Maroc

Interview de Souad Guennoun

Notre amie Souad Guennoun, photographe et documentariste, membre d’ATTAC/CADTM Maroc, a présenté (mars 2015), dans le sud-est de la France, son film « Caravane de solidarité internationale contre les dérives du microcrédit »
Avant son retour à Casablanca elle a répondu à quelques-unes de nos questions.

Souad, tu as fait revivre ces jours-ci la longue lutte (elle dure depuis 2011) [1] des femmes de la région de Ouarzazate contre les organismes de microcrédit qui les ont entraînées dans la spirale de la dépendance et de l’endettement et également les rebondissements de la lutte judiciaire menée par l’association de défense des victimes du microcrédit. Tu as également suivi et filmé la Caravane internationale de solidarité qui en avril 2014 a parcouru la région de Ouarzazate en soutien au mouvement des femmes et à l’association. Où en est-on aujourd’hui ?

L’ association de défense des victimes des microcrédits de Ouarzazate est en attente d’un nouveau procès en appel contre l’INMA [2]. La peine d’un an de prison ferme et l’amende de 30 000 dh chacun et 10 000 dh d’indemnité à INMA pèsent toujours comme des épées de Damoclès sur la tête d’Amina Morad et Benasser Ismaïni, les porte-paroles du comité de défense des femmes.

À noter que cette lutte rejoint d’autres luttes locales, les femmes employées dans les hôtels atteints par la baisse du tourisme, les mineurs etc... Omar Obouhou, le syndicaliste de l’union locale CDT [3] qui apparaît dans mon film pour montrer à la caravane cette région au sous-sol tellement riche de ressources vient d’être condamné à 6 mois de prison. La situation est grave pour Amina et Nasser ; mais on peut dire que tant qu’ils sont soutenus (et la caravane internationale compte pour beaucoup), ils sont intouchables.

Tu as présenté ton film entre autres au cinéma le Club à Grenoble, à la Maison des Femmes à Saint Martin d’Hères. Quelles réactions du public ?

Pour le capitalisme tout est marchandise, y compris les rêves

Il y a 2 ans, on parlait surtout des « dérives » du microcrédit. Oui il y a une arnaque du microcrédit au Maroc, mais aujourd’hui il y a une double prise de conscience :

  • Prise de conscience du"mécanisme" du microcrédit. Pour le capitalisme tout est marchandise, y compris les rêves. Dans les maisons en terre chez nous, vous trouverez le poste de télé qui trône comme une œuvre d’art, entouré de toutes les attentions, alors que les habitants manquent de tout. Illusoire signe de richesse ! Par le biais de l’argent c’est la consommation à tout prix avec pour conséquence la casse des savoir-faire et le démantèlement des solidarités.
  • Prise de conscience aussi du fait que la lutte contre le microcrédit (« Dégage microcrédit ! » comme disent les femmes) est un grain de sable dans le mécanisme de la dette. Ce qui est intéressant c’est que l’idée que « les microcrédits c’est le même mécanisme que la dette publique » avance, non sans actualité avec la question grecque actuelle. C’est là le point le plus important : par et grâce à leur lutte, les femmes de la région de Ouarzazate, pauvres et analphabètes l’ont fait apparaître. En cela elles sont à l’avant-garde.

Tu parles de traditions bousculées ?

Oui et on pourrait multiplier les exemples comme le scandale autour de l’argan : [4]

La récolte de l’argan s’intensifie au détriment de l’organisation locale autour de l’élevage des chèvres, de la production de lait et de fromages

L’arganier, arbre endémique du Maroc pousse dans le Souss sur des terres collectives où la société est organisée autour du partage, en particulier de l’eau. Les graines ramassées par les femmes au gré de leurs déplacements, puis cassées par elles dans leurs maisons après les multiples tâches qui leur incombent, sont transformées en huile pour une consommation familiale, pour des massages également et les écorces alimentent le feu... Jusqu’à ce qu’une association américaine « d’aide au développement » se mette en tête de « rentabiliser » cette manne, et de « sortir les femmes de la pauvreté », les vertus de l’huile d’argan étant popularisées en parapharmacie : la récolte de l’argan s’intensifie au détriment de l’organisation locale autour de l’élevage des chèvres, de la production de lait et de fromages. Les femmes, moyennant une faible rémunération- qui va rendre possible la consommation, porte ouverte aux crédits et au microcrédit- sont désormais sorties de leur mode de vie traditionnel pour être parquées dans des hangars en vue d’une production massive dans des structures appelées « coopératives ». Bel exemple d’extractivisme. Puis la mode du « bio » est passée par là. De produit local, parfois méprisé par les marocains de la ville, pour son odeur forte disent-ils, on est passé à une huile et des produits dérivés vendus très cher dans le monde entier... et tellement rentables que désormais on trouve des arganiers replantés en Israël !
Aux dernières nouvelles, l’huile d’argan serait détrônée par l’huile de cactus... Affaire à suivre.

Que peux-tu nous dire de façon plus générale de la situation actuelle au Maroc ?

On est dans une période répressive, le Mouvement du 20 Février est en recul mais cependant il y a actuellement de très importantes luttes en cours, par exemple :

  • lutte contre les expropriations, pour le logement dans les villes comme à Rabat, Casablanca : les quartiers historiques et populaires vétustes s’écroulent, se vident pour devenir des centres touristiques pour le plus grand profit des promoteurs immobiliers…
  • lutte des marins pêcheurs dans la région d’Agadir contre « le plan Alieutus » qui assure « l’exploitation durable de la pêche au grand capital local et international » et élimine la pêche traditionnelle ;
  • la lutte des ouvrières et ouvriers agricoles dans la même région contre les conditions de travail dans le secteur de l’agrobusiness : cf:vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=3BuT75g0hsI Soprofel au Maroc : des tomates pour l’Europe au goût bien amer ;
  • lutte dans la Zone industrielle de Tanger dont le port actuel est externalisé pour satisfaire et permettre l’accostage de plus grands navires et satisfaire les demandes des multinationales cf : La Zone franche de Tanger : Zone de non-droit ;
  • lutte des jeunes ouvriers désormais plus éduqués et syndicalisés qui sont exploités dans des zones industrielles, zones sans droit, pour produire des Renault Nissan. Sous-payés, ils savent que pendant ce temps en France les ouvriers de chez Renault sont mis au chômage.

Au Maroc, c’est clair qu’on voit les effets des offensives du capital et d’une accélération du néo- libéralisme en particulier au profit du marché européen comme par exemple ce grand projet solaire à Ouarzazate, pour fournir de l’électricité... à la France, au détriment des populations locales déracinées de leur terre, des nomades qui voient disparaître les routes des caravanes.
Si dans le monde on mettait autant de poids pour se mobiliser contre ce néo-libéralisme qu’on en a mis autour de l’affaire Charlie... on ferait grandement avancer la plus que jamais nécessaire révolution mondiale des peuples !!

Ta dernière visite en France c’était il y a 2 ans. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce pays que tu connais bien ?

Il y a 2 ans, je suis arrivée à Grenoble au moment de l’impressionnante Marche blanche, suite au meurtre à la Villeneuve de Kévin et Sofiane. Face à ce drame, le quartier tout entier s’est mobilisé, mobilisation largement soutenue localement. L’espoir de liens renforcés, de solidarités entre habitants, toutes origines confondues, était sensible, même si dans les quartiers, la question du voile était omniprésente. Aujourd’hui la campagne « Je suis Charlie » a aggravé les choses en stigmatisant la population musulmane qui ne se reconnaît pas dans ce slogan qui divise les pour et les contre.

Autre exemple : je suis arrivée à l’aéroport de Lyon un samedi soir de panique dans la région suite aux abondantes chutes de neige qui avaient rendu la circulation impraticable. Dernier vol, aéroport désert, personne pour renseigner où dormir et sur la suite envisagée. Et là, stupeur, aucun échange dans le hall, chacun dans sa bulle, l’oreille collée à son téléphone branché sur le wifi. Ils ont oublié de protester. Chacun dans sa case... comme dans les quartiers.
Autre phénomène inquiétant : une impression de « tiers-mondisation » de la France, sensible dans les rues où la misère s’affiche ou dans la situation des jeunes qui, même diplômés, ne trouvent pas de travail. C’est même pire que chez nous, où les liens, la solidarité existent encore comme en témoigne la volonté de se battre à Ouarzazate...

Les liens entre le Maroc et la France sont anciens et complexes. Que peux-tu en dire aujourd’hui ?

Il y a collusion entre les gouvernements du Maroc et de la France

Fabius est venu lundi 9 et mardi 10 mars au Maroc pour un « partenariat franco-marocain de lutte contre le dérèglement climatique, et contre le terrorisme ». Ce qui est choquant, c’est qu’au même moment on apprend que la France a décidé de décorer de la Légion d’Honneur Abdellatif Hammouchi, le chef des Services du renseignement et de torture marocain visé en France par une plainte de l’ACAT [5] pour complicité de torture...
En réalité, il s’agit surtout de démanteler les résistances qui mettent en danger le développement d’un libéralisme accéléré. Il y a collusion entre les gouvernements du Maroc et de la France. Les vieux démons de la Françafrique, dénoncée par Survie, renaissent. Et on pourrait longuement parler du rôle que joue notre pays dans la question de l’immigration clandestine, le Maroc touchant de l’argent européen pour être le gendarme de l’Europe...

Pour conclure je dirai que plus que jamais nous sommes unis, par ce que nous produisons, ce que vous consommez : agrobusiness, énergie solaire produite à Ouarzazate pour les consommateurs européens... Nous ne gagnerons pas seul-es, chacun dans son coin, si nos luttes ne se conjuguent pas contre un système d’exploitation capitaliste international, des guerres permanentes contre les peuples, l’accaparement des terres, des biens et ressources naturelles…

M.Claude Carrel CADTM/Grenoble - Mars 2015

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