Le capitalisme français reste aux mains d’un club très fermé

L’année 2010 sera-t-elle celle des grands changements au sein des conseils d’administration ou des conseils de surveillance des sociétés du CAC 40 ? Pour l’instant, ni la crise ni les recommandations du code de bonnes pratiques du Medef et de l’Association française des entreprises privées (AFEP), édictées fin 2000, n’ont provoqué de modifications majeures : les instances continuent d’être globalement très homogènes et consanguines.

Genre et âge. Un administrateur d’un groupe du CAC 40 est, dans plus de 90 % des cas, un homme. Selon le cabinet Ernst & Young, il a en moyenne 59 ans dans les grandes entreprises cotées.

Nationalité. L’administrateur est français dans 79 % des cas, selon Ernst & Young. Avec deux exceptions notoires : le Belge Albert Frère, qui siège chez le géant du luxe LVMH et le groupe énergétique GDF Suez ; et le Canadien Paul Desmarais, au conseil du pétrolier Total, du cimentier Lafarge, et de GDF Suez.

Jetons de présence. La rémunération des administrateurs ou "jetons de présence", dans des entreprises du CAC 40, s’élevait en moyenne, en 2008, à 55 000 euros, mais à 79 000 euros pour ceux présidant le comité d’audit, selon le cabinet Russel Reynolds.

La rémunération globale est évidemment bien plus élevée pour ceux qui cumulent plusieurs mandats. Michel Pébereau a ainsi perçu, en 2008, 265 200 euros de jetons de présence en tant qu’administrateur de cinq sociétés, le maximum autorisé par la loi ; à cette somme, s’ajoute sa rémunération de 1,713 million d’euros en tant que président de la banque BNP Paribas.

Jean-Martin Folz, l’ex-patron du constructeur PSA Peugeot Citroën, cumule aussi cinq mandats, qui lui ont procuré 211 266 euros.

Le cumul des mandats demeure une pratique régulière. Une petite centaine de personnes (98 exactement), soit 22 % des administrateurs, détient 43 % des droits de vote des sociétés du CAC 40, selon le cabinet Ernst & Young. Ces conseils - ils comptent en moyenne 14 membres - n’accueillent que 21 % d’étrangers quand ceux-ci détiennent 40 % du capital des groupes du CAC 40 et que l’activité à l’international assure désormais l’essentiel de la croissance de leur chiffre d’affaires. Enfin, les femmes occupent moins de 10 % des sièges d’administrateurs.

Nominations croisées

Une entreprise, la banque BNP Paribas, illustre cette concentration des pouvoirs au coeur de la gouvernance des entreprises du CAC 40 : quatre personnes - trois dirigeants de la banque et un ex-dirigeant encore influent dans le groupe - sont répartis dans les conseils de douze sociétés de l’indice phare de la Bourse de Paris.

Il s’agit du pétrolier Total, du constructeur aéronautique EADS, de l’assureur Axa, du groupe de matériaux Saint-Gobain et du cimentier Lafarge, pour le président de la banque, Michel Pébereau ; du spécialiste des services aux collectivités Veolia et du groupe de distribution et de luxe PPR, pour son directeur général, Baudouin Prot ; du groupe de services aux collectivités Suez Environnement et du distributeur Carrefour, pour Amaury de Sèze - ex-membre du directoire de Paribas, il devrait reprendre, sous peu, ses fonctions de président de PAI, un fonds d’investissement autrefois dans le giron de Paribas - ; du groupe de BTP et de télécommunications Bouygues, du fabricant de turbines et matériaux ferroviaires Alstom et du Groupe Lagardère pour Georges Chodron de Courcel, le directeur général délégué - il siège aussi au conseil de la société Foncière financière et de participations (FFP), holding familiale de la famille Peugeot, détentrice de 22 % de PSA Peugeot-Citroën.

Si l’on ajoute que deux d’entre eux - MM. de Sèze et Chodron de Courcel - siègent aussi au conseil du Groupe Bruxelles Lambert (GBL), actionnaire de GDF Suez, de Total, de Lafarge, du groupe de vins et spiritueux Pernod Ricard et de Suez Environnement, on voit qu’indirectement ce ne sont plus douze, mais quinze sociétés du CAC 40 dont les conseils sont sous l’influence du groupe bancaire.

"Il n’est pas sain que la BNP soit autant impliquée dans les conseils", juge Frédéric Genevrier, fondateur, avec Olivia Flahault, du cabinet OFG-Recherche. Ces deux spécialistes accordent de l’importance à la composition des conseils d’administration ou de surveillance, dans leurs analyses. Leur base de données, disponible en ligne pour leurs clients, traque les mouvements au sein de ces instances dirigeantes. Et témoigne de leur plus ou moins grand respect des règles de bonne gouvernance. La qualité d’"administrateur indépendant" attribuée à M. Pébereau chez Lafarge fait sourire ces analystes : "BNP est l’une des principales banques de Lafarge !", rappellent-ils.

Les nominations croisées témoignent de la consanguinité dénoncée. M. Pébereau siège chez Saint-Gobain, société dont le président, Jean-Louis Beffa, est au conseil de BNP Paribas. M. Beffa siège au conseil de GDF Suez, dont le PDG, Gérard Mestrallet, est au conseil de Saint-Gobain. Claude Bébéar, président d’Axa, est au conseil de BNP Paribas quand M. Pébereau siège à celui d’Axa - ces deux institutions financières ont aussi des participations croisées. Les exemples sont multiples.

Moins d’indépendance

La consanguinité a donc toujours cours au sein des conseils, au détriment de leur indépendance. Car, et c’est une autre spécificité française, les conseils d’administration des sociétés du CAC 40 ne se sont alignés ni sur "le modèle anglais, où les actionnaires ont des pouvoirs étendus, (ni sur) le modèle des Etats-Unis, pour ne pas citer le modèle allemand, où conseils d’administration et de surveillance sont plus indépendants et conçus comme arbitres des intérêts divergents des parties prenantes", expliquent Xavier Ragot, chercheur au CNRS, et M. Beffa, dans un article cosigné dans l’ouvrage A quoi servent les actionnaires ? (Albin Michel, 2009).

De fait, environ 60 % des sociétés du CAC 40 ont un conseil aux mains des dirigeants ; et 40 % aux mains des actionnaires, qu’il s’agisse de fonds d’investissement, d’investisseurs industriels ou de familles. Dans quatre groupes seulement, les salariés ont les moyens de faire entendre leur voix. "La vulnérabilité des sociétés françaises provient de l’absence d’un choix politique clair en termes de pouvoir actionnarial", concluent MM. Beffa et Ragot. Une raison de plus en faveur de nouvelles pratiques.

Annie Kahn -Le Monde