Intervention de Jacques Nikonoff, président d’Attac-France, au forum social allemand

ERFURT, 23 JUILLET 2005
http://www.france.attac.org/a5285

Chers Ami(e)s et Camarades du Forum social allemand,

Je voudrais vous remercier de votre invitation à venir débattre du référendum qui s’est tenu en France le 29 mai sur le traité constitutionnel européen et de ses suites. Nous avons tout à gagner de ces échanges si nous voulons nous hisser à la hauteur que nous commande désormais l’histoire pour bâtir une Europe nouvelle.
Malheureusement nous ne pourrons pas vous inviter en France dans les mêmes conditions que vous m’avez invité en Allemagne, tout simplement, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, parce qu’il n’existe pas de Forum social français. Attac-France a pourtant proposé la construction d’un Forum social français, ou Forum social national. Nous avons en effet considéré que les Forums sociaux locaux, européens et mondiaux avaient joué un rôle très positif sur la base de la Charte de Porto Alegre : confronter des idées, élaborer des alternatives au néolibéralisme, prendre des initiatives de mobilisation et d’action. Pourquoi « zapper » l’échelon national en France alors que les politiques sociales ne sont pas une compétence européenne mais restent une prérogative nationale ? Est-ce qu’un Forum social national ne serait pas, en France, le moyen de rassembler et d’élaborer des convergences ? Pourquoi ce qui rassemble à l’échelle locale, européenne, mondiale, ne rassemblerait-il pas à l’échelle française ?
Il serait intéressant, pour nous en France, que le Forum social allemand fasse part de son expérience. Cela nous aiderait. Sans vouloir m’engager à sa place, je pense que le comité d’initiative français de préparation du Forum social européen pourrait consacrer l’une de ses réunions à écouter et à dialoguer avec des participants au Forum social allemand et d’autres Forum sociaux nationaux.

Je ne crois pas avoir été hors sujet en vous disant tout cela. Car les suites de la victoire des référendums en France et aux Pays-Bas seront déterminées par le débat sur la nouvelle Europe que nous voulons et sur les mobilisations sociales de résistance au néolibéralisme. Dans cette perspective les débats et les mobilisations ont tout intérêt à s’organiser à l’échelle nationale, dans chaque pays, et à l’échelle européenne, de manière articulée. Les Forums sociaux peuvent y contribuer.

Alors comment avancer ?

La première chose à faire est certainement de comprendre les raisons de la victoire des référendums français et néerlandais. Je ne parlerai ici, bien évidemment, que de la France. Ce référendum, vous le savez, a donné lieu dans notre pays à un débat sans précédent qui a passionné les citoyens, fait honneur à la démocratie et confirmé l’intérêt des Français à la chose publique.
Sur le plan juridique, les traités antérieurs à la Constitution européenne continuent de s’appliquer, notamment le traité de Nice.
Sur le plan politique en revanche, ces traités qui étaient rassemblés dans la Constitution européenne se trouvent, de fait, délégitimés.
En votant « non » à la Constitution, les électrices et électeurs ont également voté « non » à tous les autres traités qu’elle contenait.
Le processus de ratification du projet de Constitution européenne doit néanmoins se poursuivre. Nous avons beaucoup critiqué l’absence de démocratie : dans l’élaboration de cette Constitution ; dans son contenu ; dans son mode de ratification et de révision. Seuls 10 peuples de l’Europe pourront ou ont pu ratifier cette Constitution par référendum. Et peut-être moins encore après la peur qu’a provoqué chez les élites européennes les victoires françaises et néerlandaises. La démocratie commande que tous les référendums qui sont maintenus aillent à leur terme. Si au total, au lieu d’avoir pour l’instant deux pays qui ont rejeté ce traité constitutionnel, et qu’il y en ait trois ou quatre, le rapport des forces serait encore plus clairement en notre faveur.
Dans certains pays européens, le « non » français est assimilé à un « non » nationaliste, xénophobe, populiste ou d’extrême droite. Il n’en est évidemment rien.
Le « non », sur le plan politique, est constitué de 60 % de personnes se situant à gauche. Sur 7,5 millions d’électeurs du Parti socialiste, 3,5 millions ont voté « oui » et 4 millions ont voté « non ». La proportion en faveur du « non » est encore plus importante chez les Verts français.
Le « non », sur le plan sociologique, est un vote de classe. Ouvriers, employés, petits agriculteurs ont voté à plus de 60 % ou même à 70 % pour le « non ». Dans l’autre sens, 76 % des électeurs gagnant plus de 4 500 euros par mois ont voté « oui ».

Le référendum du 29 mai peut être analysé comme une triple victoire du peuple :

La victoire du « non » est celle de la résistance au néolibéralisme

La question libérale, en effet, a été au centre de la campagne en France. Cette idéologie, conçue dans les années 60 et 70, mise en Šuvre à partir des années 80 et triomphante dans les années 90, connaît son premier revers politique d’envergure dans un grand pays. Elle prétendait pourtant incarner la fin de l’histoire et ne connaître aucune alternative.
Le référendum du 29 mai rendait possible, pour la première fois, de dire en toute clarté « oui » ou « non » au néolibéralisme puisque cette Constitution s’apparentait à un manifeste néolibéral. Tel était l’enjeu véritable de ce référendum. Les partisans du « oui » en France, et notamment leur chef, M. Jacques Chirac, ne s’y étaient pas trompés : tous avaient plaidé le caractère « neutre » de cette Constitution en la qualifiant même de « bouclier » contre l’ « ultralibéralisme ».
Le rejet, par les citoyens, des politiques néolibérales menées par l’Union européenne s’applique aussi à la politique nationale. Depuis le « tournant de la rigueur » de 1982-1983 en France, les alternances entre la droite et la gauche - sans nier leurs différences - ont néanmoins conduit à des politiques similaires qui se trouvent également, du même coup, rejetées.

La victoire du « non » est celle de l’Europe

Le bilan de la construction européenne, particulièrement depuis son tournant néolibéral de l’Acte unique en 1986, accéléré par le traité de Maastricht en 1992, a été globalement désastreux.
La Constitution proposait de poursuivre dans cette voie et même d’accélérer le mouvement.
Des millions de citoyens ont au contraire manifesté leur volonté d’Šuvrer à une nouvelle façon de construire l’Europe : sociale, indépendante, écologiste, féministe, démocratique, pacifique, internationaliste. Pour la première fois depuis la création de l’Union les citoyens français se sont appropriés le projet européen.

La victoire du « non » est enfin celle de la démocratie

La construction européenne, depuis de nombreuses années, était élaborée dans le secret des arrangements entre groupes de pression patronaux, hauts fonctionnaires européens de la Commission et cabinets des ministères des pays de l’Union.
Le chantage au chaos, à la crise économique, à l’isolement de la France dont avaient menacé les partisans du « oui » n’ont pas eu de prise et n’ont pas effrayé les électeurs.
L’intervention de la quasi-totalité des chefs d’Etat et de gouvernement des pays de l’Union pendant la campagne électorale en France, y compris ceux qui ont refusé d’organiser un référendum dans leur propre pays, a été vécue par les électeurs français comme une tentative de leur dicter leur choix et de leur forcer la main.
La mobilisation unanime des grands médias français en faveur du « oui », comme des moyens de l’Etat, s’est retournée contre eux.
Le « non » français était majoritairement et authentiquement européen, antilibéral et démocratique.
Le peuple français a acquis lors de cette campagne une indépendance politique nouvelle ; aucun parti, aucune organisation, aucune personnalité ne peut s’en attribuer seul les mérites. Une force populaire et citoyenne est née.
Tel semble être le message adressé par les électeurs français.

Une remise à plat totale des objectifs et du fonctionnement de l’Union européenne sont donc nécessaires. Une nouvelle Europe est à construire. Telle est la perspective enthousiasmante qui s’ouvre aujourd’hui.
C’est pour contribuer à relever ce défi que les Attac d’Europe proposent de construire le Plan A-B-C pour l’Union européenne. L’élaboration de ce plan s’articulera avec les initiatives prises par d’autres forces, mouvements, rassemblements, collectifs. Les actions à mener s’inscriront dans les calendriers européens et nationaux dont les principales dates sont déjà fixées.
Dans ce plan nous distinguons ce qu’il convient de faire à court, moyen et plus long terme.

Plan A pour le court terme : des actions et des mobilisations contre les politiques néolibérales européennes

1.- Le plus urgent est d’aider les militants altermondialistes des pays dans lesquels vont se tenir d’autres référendums.
Plusieurs Attac d’Europe, dont Attac-Allemagne à qui je renouvelle nos remerciements, avaient envoyé des militants en France et au Luxembourg. Nous voudrions appeler toutes les organisations et collectifs européens à faire la même chose, à aider nos camarades qui ont des référendums dans leur pays, s’ils le demandent bien évidemment.
2.- Deuxième chose à faire : Attac-France et Attac-Pays-Bas ont proposé de faire un tour des pays de l’Union européenne.
Nous voulons sillonner les pays européens pour expliquer les « non » français et néerlandais ; rassembler des forces à l’échelle européenne ; préciser les alternatives. Nous avons appelé toutes les autres organisations françaises qui ont participé à la campagne pour le « non » progressiste et antilibéral à faire de même. Nous sommes donc disponibles pour venir faire des conférences débat en Allemagne, quand vous le voulez et où vous le voulez.
Si des collectifs locaux souhaitent nous inviter, vous pouvez me contacter à la fin de l’atelier.
3.- Toujours dans l’immédiat, des décisions urgentes doivent être prises par les institutions européennes.
Les autorités publiques françaises, et je pense aussi néerlandaises, doivent respecter la souveraineté populaire. Elles devront Šuvrer, au sein des institutions européennes, conformément au mandat qu’elles viennent de recevoir du peuple.
Quant aux institutions européennes, elles ne peuvent faire comme si rien ne s’était passé. Hélas le Conseil européen qui s’est tenu à Bruxelles les 16 et 17 juin n’a donné aucun signe tangible que le message des électeurs français et néerlandais avait bien été reçu. La démocratie se trouve donc menacée. Certes, le refus de deux pays ne peut à lui seul justifier un mandat impératif que les institutions européennes devraient appliquer pour revoir de fond en comble les politiques et le fonctionnement de l’Union. Les Français et les Néerlandais seraient alors accusés d’arrogance. Mais les refus français et néerlandais doivent déjà conduire les autorités européennes à changer certaines de leurs manières de faire. Le rapport des forces doit donc se consolider à l’échelle européenne.

Cette refondation démocratique de l’Europe que nous appelons de nos voeux implique dans l’immédiat une série de mesures urgentes de rupture avec les politiques néolibérales :
1. Demande du Conseil à la Commission de retirer tous les projets de directives européennes de libéralisation en cours (notamment la directive Bolkestein, celle sur le temps de travail, sur les transports ferroviaires...), ainsi que le plan d’action sur les aides d’Etat.
2. Réunion d’urgence de l’Eurogroupe pour exiger de la Banque centrale européenne une modification substantielle de la politique monétaire.
3. Engagement de développer une véritable politique pour le plein emploi, passant notamment par la remise à plat du pacte de stabilité.
4. Progression substantielle du budget européen pour mener une politique sociale et pour augmenter le montant des fonds structurels à destination des pays nouveaux entrants afin de les aider dans leur développement, au lieu d’encourager le dumping social et fiscal, ainsi que les délocalisations.
5. Organisation d’une relance économique européenne, y compris par l’emprunt, fondée sur des investissements dans les infrastructures publiques contribuant à améliorer l’environnement, les transports ferroviaires, l’éducation, l’égalité entre les hommes et les femmes, la santé..., et visant à la création d’emplois.
6. Moratoire sur les négociations de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), réévaluation du mandat du Commissaire européen au Commerce, transparence sur les offres et demandes de l’Union européenne.
7. Mise en place de mesures visant à la suppression des paradis fiscaux et à la promotion de taxes internationales et de l’harmonisation fiscale en Europe.
8. Remise à plat de l’ « agenda » de Lisbonne (défini au Conseil européen des 23 et 24 mars 2000) et de l’agenda social 2005-2010, en vue de les mettre au service du progrès social et écologique.
9. Accroissement de l’aide publique au développement à 0,7 % du PIB des Etats membres de l’Union ; engagement plus fort dans les « Objectifs du millénaire » visant à combattre la pauvreté dans le monde et annulation de la dette des pays pauvres.
10. Fin du soutien à l’occupation de l’Irak et retrait immédiat des troupes des pays membres de l’Union.
Ces mesures, qui sont à débattre avec tous, constituent ce que nous appelons le plan A.
Des actions menées au niveau national et européen culmineront à Bruxelles, en décembre 2005, par une grande mobilisation à l’occasion du dernier Conseil européen sous présidence britannique.

Plan B à moyen terme : pour des institutions européennes réellement démocratiques

Les Attac d’Europe sont attachés à lexistence dinstitutions européennes authentiquement démocratiques, ce qui n’était pas le cas dans le projet de traité constitutionnel. Il faudra, en particulier, faire jouer un rôle important aux Parlements nationaux, tout en élargissant les prérogatives du Parlement européen ; retirer à la Commission le monopole de l’initiative législative, ainsi que les pouvoirs exorbitants dont elle dispose en matière de concurrence ; donner aux citoyens un droit véritable d`initiative populaire ; faciliter les coopérations renforcéesŠ
Il faut donc engager, à l’échelle du continent, le débat sur les institutions européennes et la démocratie.
La décision même de faire une Constitution, sa rédaction, son contenu, son mode de ratification et de révision n’ont en effet pas respecté les principes de base de la démocratie.
La rédaction a résulté d’un véritable coup de force de la Convention pour l’avenir de l’Europe, présidée par M. Giscard d’Estaing, qui ne détenait aucun mandat pour rédiger une Constitution.
Cette Convention ne pouvait pas être assimilée à une assemblée constituante, seule instance susceptible d’élaborer une Constitution.
Le contenu de la Constitution, trop long, trop complexe, mélangeant des articles constitutionnels à d’autres relevant de la loi, du décret ou même de la circulaire d’application, lui a ôté le caractère d’une Constitution qui doit se limiter à des principes.
Il en est de même pour le mode de ratification, où 15 pays sur 25 ont été privés de référendum, dont vous, ici, en Allemagne.
Quant aux possibilités de révision, elles étaient de facto impossibles puisqu’il fallait l’unanimité des 25 Etats.
Dans ces conditions, aucune renégociation de cette Constitution n’est possible. C’est l’idée même de l’intérêt d’une Constitution qui doit être mise en débat.
En attendant, l’Union européenne peut avancer à partir de traités internationaux soumis à référendums, s’appuyant sur les aspirations des peuples européens, sans se limiter, d’ailleurs, aux 25 actuels. Ces traités, à l’instar de l’euro, peuvent correspondre à des « coopérations renforcées » entre pays qui le souhaitent et sur des sujets précis qui peuvent porter sur les services publics ; l’emploi ; la protection sociale ; l’environnement ; la coopération internationale ; les taxes internationales ; les paradis fiscaux ; la fiscalité ; les délocalisationsŠ
Dans ces circonstances, le Forum social européen qui se tiendra à Athènes au printemps 2006 aura une responsabilité particulière. Il lui reviendra de trouver les formes, sans remettre en cause la participation d’organisations qui se sont déclarées favorables au traité constitutionnel, de dégager les convergences qui permettront de peser sur la refondation de l’Union européenne.

Plan C à plus long terme : pour une autre Europe possible

Si importantes qu’elles soient, les mesures de démocratisation institutionnelle qui devront faire partie du Plan B ne répondent que très partiellement aux attentes des vastes secteurs populaires qui veulent aussi donner un contenu politique, pacifique, social, culturel, internationaliste, écologique et féministe à la construction européenne.
C’est en effet l’ensemble des politiques de l’Union qui doit faire l’objet d’une remise à plat. L’ambition du Plan C que nous proposons d’élaborer collectivement est de permettre la naissance d’un vaste chantier démocratique, dans chaque pays d’Europe, pour une alternative à l’Europe néolibérale. Il s’agit d’élaborer tous ensemble, européens et non-européens, un projet européen de solidarité : solidarité au sein de l’UE ; solidarité entre l’UE et le reste du monde ; solidarité avec les générations futures.

Chers Amis et Camarades,

Une autre Europe est possible !
Nous la construirons ensemble !