Reconversions en trompe l’oeil

LIBERATION - Pages Rebonds - Lundi 08 août 2005

Reconversions en trompe l’oeil

Les dispositifs de formation pour les chômeurs suscitent l’engouement des
partis et des syndicats, mais ils ne doivent pas se substituer aux
politiques de soutien à l’emploi.

Par Christophe RAMAUX

Membre du Conseil scientifique d’Attac-France
Maître de conférences en économie à l’université Paris-I

lundi 08 août 2005

« Sécurité sociale professionnelle », « flexecurité » ou « formation tout au long
de la vie » : sous des intitulés variés, on ne compte plus les propositions
visant à créer des dispositifs de sécurité emploi- formation par lesquels
les sans-emploi seraient placés en formation. De nombreux rapports plaident
en ce sens. La plupart des syndicats les reprennent. La notion même de
« sécurité sociale professionnelle » a été introduite par la CGT. Les partis
politiques, à droite comme à gauche, placent cette proposition au coeur de
leur programme. Aurait-on enfin trouvé le sésame face au chômage ? Sur le
papier, la réponse est positive. Un travailleur en formation n’étant, par
définition, pas au chômage, celui-ci est susceptible de disparaître enfin.
On perçoit d’emblée que se pose une série de questions : quelles garanties
en matière de qualité des formations, quelles rétributions, etc. ? Plus en
amont, on doit discuter l’idée selon laquelle émergerait un modèle d’emploi
instable. Elle est au coeur du plaidoyer : si tel est le cas, il importe
d’autant plus d’offrir une formation assurant l’employabilité, la
reconversion des travailleurs.

Les données statistiques indiquent que la durée du lien d’emploi n’a pas
baissé dans les pays industrialisés sur les vingt dernières années. En
France, l’ancienneté moyenne dans l’emploi a même augmenté : de 9,5 ans en
1982 à 11,1 en 2000. Et encore ne s’agit-il là que de l’ancienneté constatée
au moment de l’enquête, et non de l’ancienneté totale. A l’aune de celle-ci,
on peut estimer qu’en France, 70 % des salariés resteront dix ans ou plus
(60 % quinze ans ou plus) dans leur entreprise. Une réalité fort éloignée de
l’image du travailleur mobile. Le maintien de la stabilité de l’emploi
s’explique aisément. Certains facteurs d’instabilité existent : le
raccourcissement du cycle de vie des produits ou bien la financiarisation et
sa logique de court terme. Mais d’autres pèsent en sens inverse : les
nouvelles formes d’organisation insistent sur la responsabilisation, la
polyvalence, le travail en équipe qui s’accommodent mal de salariés
« Kleenex ». La précarité est concentrée sur les emplois peu qualifiés plus
facilement interchangeables. Qui peut soutenir que les emplois de demain
sont ceux-là ?

Les choses ont certes bougé depuis vingt ans. Sous la pression du chômage,
la précarité s’est accrue. Mais les mobilités volontaires se sont tassées.
Plus que l’instabilité intrinsèque des emplois, ce sont les formes de la
mobilité qui ont changé, la précarité et les licenciements se substituant
aux démissions. De ce diagnostic, on peut déduire que l’enjeu est bien
d’abord de réduire le chômage. Cela réhabilite le débat sur les politiques
économiques, qui oppose les libéraux et les keynésiens. Pour les libéraux,
le chômage résulte d’un coût salarial excessif généré par les « structures »
du marché du travail (Smic, protection sociale). Le seul moyen de le réduire
est donc de diminuer ce coût. Partant de là, les ultralibéraux plaident pour
le démantèlement des structures, tandis que les sociaux-libéraux plaident
pour une prise en charge publique, via les aides à l’emploi ou l’impôt
négatif (l’Etat verse de l’argent aux chômeurs pour qu’ils acceptent des
emplois mal payés). Pour les keynésiens ¬ ou les marxo-keynésiens ¬, la
baisse du coût du travail ne garantit pas l’emploi et peut même aboutir à
l’inverse (en comprimant la consommation elle déprime les débouchés des
entreprises). Le libre jeu des marchés ne permet pas le plein-emploi, d’où
la nécessité de politiques budgétaire, monétaire ou de redistribution des
revenus. Les politiques centrées sur le marché du travail ne sont pas
primordiales ici, même si certaines peuvent être utiles (hausse des
allocations chômage et du salaire minimum pour soutenir la consommation,
réduction du temps de travail).

A l’instar des libéraux, ces réflexions se focalisent sur le seul marché du
travail et plaident pour sa « réforme structurelle ». La convergence de points
de vue s’arrête certes ici : ils ne plaident pas pour des réponses
quantitatives de baisse du coût du travail, mais pour des réformes
qualitatives visant à sécuriser les transitions sur le marché du travail. La
convergence n’en est pas moins réelle. Souvent elliptiques sur l’explication
du chômage, ils confortent ainsi l’idée selon laquelle les politiques
keynésiennes de soutien à l’emploi seraient, au fond, dépassées.
L’insuffisance même d’emploi n’est pas considérée comme le principal
problème à résoudre selon eux. Non qu’ils n’évoquent pas le chômage. Mais sa
réduction même est censée découler de la sécurité emploi-formation. Peu
importe, à la rigueur, le niveau de l’emploi, puisqu’un travailleur en
formation n’est de toute façon pas chômeur. Mais que vaut une formation si
elle ne débouche pas sur un emploi ? Si l’emploi vient à manquer, les
formations ne risquent-elles pas de tourner à vide ? Peut-on exiger de la
main-d’oeuvre, a fortiori si elle est peu qualifiée et en souvenir d’échec
de scolarisation, d’enchaîner formation sur formation, si elles ne
débouchent pas sur un emploi ? Passé un certain temps, à défaut de véritable
emploi, ne sera-t-on pas conduit à proposer des petits boulots ? Au final,
le « learnfare » proposé est-il si éloigné du « workfare » préconisé par les
libéraux où, pour toucher leur allocation, les chômeurs doivent accepter des
emplois mal payés ? Autant de questions qui montrent qu’on ne se débarrasse
pas si facilement de la question du niveau de l’emploi.

Alors que le travail est de plus en plus cognitif, repose sur des
connaissances en constante évolution, qu’il tend donc à se confondre avec la
formation, l’expression même de sécurité emploi-formation tend à séparer ces
deux termes. Avec une conséquence qui explique l’engouement du patronat pour
la formation tout au long de la vie : favoriser le rejet de la formation
hors de l’emploi, et son coût hors de la charge des entreprises. Le régime
des intermittents montre comment des entreprises peuvent reporter sur la
collectivité la prise en charge de la rémunération. Par un subtil paradoxe,
des droits sociaux se transforment ainsi en instrument de baisse du coût du
travail. Mais le déficit de ce régime ne montre-t-il pas la difficulté qu’il
y aurait à le généraliser à l’ensemble des secteurs ?

Ces réserves étant posées, il est cependant un écueil : laisser entendre que
la question posée, des garanties statutaires à offrir entre deux emplois,
est infondée. En ayant le souci d’une certaine dialectique par rapport aux
critiques avancées, on peut au contraire soutenir qu’elle est doublement
fondée. En premier lieu car on ne peut décemment offrir comme seule réponse
aux chômeurs d’attendre les effets des politiques keynésiennes sur l’emploi.
En second lieu il faut bien admettre que, si on ne compte plus les luttes
« contre les licenciements », on peine à se souvenir d’une issue victorieuse
d’une seule d’entre elles. Le plus souvent, elles permettent uniquement d’en
améliorer les conditions. La question du statut à offrir aux sans-emploi se
pose donc. La notion de sécurité sociale professionnelle vise en ce sens
juste. A la double condition de ne pas en faire un substitut aux politiques
économiques de soutien à l’emploi et de ne pas lâcher la proie du droit du
travail pour l’ombre du droit des reconversions, car l’enfer est pavé de
bonnes intentions, on peut même y voir l’un des axes majeur de la nécessaire
refondation de l’Etat social.

Preuve du caractère inachevé de celui-ci, les sans-emploi ont toujours été
les parents pauvres de la protection sociale. L’Unedic n’a été créée qu’en
1958 et leurs droits ont été fortement réduits ces dernières années. Le fait
que le travailleur puisse bénéficier d’un authentique statut, y compris
quand il est privé d’emploi, peut servir de boussole. Mais quel doit être ce
statut ? Plus que la formation, on peut soutenir que c’est la rémunération
des sans-emploi (la majorité ne perçoit soit rien, soit le revenu minimum
d’insertion ou l’allocation spécifique de solidarité ) qui est d’abord en
jeu. Une rémunération, et les moyens ne manquent pas, qui contribuerait
d’ailleurs à donner un sens aux formations. Au-delà, on peut soutenir que le
statut à bâtir doit viser à ce que le travailleur privé d’emploi ne soit
plus considéré comme un chômeur, stigmatisé et insécurisé par de faibles
ressources. En offrant un tel statut professionnel, c’est finalement la
figure même du chômeur, telle qu’elle existe depuis un siècle, que l’on peut
faire disparaître. Un beau projet d’émancipation pour nos sociétés qui en
manquent tant. Puisse sa déclinaison libérale ne pas transformer l’or en
plomb.

Christophe RAMAUX

Membre du Conseil scientifique d’Attac-France
Maître de conférences en économie à l’université Paris-I