Oui, il existe une dette publique illégitime et il faut la répudier !

Après le côté obscur de la Kraft, Aufklärung sur la dette publique. [1] Ces derniers jours, la hausse de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages a suscité un véritable branle-bas de combat chez les représentants des banques et leurs petites mains dans les médias.

Afin de parer à l’éventualité de l’élection d’un président susceptible de s’attaquer à leurs prébendes en déployant dans le pays des bataillons de chars bolivariens, les représentants du capital se devaient de réagir pour dé-crédibiliser le candidat de la France Insoumise et son programme.

C’est ainsi que j’ai découvert dans l’édition du Club de Mediapart du 18 avril un article de Marie-Anne Kraft intitulé « Le financement de la dette publique par la banque centrale : une illusion antisociale ».

Avant d’analyser l’article, il convient de préciser que Madame Kraft appartient aux contributeurs du cercle des Échos –– cercle dans lequel elle est présentée comme « Responsable de la rentabilité clientèle à la Direction Financière-ALM (Crédit Agricole CIB) et conseillère nationale Modem ». C’est-à-dire qu’elle a des entrées que nous n’avons pas [2].

Par souci de transparence à l’égard du lecteur, je précise que je suis un ancien porte-parole du syndicat Sud Solidaires BPCE, que j’ai participé à la rédaction du Rapport de l’audit de la dette publique de la France [3] et que je suis membre de la Commission pour la Vérité sur la dette grecque, créée en avril 2015 par l’ex-présidente du Parlement grec Zoé Konstantopoulou [4].

Je suis également un des acteurs du combat citoyen engagé contre les emprunts toxiques avec lesquels les banques ont racketté les collectivités locales et les hôpitaux publics. Enfin, cerise sur le cadeau que je viens offrir à Madame Kraft, j’ajoute que je défends quelques idées légitimes (pardon pour le mot) à mes yeux non seulement du programme de la France Insoumise mais aussi de celui de candidats présentés comme de dangereux révolutionnaires.

J’en viens à présent au texte de Madame Kraft, qui est une caricature composée de tous les poncifs, contrevérités, mensonges et partis pris idéologiques repris par l’ensemble des médias aux ordres de la pensée dominante.

L’article débute comme le refrain de la célèbre chanson pour enfant d’Henri Dès « Le Petit Zinzin » : « c’est pas compliqué, j’vais tout t’expliquer ! ». Il s’agit de rassurer le lecteur en vue d’emporter son adhésion, tout est simple et avec quelques clés chacun peut se faire son opinion. Une fois posé ce préambule, la critique fielleuse ne tarde pas : « Marine Le Pen comme Jean-Luc Mélenchon utilisent les arguments suivants pour démontrer que l’on peut ’raser gratis’, dépenser toujours plus, en coût de fonctionnement, prestations sociales et investissements, grâce à la solution magique… ».

On retrouve ici les mêmes critiques adressées régulièrement au candidat de la France insoumise : Jean-Luc Mélenchon est assimilé à Marine Le Pen car ils ont les mêmes arguments, son projet est mensonger (« raser gratis »), coûte cher (« dépenser toujours plus »), n’est pas rationnel (c’est une « solution magique ») et pour couronner le tout il est passéiste (« revenir à un outil du passé »). Une fois brossé le portrait de l’artiste de la France Insoumise en suppôt sous-marinier du Front National, Madame Kraft peut développer son propos.

Tout d’abord, notre blogueuse « modemiste », et désormais « en marchiste » (marchisme lénifiant), énumère trois idées, saugrenues à ses yeux, avancées par le candidat de la France Insoumise et qui sont également celles de nombreux économistes hétérodoxes :

  1. il existe une dette illégitime ;
  2. la dette est un outil de domination qui justifie des politiques d’austérité ;
  3. la BCE indépendante et les critères de Maastricht empêchent les États de maîtriser leur monnaie et leur budget.

L’essentiel de l’argument vient après sous la forme d’une succession de conséquences qui représentent chacune une marche sur l’escalier de l’horreur :

  • Financer la dette de l’État par la Banque centrale, c’est faire marcher la « planche à billets » et créer de l’inflation.
  • L’État ne dégage pas d’excédents, donc il est contraint d’emprunter.
  • Il est plus avantageux d’emprunter sur les marchés qu’à la Banque centrale car cette dernière éventualité entraînerait une baisse de la valeur de la monnaie de 10 % du PIB, une inflation de 10 % et une dévaluation.
  • L’inflation est un impôt qui pèse sur les plus vulnérables.
  • Actuellement, les taux d’intérêt sont bas, donc cela ne coûte rien d’emprunter sur les marchés.
  • Les banques et les investisseurs institutionnels qui achètent de la dette sur les marchés pour respecter des obligations de liquidité, ne s’enrichissent pas.
  • Les banques ne bénéficient pas de la faible inflation et ont des coûts de gestion très élevés.

Conclusion sans appel de Madame Kraft : « On enfume les peuples avec ces histoires de dette publique illégitime, on en profite pour accuser l’Europe et l’euro ».

La dette illégitime n’est pas une appréciation subjective, mais un concept de droit, de même pour les dettes illégales, odieuses et insoutenables

Nous rappellerons à Madame Kraft que la dette illégitime n’est pas une appréciation subjective, mais un concept de droit, et il en est de même pour les dettes illégales, odieuses et insoutenables [5]. Cette dette illégitime, loin d’être une vue de l’esprit ou un produit de notre subjectivité, a une réalité bien concrète.

Avant d’en apporter la preuve, définissons la dette illégitime. C’est une « dette que le débiteur ne peut être contraint de rembourser du fait que le prêt, les titres financiers, la garantie ou les termes et conditions attachées au prêt sont contraires au droit (aussi bien national qu’international) ou à l’intérêt général ; ou parce que ces termes et conditions sont manifestement injustes, excessifs, abusifs ou inacceptables d’une quelconque manière ; ou encore parce que les conditions attachées au prêt, à sa garantie contiennent des mesures politiques qui violent les lois nationales ou les standards en matière de droits humains ; ou in fine car le prêt ou sa garantie ne sont pas utilisés au profit de population ou que la dette est le produit d’une transformation de dette privée (ou commerciale) en une dette publique sous la pression des créanciers ».

Ainsi, lorsque nous avons procédé à l’audit de la dette publique de la France, nous avons identifié deux sources d’illégitimité de la dette de l’État : d’une part les cadeaux fiscaux profitant aux grosses sociétés et à une minorité, d’autre part des taux d’intérêt trop élevés. Nous relevions dans notre rapport que :

« Si la dette a augmenté c’est d’abord parce que, tout au long de ces années, l’État s’est systématiquement privé de recettes en exonérant les ménages aisés et les grandes entreprises : du fait de la multiplication des cadeaux fiscaux et des niches, la part des recettes de l’État dans le PIB a chuté de 5 points en 30 ans.

Si l’État, au lieu de se dépouiller lui-même, avait maintenu constante la part de ses recettes dans le PIB, la dette publique serait aujourd’hui inférieure de 24 points de PIB (soit 488 milliards €) à son niveau actuel. » [6]

Enfin, nous ajoutions que :

« C’est ensuite parce que les taux d’intérêt ont souvent atteint des niveaux excessifs, notamment dans les années 1990 avec les politiques de “franc fort” pour préparer l’entrée dans l’euro, engendrant un “effet boule de neige” qui pèse encore très lourdement sur la dette actuelle.

Si l’État, au lieu de se financer depuis 30 ans sur les marchés financiers, avait recouru à des emprunts directement auprès des ménages ou des banques à un taux d’intérêt réel de 2 %, la dette publique serait aujourd’hui inférieure de 29 points de PIB (soit 589 milliards €) à son niveau actuel. »

Si l’État n’avait pas réduit ses recettes et choyé les marchés financiers, le ratio dette publique sur PIB aurait été en 2012 de 43 % au lieu de 90 %

Notre conclusion parvenait au constat suivant : « L’impact combiné de l’effet boule de neige et des cadeaux fiscaux sur la dette publique est majeur : 53 % du PIB (soit 1077 milliards €). Si l’État n’avait pas réduit ses recettes et choyé les marchés financiers, le ratio dette publique sur PIB aurait été en 2012 de 43 % au lieu de 90 %. »

En résumé, cela signifie que 59 % de dette publique de la France analysée à l’époque provenaient des cadeaux fiscaux et des taux d’intérêt excessifs.

Quelle réponse apporter à la dette illégitime si ce n’est son annulation, sa répudiation, des actes qui ont déjà été réalisés avec succès par des États tels que l’Équateur ou l’Argentine pour retenir quelques exemples récents. Ne pas rembourser les 1 077 milliards d’euros de dette illégitime représente un gain de 5 années de remboursement de dette publique (les 200 milliards d’euros annuels évoqués par Madame Kraft).

Mais revenons au raisonnement de Madame Kraft, si tant est que nous puissions qualifier ainsi ce salmigondis malhonnête. Nous relevons que son propos portant sur la dette publique fait l’impasse sur un certain nombre de sujets qui lui sont pourtant intimement liés. Rien sur la fiscalité, rien sur les agissements des banques dans les paradis fiscaux, rien sur la possibilité d’un contrôle des banques par leur socialisation, rien sur les malversations et les agissements spéculatifs des grandes banques à l’origine de la crise financière qui a généré une explosion des dettes publiques. Fait établi et que pourtant elle nie lorsqu’elle écrit au début de son article sur le ton de la dérision : « Le peuple n’est donc pas responsable de cette dette ! », laissant entendre que ce sont les dépenses publiques qui en sont la cause alors qu’il est établi que leur part dans le PIB de la France a chuté de 2 points en trente ans [7].Le poste éminent de Madame Kraft au sein du groupe Crédit Agricole aurait dû pourtant lui permettre d’avoir une claire vision du rôle d’un grand groupe bancaire, d’autant que le sien fait partie des trente banques systémiques de la zone euro. Comme nous l’avons déjà écrit dans plusieurs articles, la socialisation des banques, le contrôle des mouvements de capitaux, la maîtrise par la collectivité de la création monétaires sont autant de mesures à appliquer dans le cadre d’un programme d’urgence destiné à mettre fin aux politiques d’austérité qui épuisent les populations [8].

Madame Kraft conclut sur une vision qui renvoie l’apocalypse au rang de simple fait divers en assénant doctement : « l’effet immédiat et inévitable des solutions avancées par ces bonimenteurs : une baisse de pouvoir d’achat des classes moyennes et des plus vulnérables, assortie d’une fuite des capitaux et des investissements, d’un effondrement de l’économie et donc une explosion du chômage. »

Mais, Madame Kraft, ce monde catastrophique que vous décrivez, il existe déjà, c’est celui dans lequel nous vivons

Mais, Madame Kraft, ce monde catastrophique que vous décrivez fait de baisse de pouvoir d’achat, de fuite des capitaux, de chute des investissements, d’explosion du chômage, il existe déjà. C’est celui dans lequel nous vivons, et il est la conséquence des politiques d’austérité imposées aux populations grâce notamment au système-dette que vous chérissez tant. Je remarque au passage que vous oubliez dans votre évocation des catastrophes le risque écologique, la situation dramatique des migrants, les guerres menées en vue de l’appropriation des richesses. Sachez que le pire n’est pas à venir, il est déjà là par la faute des politiques économiques mortifères que vous préconisez.

Vous en doutez ? Sortez du Cercle confiné des Échos et aventurez-vous dans le monde réel, celui qui est le quotidien de millions de personnes vivant en France. Ignorez-vous qu’en France il y avait au mois de février de cette année 5 817 000 demandeurs d’emplois inscrits à Pôle Emploi, que près de 9 millions de personnes dans notre pays vivent sous le seuil de pauvreté ? Avez-vous oublié que la fraude fiscale et la fraude sociale font perdre chaque année à la France entre 85 et 105 milliards d’euros ? [9] Savez-vous qu’aujourd’hui, dans le monde, 8 personnes possèdent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité ? N’avez-vous pas été informée que le groupe bancaire auquel vous appartenez, le Crédit Agricole, possède 1 005 sociétés offshore dans les paradis fiscaux ? [10]

Nîmes Métropole a payé à la banque un taux d’intérêt supérieur à 21 %...

Allez, pour finir une dernière question façon jeu des mille francs ou des mille euros pour ne pas écorcher vos oreilles avec le mot franc. Vous, qui dites que la dette publique ne coûte rien aujourd’hui, savez-vous combien d’euros d’indemnité de remboursement anticipé a dû payer la Métropole de Nîmes pour rembourser par anticipation un emprunt de 10 millions d’euros que le Crédit Foncier de France (filiale du Groupe BPCE) lui avait fait souscrire, et savez-vous quel était le taux d’intérêt de ce prêt ? Nous parlons ici de la dette des collectivités territoriales qui est intégrée dans la dette publique à côté de la dette de l’État et de la dette de la sécurité sociale. Petite musique de carillon avant la réponse… Vous donnez votre langue au chat ? Ça vaut mieux. Asseyez-vous Madame Kraft et tenez-vous bien à votre chaise… Nîmes Métropole a payé à la banque un taux d’intérêt supérieur à 21 % (c’est plutôt cool quand on sait que les banques privées empruntent auprès de la BCE à 0 %, voire à moins 0,40 %... c’est-à-dire qu’elles reçoivent de l’argent de la BCE lorsqu’elles lui en empruntent !). Et la Métropole a réglé au Crédit Foncier, en plus des 10 millions d’euros de capital restant dû, la rondelette somme de 58,6 millions d’euros ! Cela s’est passé près de chez vous, au mois de juin dernier ! Dites, Madame Kraft, elle est pas belle la vie de banquier ? Cette coquette somme devrait couvrir, au moins partiellement (sic ! lol !) les « pertes considérables » (je reprends vos mots) consécutives au coût de gestion des banques, ce coût qui vous a arraché des sanglots à la fin de votre papier… Je pourrais poursuivre plus avant la critique de votre texte, mais je vais m’arrêter là pour ne pas lasser le lecteur et la lectrice. Que vous dire de plus, si ce n’est :

« Allez, Madame Kraft, faites un effort, quittez le côté obscur de la force capitaliste et venez profiter de la douce lumière de notre vie sociale. Et en plus vendredi soir il fera beau et il y aura un apéro de la France Insoumise ! »

Patrick Saurin Source