Pour l’Asie : un prélèvement fiscal mondial exceptionnel ! Par Jacques Nikonoff, président d’Attac-France

« Il faut soigner d’abord et comprendre ensuite », disait Albert Camus dans"La Peste". Tel est en effet l’objectif à atteindre d’urgence face à la
tragédie provoquée par la vague géante qui a causé des centaines de milliers
de morts et de blessés en Asie, des millions de sans abri et des pays
entiers dévastés. En quelques jours, la seule Croix rouge française a ainsi
rassemblé 10 millions d’euros de dons (la moitié de l’aide alors annoncée
par le gouvernement américain). De nombreuses collectivités locales se sont
mobilisées. Oui, il faut donner ! A une catastrophe sans précédent, doit
répondre un élan sans précédent de la générosité publique. Elle aidera ceux
qui en ont besoin et lavera la honte qu’inspire l’attitude de la plupart des
gouvernements de la planète. Mais il faut faire vite, car une fois le
tsunami médiatique retombé, dans quelques jours, les victimes seront
oubliées et abandonnées à leur sort. Comme pour l’Iran où les promesses
internationales de dons aux victimes du tremblement de terre se montaient à
1 milliard de dollars, dont seulement 1 % ont été versés, sans que plus
personne ou presque ne s’en préoccupe.

Calés dans nos fauteuils, nous regardons en direct à la télévision, et pour
ainsi dire comme si nous y étions, les images du drame. Par solidarité et
compassion vraies, de nombreuses personnes ont envoyé ou enverront un chèque
aux organisations humanitaires. Elles ont eu raison, et tout doit être fait
pour amplifier l’effort. Mais est-ce suffisant ? Peut-on en rester là ? Que
faire de plus ? Nous devrions sérieusement méditer sur les hypocrisies de
l’époque. Et agir en conséquence.

Quelque chose en effet ne va pas dans l’attitude des médias et les
commentaires faits par la plupart des responsables politiques : cette
catastrophe hors de toute mesure n’est pas pensée. Réduite à une
comptabilité et à des images macabres, elle est présentée comme une fatalité
du destin justifiant toutes les impuissances présentes, passées et futures
des autorités publiques nationales et internationales. Devant cette
opération de lobotomie médiatique, quelques vérités sont bonnes à rappeler.

D’abord, acceptons d’admettre que les morts d’un jour valent les morts de
tous les jours. Certes, la démesure du séisme, sa soudaineté, sa
localisation géographique, la symbolique biblique du déluge qu’il portait au
moment des fêtes ne pouvaient qu’entraîner le choc et l’émotion. Mais
n’oublions pas ceci : chaque jour, selon la Food and Agricultural
Organization (FAO), à cause de la faim et de la malnutrition, la mort fauche
25 000 vies, principalement des enfants. Rappeler cette réalité vise
nullement à relativiser la tragédie que nous connaissons aujourd’hui en
Asie. On ne peut pas subir, chaque jour, un choc émotionnel d’une même
intensité pour des drames diffus, atomisés sur l’ensemble de la planète,
résultant d’une lente agonie, difficiles à traduire en scoop d’images
médiatiques. Peut-être ces affamés pourraient-ils consentir, pour leur
propre bien, à un effort supplémentaire et se mettre d’accord pour
disparaître le même jour ? Le total fait 9 millions, ce serait le record
toutes catégories. Alors seraient sans doute réunis les 40 milliards de
dollars nécessaires annuellement, selon le Programme des Nations unies pour
le développement (PNUD), afin de réaliser et de maintenir l’accès universel
à l’éducation de base, à l’eau potable et à des infrastructures sanitaires,
ainsi, pour les femmes, qu’aux soins de gynécologie et d’obstétrique.

Reconnaissons, ensuite, que l’aide annoncée par les gouvernements et les
instances internationales est ridiculement dérisoire. Le vendredi matin du
31 décembre, 500 millions de dollars avaient été réunis, alors que
l’Organisation des nations unies (ONU) estime les besoins à plusieurs
milliards. Les Etats-Unis ont annoncé 15 millions de dollars d’aides, puis,
devant les protestations que suscitait cette contribution grotesque, 20
millions supplémentaires ont été ajoutés (25 millions d’euros au total). Par
comparaison, Monsieur Bush vient de demander au Congrès américain une
rallonge budgétaire de 80 milliards de dollars pour financer la guerre en
Irak, qui en coûte 150 millions par jour. Par comparaison encore, les 400
plus gros contribuables des Etats-Unis d’Amérique ont eu un revenu brut,
avant impôts, de 70 milliards de dollars en 2000, dont 50 milliards
provenant de revenus en capital : dividendes, intérêts, plus-values. Ce
chiffre ne reflète pourtant pas le véritable revenu de ces personnes : ni
leur revenu brut, ni leur revenu imposable. Leur revenu brut est inférieur à
la réalité car il ne comptabilise pas les milliards de dollars qui sont
allés dans les paradis fiscaux. Leur revenu imposable est également
inférieur à ce qu’il devrait être, car de nombreux revenus bénéficient
d’exonérations fiscales : les intérêts sur les obligations d’Etat, les
primes d’assurance-vie, les cotisations aux fonds de pension... Mais il y a
plus. Ces très riches contribuables n’en ont jamais assez. Alors que leur
taux d’imposition était de 29,93 % en 1995, ils sont parvenus à le faire
baisser, avec l’aide d’un gouvernement complaisant, à 22,29 % en 2000.

La France, avec 40 millions d’euros d’aides versées, est le premier
contributeur. Nous ne pouvons que nous réjouir de constater qu’ainsi notre
pays va égaler la somme engloutie pour le sacre de Monsieur Sarkozy à la
tête de l’UMP. Cependant, et sans vouloir faire injure aux amateurs de
football, on remarquera que l’achat de l’exclusivité des droits de
rediffusion du football français par Canal + a coûté 600 millions d’euros à
cette chaîne.

En outre, l’instrumentalisation politique de la tragédie est désormais
lancée. La concurrence, ce principe fondateur de l’idéologie néolibérale,
s’est même étendue à l’aide humanitaire. Nous assistons à une sorte
d’enchères, chaque pays voulant, dans des limites évidemment « raisonnables
 », ne pas donner le moins, et chaque jour annonce une nouvelle offre.
Certes, ces aides, dont on ne doute pas qu’elles viennent du fond du coeur,
vont probablement grossir, et c’est tant mieux. Mais, sauf mobilisation
populaire, elles resteront très loin des besoins. L’initiative de Monsieur
Bush de constituer une « coalition internationale d’aide humanitaire » avec
l’Inde, le Japon et l’Australie, dotée de sommes et de moyens dérisoires,
n’a pour but que de contourner et d’humilier l’ONU, c’est-à-dire la seule
source de droit international. La coopération internationale, pour
coordonner efficacement les efforts n’a, à aucun moment, été le premier
réflexe des élites mondialisées.

Et l’Europe ? Où est l’Europe ? Un obscur factotum a annoncé, dans un
premier temps, une aide de 3 millions d’euros. Se rendant compte que la
somme était significativement médiocre - cette seule prise de conscience
montre qu’il ne faut pas désespérer de l’Europe -, 30 millions d’euros ont
été accordés en plus. Rien n’est plus symbolique que cette attitude
incroyable de l’Union européenne. Il est vrai qu’un des articles du traité
constitutionnel stipule que « le budget de l’Union est, sans préjudice des
autres recettes, intégralement financé par des ressources propres ». Cela
signifie que l’Union européenne, contrairement aux particuliers, aux
entreprises et aux Etats, ne peut emprunter. Or l’emprunt permet
l’investissement dans les grands travaux d’infrastructures publiques, que ce
soit en Europe ou au titre de la solidarité internationale. Cette castration
politique de l’Europe, dont nous avons aujourd’hui un exemple emblématique,
ne pourra que renforcer notre détermination à assurer le succès du « non »
lors du référendum sur le traité constitutionnel.

Et le marché ? Où est le marché ? Car cette interdiction faite à l’Europe
d’emprunter pour investir dans les équipements publics, a été décidée au nom
du marché. On nous explique en effet, ad nauseum, que le libre jeux des
marchés, sans entrave, et particulièrement dans le domaine de la finance,
permettrait une « allocation optimale des ressources ». Si c’était vrai,
nous aurions dû voir affluer en Asie, immédiatement et spontanément, des
masses de capitaux - une sorte de tsunami financier - pour aider au
redressement de la région. Hélas ! Hélas ! Les morts, les blessés et les
sans abri ne sont pas solvables, et aucun capital ne pourra fructifier dans
ces conditions. Dans les grands moments, ceux qui façonnent la collectivité
humaine, le marché est toujours défaillant. C’est bien la volonté politique
qui compte, et c’est elle que la mobilisation populaire doit restaurer.

D’autant que pendant le drame, les affaires continuent. Aucune morale,
aucune retenue, aucune décence n’est de mise, c’est business as usual.
Certes, les tsunamis ont tué des dizaines de milliers de personnes, dévasté
des pays entiers, mais les Bourses d’Indonésie et d’Inde battent des
records, portées par un climat économique jugé favorable. Selon Eddie Wong,
analyste en chef pour l’Asie chez la banque ABM Amro : « Les dommages subis
par les bons hôtels ne semblent pas graves et il y a aussi des gagnants en
termes économiques, tels que les producteurs de ciment ». On pourrait
ajouter aussi les cercueils ! Alors voici une idée d’action immédiate :
fermez d’urgence vos comptes bancaires chez ABM Amro, si vous en avez, et
transférez-les à la Poste, tant qu’elle existe encore !

Devant cette nouvelle faillite des élites mondialisées, la mobilisation des
citoyens et des peuples pourrait s’organiser autour de cinq objectifs : un
prélèvement fiscal mondial exceptionnel préfigurant une véritable fiscalité
mondiale ; l’augmentation de l’aide publique au développement ; l’annulation
de la dette publique des pays pauvres concernés par la catastrophe ; la
coordination internationale des services publics pour reconstruire les pays
dévastés ; la mise en place dans la région de systèmes d’alerte des
catastrophes.

Un prélèvement fiscal mondial exceptionnel. Il est largement temps
d’imaginer une fiscalité internationale pour réduire la fracture qui va
croissant entre le Sud et le Nord. L’exigence d’une fiscalité globale, au
plan mondial, s’impose pour répondre, notamment, à des catastrophes comme
celle de l’Asie. Les possibilités techniques sont nombreuses :

Taxe sur les transactions financières dont le modèle est la taxe Tobin qui
vise les transactions sur les monnaies (elle peut néanmoins être étendue à
l’ensemble des transactions financières). L’actuelle administration
américaine rend difficile une avancée dans ce domaine. C’est de l’Union
européenne que l’initiative devrait venir. Elle a, en effet, la puissance
économique et financière pour mettre en œuvre, de manière unilatérale, de
telles taxes. A un taux de 0,1 %, cette taxe rapporterait 110 milliards de
dollars.

Taxe unitaire sur les bénéfices : quel que soit le pays ou la région du
monde où s’installe une entreprise transnationale, elle sera soumise au même
taux d’imposition sur ses bénéfices. Cela limitera très fortement l’évasion
et la fraude fiscales.

Taxe sur les investissements directs étrangers (IDE) qui viserait à
s’opposer à l’évasion fiscale en freinant le choix de pays à faible
fiscalité, et à l’érosion des droits des salariés dans les pays d’accueil.
Un taux de 15 % sur une assiette de 800 milliards rapporterait 120 milliards
de dollars.

Impôt sur la fortune. On peut taxer le stock, sur le modèle français, ou son
revenu, sur le modèle américain (les 1 % les plus riches ont autant que les
57 % les plus pauvres). Un taux forfaitaire de 1 % appliqué à 5 000
milliards de dollars donnerait 50 milliards.

Taxe sur les émissions de carbone qui devra fortement inciter les
producteurs à réduire leurs émissions. Un prélèvement de 21 dollars par
tonne de contenu en carbone rapporterait 125 milliards de dollars.

Il est évident que la mise en place de telles taxes demandera des années.
Sans attendre, pour faire face à l’urgence, un prélèvement exceptionnel
pourrait être décidé par la communauté internationale ou, par défaut, par
l’Union européenne. Il pourrait correspondre, pour donner un exemple
concret, à 0,05 % de la capitalisation boursière mondiale (nombre d’actions
cotées en Bourse à l’échelle mondiale, multiplié par la valeur de ces
actions) qui s’élevait, fin 2002, à 20 000 milliards d’euros. Un tel
prélèvement exceptionnel rapporterait 10 milliards d’euros. Personne ne
pourra croire qu’il mettra les actionnaires à genou et qu’il suscitera la
panique sur les marchés financiers. Prenons l’exemple d’un actionnaire de
Renault. Le 31 décembre 2004, l’action cotait 61,55 euros. Avec le
prélèvement de 0,05 %, ledit actionnaire versera 3 centimes d’euros ! Ainsi
les marchés financiers seront-ils punis (modestement) par là où ils ont
péché. Ils sont en effet responsables de la crise financière qui s’est
abattue sur l’Asie en juillet 1997. En quelques mois le chômage était
multiplié par 4 en Corée, par 3 en Thaïlande, par 10 en Indonésie. Au total,
12 millions de chômeurs supplémentaires étaient comptabilisés dans la
région. La cause de cette crise ? Une libéralisation « au pied de biche »
des marchés financiers dans ces pays, sous l’impulsion du Fonds monétaire
international (FMI), qui a attiré des masses de capitaux spéculatifs. Comme
d’habitude, le FMI et le Trésor américain croyaient que cette libéralisation
aiderait ces pays à se développer plus vite. Mais les pays asiatiques
n’avaient aucun besoin de capitaux supplémentaires de cette nature, leur
taux d’épargne était très élevé. Ce ne serait donc que justice de faire
payer ceux qui ont déjà, en toute impunité pour l’instant, appauvris cette
région.

L’augmentation de l’aide publique au développement. Selon l’OCDE, elle était
en 2003, pour les USA, de 0,1 % du Produit national brut (PNB), soit 16
milliards de dollars ; pour le Japon de 0,2 % ; pour la France de 0,4 % ;
contre 0,7 % auxquels ces pays s’étaient engagés dans la déclaration du
millénaire. Il est urgent d’atteindre les objectifs fixés qui permettraient
de collecter 49 milliards de dollars.

L’annulation de la dette publique des pays pauvres concernés par la
catastrophe. Le Canada a décidé un moratoire unilatéral de la dette publique
de certains pays à son égard. L’Allemagne, de son côté, a proposé un
moratoire de la dette de l’Indonésie et de la Somalie auprès du Club de
Paris (groupe des pays créanciers). Actuellement, pour ne prendre que
quelques exemples, la dette de l’Indonésie est de 131 milliards de dollars,
de 58 milliards pour la Thaïlande et de 11 milliards pour le Bangladesh. La
perspective doit être clairement d’aller vers l’annulation de la dette
publique des pays les plus pauvres de la région, même si, dans un premier
temps, des moratoires et des réductions des créances sont toujours bons à
prendre. Nous aurons tous les yeux tournés vers le Club de Paris qui doit se
réunir le 12 janvier.

Coordination internationale des services publics pour reconstruire les pays
dévastés. L’esprit de service public est capable de soulever des montagnes.
Si, dans chaque pays, les services des Postes, de l’électricité et du gaz,
des chemins de fer, des télécommunications, de l’eau, de l’éducation, de la
santé, etc., se concertaient à l’échelle internationale (les organisations
syndicales peuvent puissamment y contribuer), l’aide d’urgence et la
reconstruction des pays dévastés serait assurée. Des moyens et des agents
seraient détachés sur place. Les anciens services publics, qui ont été
privatisés, verraient leurs moyens réquisitionnés par la puissance publique.
C’est bien ce que font les gouvernements lorsqu’il y a la guerre...

Mise en place dans la région de systèmes d’alerte des catastrophes. Il se
dit que la base militaire des Etats-Unis à Diego Garcia, située pourtant au
sud du Sri Lanka, n’aurait pas été affectée par le tsunami. Elle aurait été
prévenue par la National Oceanic & Atmospheric Administration. Celle-ci, pas
plus que les militaires, n’aurait pensé à prévenir les gouvernements
asiatiques concernés... La preuve serait ainsi administrée qu’un système
d’observation et d’alerte aurait permis d’éviter le drame.

Le 6 janvier, l’ONU a convoqué une réunion internationale des pays
donateurs. Le monde attend qu’y soient prises des décisions d’ampleur, à la
mesure de la situation. Les 110 Chefs d’Etat qui ont soutenu récemment
l’idée de taxes globales ont l’opportunité, au-delà de la simple déclaration
d’intention - qu’il fallait faire néanmoins - de passer aux actes. Les Chefs
d’Etat des 25 pays de l’Union européenne, devraient ensuite se réunir pour
organiser, enfin, l’aide de l’Europe.

Oui ou non l’hypocrisie des bons sentiments va-t-elle cesser, et laisser la
place aux vraies mesures susceptibles de répondre aux vrais problèmes ?

Le 2 janvier 2005