Jean Jaurès n’appartient qu’au peuple.

Le 1 mai 1905, Jean Jaurès inaugurait la coopérative viticole de Maraussan, dans l’Hérault, pas loin de Béziers. Pour célébrer cet anniversaire, la municipalité a commandé une statue et préparé une fête. La direction du PS a voulu récupérer cette manifestation au profit de sa propagande en faveur du traité constitutionnel européen. Refusant cette instrumentalisation, la municipalité a annulé la manifestation. François Hollande maintient son meeting auquel il a convié Cohn-Bendit. Cette manœuvre a suscité la colère à Maraussan. Un collectif s’est créé et il organise, le 28 avril à 17H, une fête européenne pour le rejet du traité et des pratiques politiciennes de ses défenseurs. Plusieurs orateurs sont annoncés. Des artistes liront les textes des invités déjà engagés ailleurs. Ce soir-là je parlerai à Amiens Voici le texte que j’ai préparé pour Maraussan :

« Comme il le fit, ici même, le 1 mai 1905, je vous salue, Citoyens, Citoyennes !

Jean Jaurès se disait « paysan cultivé. » Il fut l’élu des mineurs et des verriers. Il fut le défenseur des vignerons du Midi. Il s’est trouvé à leurs côtés face aux provocateurs, face aux policiers. Face aux pierres lancées contre lui. Les hommes de l’atelier comme ceux de la terre ont reconnu l’homme de conviction. Ils ont admiré son courage physique. Ils l’appelaient « le Grand Jaurès. »

A l’heure du choix, au moment où il faut prendre parti, Jaurès ne s’est jamais dérobé, il ne s’est pas séparé de ceux qui souffrent et qui tremblent et il a choisi sa place dans les tumultes de l’Histoire en écrivant : « Ici, sous ce soleil de juin 1793 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. »

Ce fils de la Méditerranée à la culture immense ne reniait aucun aspect de ses origines. Parlant de la « civilisation de la langue d’Oc », il insistait : « pour que la langue méridionale cesse d’apparaître au peuple comme un patois, c’est-à-dire comme une langue inférieure déchue des hautes idées générales et des grandes ambitions, il convient qu’il apprenne à goûter dans les chefs d’œuvre de la langue française la beauté classique, et qu’il puisse ainsi reconnaître dans la littérature méridionale renouvelée une forme originale, une expression distincte du génie hérité de Rome et de la Grèce par la France totale, comme par la France du Midi. »

Cet enfant du Midi connaissait les siens. Quand la révolte des vignerons culmine avec les évènements de juin 1907 Clémenceau, à Paris, la traite d’abord par la dérision et le mépris. Jaurès déclare : « L’évènement qui se développe là-bas, et qui n’a pas épuisé ses conséquences, est un des plus grands évènements sociaux qui se soient produits depuis trente-cinq ans. On a pu d’abord n’y pas prendre garde ; c’était le Midi et il y a une légende du Midi. On s’imagine que c’est le pays des paroles vaines. On oublie que ce Midi a une longue histoire, sérieuse, passionnée et tragique. » Tragique en effet, puisque Clémenceau enverra à Narbonne la troupe qui tuera.

Cet enfant du pays d’oc aimait la vigne et le vin. Le vin était selon lui la « boisson nécessaire » qui devait « faire circuler dans les veines de la démocratie française » une « liqueur qui contient la force, qui contient la joie, qui ranime le travail défaillant et qui allège la pesanteur de l’esprit sans en compromettre l’équilibre. » Il se sentait proche aussi des vignerons. Le 1 mai 1905, à Maraussan, il inaugurait la coopérative viticole. A cette occasion, il leur disait en occitan : « Dans une vigne, des raisins contrariants et imbéciles dirent qu’ils ne voulaient pas aller avec leurs frères qui se laissaient cueillir. On fit comme ils le voulaient, et ce qui se passa, c’est qu’ils pourrirent sur souche, tandis que les autres allèrent à la cuve, où ils firent le bon vin qui réjouit les coeurs. Paysans, ne demeurez pas à l’écart. Mettez ensemble vos volontés, et, dans la cuve de la République, préparez le vin de la Révolution sociale ! » « Dins la tina de la Republica, preparatz lo vin de la Revolucion sociala ! »

Aujourd’hui, les sociaux-démocrates répètent à satiété que le capitalisme a gagné et qu’il faut cesser le combat. Ceux que Jean-Pierre Rioux, dénomme « les installés de la gauche impuissante et vaincue » prétendent une nouvelle fois instrumentaliser la figure de ce socialiste pour l’éternité que demeure Jean Jaurès. Le premier secrétaire du parti de l’abandon déclare que Jaurès aurait approuvé la Constitution européenne qu’on veut nous imposer. La direction de ce parti a osé retoucher la célèbre et belle photo de Jaurès au Pré-St-Gervais où il se tient à la hampe du drapeau rouge. Ces manipulateurs ont repeint le drapeau rouge en drapeau européen.

Flanqué de Cohn-Bendit, François Hollande a tenté de récupérer à des fins partisanes l’émouvant témoignage de fidélité préparé par la population de Maroussian. Sont-ils tombés si bas, au point de faire voter les morts, au point de travestir l’histoire, au point de mépriser le geste de mémoire du peuple de la vigne ! Que de médiocrité en face d’un géant dont ils n’atteindront jamais ni la rigueur morale, ni le désintéressement, ni la force de conviction, ni le courage !

Comment ce parti de la résignation ose-t-il dire que Jaurès aurait soutenu une Constitution qui entend imposer pour des décennies une « économie de marché où la concurrence est libre et non faussée » alors que Jaurès craignait le pire « tant que dans chaque nation une classe restreinte d’hommes possèdera les grands moyens de production et d’échange, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée ? »

Comment ce parti de la capitulation ose-t-il prétendre que Jaurès soutiendrait une Constitution qui décide de « supprimer les restrictions aux investissements étrangers » et qui décrète que « les restrictions au mouvement des capitaux sont interdites » alors que Jaurès déclarait au gouvernement qu’« une des conditions de l’action de la France face aux puissances financières, c’est que vous en soyez les maîtres et qu’elles ne soient pas les vôtres ? »

Comment ce parti qui est devenu, dans le débat sur la Constitution européenne, le parti du mensonge - sur la démocratie, sur la laïcité, sur les droits sociaux, sur les services publics, sur le système économique - ose-t-il invoquer un Jaurès qui répétait « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe » ?

Comment ce parti, qui soutient la Constitution voulue par le MEDEF, ose-t-il s’approprier celui qui déclarait « entre le capital qui prétend au plus haut dividende et le travail qui s’efforce vers un plus haut salaire, il y a une guerre essentielle et permanente » et qui ajoutait : « le socialisme est la conscience de l’Europe » ?

Jaurès, nul ne l’ignore, était hanté par le danger de la guerre. Il a prôné la paix entre les peuples, la paix entre les femmes et les hommes qui ne vivent que de leur salaire, par delà les frontières. Le projet d’une Europe supranationale n’était pas présent dans les débats d’avant 1914. Et le drapeau rouge était celui d’une internationale de travailleurs dont il espérait qu’elle puisse vaincre les nationalismes. De quel droit, les dirigeants sociaux-démocrates d’aujourd’hui se permettent-ils d’effacer le drapeau rouge ? De quel droit un parti politique se permet-il de s’approprier un document historique et de le travestir ? De quel droit un appareil partisan ose-t-il défigurer un moment aussi capital d’une vie ?

Jean Jaurès n’appartient pas à un parti. Il appartient au peuple.

Hier, Jacques Brel questionnait :

Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Aujourd’hui, demandons-nous, Citoyennes, Citoyens : pourquoi tuent-ils encore Jaurès ? »

Raoul Marc JENNAR