La guerre crédibilise Al-Qaida

Pascal Boniface est membre du Conseil scientifique d’Attac.

Le conflit irakien renforce la détermination des terroristes islamistes à
agir contre l’Occident.
Nous sommes tous confrontés à la menace terroriste. Elle peut frapper chacun
d’entre nous, quelles que soient nos convictions. Pourtant, si chacun parmi
nous ou parmi ceux qui nous sont chers peut être victime demain, nous
divergeons sur les moyens de faire face à cette menace, présente pour
longtemps. Sommes-nous attaqués pour ce que nous sommes ou pour ce que nous
faisons ? Il est vrai que les terroristes éprouvent de la haine pour les
sociétés démocratiques occidentales. Ils nous attaquent donc pour ce que
nous sommes. Mais cela n’explique pas que le terrorisme se développe
aujourd’hui.
Car ce que nous faisons est également en cause. Si la guerre d’Irak n’a pas
créé le terrorisme, elle l’a néanmoins développé. Cette guerre menée au nom
de la lutte contre le terrorisme est en réalité venue le nourrir, et c’est
d’ailleurs ce que craignaient les opposants à ce conflit. Et ce n’est pas un
hasard si ce sont les partisans de cette guerre qui répètent aujourd’hui à
l’envi que nous sommes attaqués pour ce que nous sommes, nous évitant ainsi
de réfléchir à ce que nous faisons.

Le caractère désastreux pour la sécurité occidentale de cette guerre
apparaissait déjà avant les attentats de Londres. Samuel Huntington (1),
qu’on peut difficilement présenter comme un antiaméricain primaire avait
d’ailleurs déclaré dès janvier que « l’invasion de l’Irak a été vécue par les
musulmans comme une guerre contre l’islam », et qu’il était évident qu’en
agissant ainsi, « les Etats-Unis allaient générer de plus en plus de
terrorisme... ». En juin 2005, la CIA estimait que l’Irak était devenu un
terrain d’entraînement pour les extrémistes islamistes, plus efficace que
l’Afghanistan. Pourtant, au même moment, le président George W. Bush
déclarait : « Notre politique est en train de réussir et nous allons réaliser
notre mission, au bénéfice de la paix mondiale. »

Faut-il rappeler à George W. Bush qu’il a souvent justifié la guerre d’Irak
en affirmant qu’il était préférable de combattre les terroristes là-bas,
plutôt que de les voir attaquer le monde occidental ? Alors on comprend que
les officiels britanniques aient nié et nient toujours tout lien entre la
guerre d’Irak et les attentats de Londres. Pourtant le Royal Institute for
International Affairs (RIIA), qui n’est pas précisément un repaire
d’altermondialistes, vient de publier une étude selon laquelle le soutien
apporté par la Grande-Bretagne à la campagne militaire d’Irak a accru les
risques d’attentats contre les Britanniques, suscitant cette réflexion du
ministre des Affaires étrangères, Jack Straw, qui déclarait qu’« il n’est
plus temps de trouver des excuses au terrorisme ».
On voit bien ici où mène ce raisonnement, à la limite du terrorisme
intellectuel. Peut-on dire que tous ceux qui s’inquiètent de la façon dont
est menée la guerre antiterroriste cherchent des excuses au terrorisme ?
Non. Ils cherchent à comprendre, afin de trouver les moyens de mieux
combattre un terrorisme qui les concerne tout autant.

On ne peut admettre le raisonnement selon lequel « ceux qui ne sont pas avec
nous sont avec les terroristes. » Et Jack Straw ferait mieux de réfléchir à
l’impact non pas de l’étude du RIIA, mais à celui de la déclaration de son
collègue de la Défense qui, interrogé le 4 avril 2003 par la BBC, déclarait
 : « Les conséquences sont terribles, mais les mères des enfants tués par ces
bombes à fragmentation remercieront un jour les Britanniques de les avoir
employées dans le but de leur donner la possibilité qu’elles décident, par
elles-mêmes, du futur de leur pays. »

Le risque aujourd’hui est celui de l’engrenage, celui de renforcer une
politique qui se nourrit de son propre échec. Lorsque la maison du voisin
brûle, on ne s’arrête pas aux différends de voisinage et aux critiques que
l’on pouvait avoir sur son comportement. Mais l’aide n’implique pas
d’adopter par la suite un comportement qu’on jugeait auparavant néfaste et
qui risque d’aggraver le mal. La coopération policière et judiciaire, celle
des services de renseignements ne se discute pas. Mais adopter la politique
actuelle anglo-américaine de guerre contre le terrorisme au moment même où
son échec est patent mérite pour le moins un examen critique. La priorité
absolue donnée aux réponses militaires n’a débouché que sur plus de
violences et d’attentats. Et on va nous demander, du fait de ces attentats,
de durcir les réponses militaires ? C’est bien là le piège, à savoir se
rallier au nom de la condamnation du terrorisme à une guerre qui telle
qu’elle est menée n’a pas de fin, la victoire étant un horizon qui s’éloigne
au fur et à mesure qu’on s’en rapproche. On ne peut pas laisser les
pompier-pyromanes dicter la politique de prévention des incendies.

Tony Blair en est d’ailleurs conscient, lui qui affirme que pour lutter
contre le terrorisme, il faut remonter aux racines du fléau et apporter des
réponses politiques aux problèmes du Proche-Orient. Mais du fait de son
suivisme à l’égard de Washington, il ne peut qu’émettre un diagnostic exact,
sans pouvoir mettre en oeuvre le remède.

Si nous ne devons pas changer ce que nous sommes, soyons plus attentifs à ce
que nous faisons. Malgré les déclarations de bonnes intentions et le
discours de refus du choc des civilisations, la politique définie par
Washington et suivie par Londres est perçue par beaucoup ­ et y compris en
dehors du monde musulman ­ comme une politique d’agression, donnant plus de
crédibilité aux diatribes des leaders d’Al-Qaeda. Le recours au mensonge
pour convaincre les opinions est venu anéantir la crédibilité du discours
américain.

On peut certes passer par pertes et profits les 100 000 morts de la guerre,
et affirmer que l’Irak disposait d’un important arsenal d’armes de
destruction massive, que tout est normal à Guantanamo, que seules des fautes
individuelles expliquent Abou Ghraib, qu’il ne s’est rien passé de grave
pour la population civile à Fallouja, que l’armée américaine traite avec
respect la population irakienne, que la situation quotidienne des Irakiens
est devenue enviable, que les Palestiniens auront bientôt un état viable.
Mais alors ne faut-il pas s’étonner par la suite de n’être pas cru sur
parole ? Il ne faut pas s’étonner que tant de mensonges, au nom des
bienfaits de la démocratie et des valeurs de la société occidentale puissent
nourrir chez certains un sentiment de haine qui rejaillit sur le monde
occidental ? Si nous voulons que ce que nous sommes triomphe, encore faut-il
que ce que nous fassions soit vraiment en conformité avec ce que nous
proclamons et cesser avec les principes à géométrie variable. Et surtout ne
pas, par nos erreurs, faciliter la tâche de nos adversaires. L’objectif est
bien de réduire l’impact que le discours de Ben Laden peut avoir.

Dernier ouvrage paru : Vers la 4e guerre mondiale ?, éditions Armand Colin.

(1) Professeur américain de sciences politiques de tendance conservatrice,
auteur du Choc des civilisations.