insulte pour les centaines de millions de
personnes vivant dans la pauvreté. Ils sont devenus des éléments
centraux dans la globalisation financière. L’idéologie de la baisse des
impôts conduit à renforcer l’individualisme et l’égoïsme et à affaiblir
la solidarité.

Il serait parfaitement vain et hypocrite de réfléchir à la fiscalité
internationale et à de nouveaux mécanismes innovants de financement si,
parallèlement, rien n’était fait contre l’évasion fiscale. A vous qui
représentez ici de très grandes entreprises, des établissements
financiers ou des gouvernements je voudrais dire ceci : n’ayez plus peur
de l’impôt !
Aimez l’impôt !
Soyez fier de payer vos impôts et cotisations sociales !

4.- Faut-il un mécanisme global de financement pour les biens publics
mondiaux ?

Le financement du développement doit porter sur la satisfaction des
besoins des êtres humains. La dépense publique en est le vecteur :
quantité et qualité de l’alimentation ; santé ; éducation ; eau potable
et assainissement ; logement ; électricité... La personne humaine doit
être désormais placée au centre du paradigme du développement.
Depuis sa création, en 1998, l’association Attac mène une campagne
permanente à l’échelle internationale pour expliquer l’intérêt de la
mise en œuvre de taxes internationales, notamment la taxe Tobin sur les
transactions de change.

Les initiatives du Président de la République française sur ces questions
nous réjouissent, et nous y avons même contribué. C’est en effet le 30
avril 2003, alors que le Président de la République recevait une
vingtaine d’associations, dont Attac, dans le cadre de la préparation du
G-8 à Evian, que nous lui avons suggéré de créer un groupe de travail
sur les taxes internationales. Le Président ayant accepté, ce groupe a
commencé son travail - je cois que Jean-Pierre Landau, qui l’a animé,
interviendra tout à l’heure - avec des représentants d’associations,
parmi lesquelles Attac.

Ce rapport qui en a résulté est excellent. En faisant un large inventaire
des possibilités de taxes internationales, en évaluant les questions
techniques, économiques et politiques posées par chacune, il offre pour
la première fois une vue d’ensemble du sujet. Je ne peux que vous en
recommander la lecture.

D’autant que notre association, qui avait été sévèrement critiquée par
certains qui jugeaient notre proposition de taxe Tobin « irréaliste » ou
« démagogique », voit ses propositions reconnues puisque le rapport
Landau conclut que les taxes sur les transactions financières « sont
techniquement faisables », que « leur coût économique est limité », et
que les estimations de rendement sont « significatives ».
Si nous nous réjouissons de l’initiative du Président de la République
française, nous observons cependant deux approches profondément
différentes de la question des taxes globales. Il est même possible de
parler de deux logiques distinctes.

La première, qui est celle du rapport Landau et du Président de la
République, reste partielle. Elle ne se fixe que des objectifs de
financement visant à combattre la pauvreté dans le monde - objectifs que
nous partageons bien évidemment - mais elle ignore les dérives des
marchés financiers qui sont pourtant une des causes de cette pauvreté.
C’est ce que dit le rapport Landau : « L’objectif principal,
aujourd’hui, est de procurer les ressources nécessaires à la réalisation
des objectifs du millénaire. La fiscalité internationale doit être
d’abord et avant tout une fiscalité de financement ». Normalement, le
financement du développement n’a pas besoin de taxes internationales.
L’aide publique au développement, qui reste actuellement très loin des
promesses faites, est traditionnellement financée sur le budget des
Etats, c’est-à-dire sur l’ensemble des recettes fiscales nationales de
ces derniers. Pourquoi renoncer à cette pratique en inventant des taxes
internationales ? Tout simplement parce que l’endettement des Etats est
sévèrement encadré, particulièrement en Europe, par le Pacte de
stabilité et le Traité de Maastricht. La promotion de taxes
internationales sert en réalité à contourner l’obstacle Maastrichien par
un artifice comptable. Cela ne nous gène pas du tout, mais il serait
plus efficace de renégocier les critères de Maastricht et le traité
constitutionnel européen qui les sanctuarise, le vote « non » au
référendum français sur la Constitution européenne en offre d’ailleurs
la possibilité. Par ailleurs, le rapport Landau reprend tous les poncifs
habituels utilisés pour discréditer les taxes sur les transactions
financières. Après les avoir légitimées, il parle pourtant de « 
l’efficience » des marchés financiers qui serait perturbée par ces
taxes, de leur « coût qui réduirait le volume des transactions », elles
« réduiraient la liquidité des marchés », les « risques de double
taxation seraient élevés », il y aurait des « risques d’évasion » et de
« délocalisations »...

La seconde approche, celle défendue par Attac, est systémique. Nous ne
séparons pas le financement du développement des pays pauvres de la
nécessité de construire une nouvelle architecture financière
internationale. Le fonctionnement débridé des marchés financiers est en
effet une des causes de la pauvreté et de l’accroissement des inégalités
dans le monde, accélérées par les crises financières dont celle de 1997
en Asie qui a fait 12 millions de chômeurs supplémentaires dans la
région. Pour s’attaquer à celles-ci, on ne peut séparer la lutte contre
les paradis fiscaux, l’annulation de la dette publique externe des pays
pauvres, la mise en place de taxes internationales et la régulation des
marchés financiers et du commerce international. Tout doit se faire
ensemble.

Je prends l’exemple de la taxe qui est envisagée sur les billets d’avion
 : un dollar sur les 3 milliards de vols annuels. Cette taxe rapporterait
3 milliards de dollars. A priori, nous n’y serions pas opposés. Mais
quel est son impact sur les marchés financiers ? Nul ! Quelles sont ses
vertus régulatrices ? Aucune ! Nous pensons au contraire qu’il faut
réduire la liquidité des actifs financiers et leur rendement, décourager
la spéculation, favoriser le financement de l’économie par le crédit et
non par les marchés financiers.

C’est la raison pour laquelle il faut envisager, outre la taxe Tobin qui
porte sur le marché des changes, une fiscalité sur les transactions en
actions (il existe déjà l’impôt de Bourse qui pourrait être augmenté),
une fiscalité sur les transactions en obligations (il n’en existe pas),
sur les transactions effectuées sur les marchés dérivés (marchés à
terme, options, swaps...), sur les flux financiers entrant et sortant des
pays pratiquant le secret bancaire, sur les investissements directs à
l’étranger (IDE), sur les rachats d’action.

Je m’arrête un instant sur cette question.
En 2004, les sociétés européennes ont davantage reversé d’argent à leurs
actionnaires qu’elles n’ont levé de capitaux. En effet, les rachats
d’actions battent tous les records : 30 milliards d’euros, soit presque
la totalité de ce qui est nécessaire annuellement pour réaliser et
maintenir l’accès universel à l’éducation de base, à l’eau potable et à
des infrastructures sanitaires, ainsi, pour les femmes, qu’aux soins de
gynécologie et d’obstétrique. Ce serait un grand service rendu aux
entreprises que de taxer ces rachats d’actions qui gaspillent l’épargne
en interdisant l’investissement utile et favorisent l’économie
financière sur l’économie réelle.

Je veux dire aussi un mot sur le financement de la lutte contre le sida
envisagé par le Président de la République française. Nous partageons
naturellement cet objectif, mais il faut responsabiliser les grandes
firmes pharmaceutiques. Celles-ci ont une attitude scandaleuse sur les
génériques vis-à-vis des pays pauvres, et dépensent davantage d’argent
pour leur publicité que pour leur recherche. Une taxe sur les dépenses
de publicité pourrait être très incitative.

Un traité international est nécessaire. Il n’a pas besoin d’être
universel, c’est-à-dire concerner tous les pays. Certains d’entre eux,
présentant une masse critique, peuvent jouer un rôle pionnier.
L’argument qui s’y oppose, le risque de fuite des capitaux et de
délocalisations pour les pays signataires, est sans fondement.
Le temps manque ici pour en faire la démonstration, mais le haut niveau
des prélèvements obligatoires que le patronat français n’est pas le
dernier à dénoncer, n’empêche pas la France d’être le premier pays au
monde pour les investissements étrangers... Par ailleurs, les écarts de
fiscalité sur les valeurs mobilières sont déjà énormes dans le monde,
sans qu’ils conduisent à une concentration des opérations où la
fiscalité est la plus basse.

La mise en place de taxes globales demandera des années. Sans attendre,
un prélèvement exceptionnel pourrait être décidé par la communauté
internationale ou, par défaut, par l’Union européenne. Il pourrait
correspondre, pour donner un exemple concret, à 0,05 % de la
capitalisation boursière mondiale (nombre d’actions cotées en Bourse à
l’échelle mondiale, multiplié par la valeur de ces actions) qui
s’élevait, fin 2002, à 20 000 milliards d’euros. Un tel prélèvement
exceptionnel rapporterait 10 milliards d’euros. Personne ne pourra
croire qu’il mettra les actionnaires à genou et qu’il suscitera la
panique sur les marchés financiers.
Prenons l’exemple d’un actionnaire de Renault. Le 31 décembre 2004,
l’action cotait 61,55 euros. Avec le prélèvement de 0,05 %, ledit
actionnaire versera 3 centimes d’euros !

Oui ou non l’hypocrisie des bons sentiments va-t-elle cesser, et laisser
la place aux vraies mesures susceptibles de répondre aux vrais problèmes ?