Une affaire d’État : l’intervention de la Caisse des dépôts dans le dossier EADS

mercredi 21 novembre 2007
par  Attac Paris 12

Les responsables de la Caisse des dépôts (CDC) ont réaffirmé le mardi 2 octobre que le gouvernement n’avait pas autorisé ni même été « informé » de l’achat de titres EADS au printemps 2006, sans lever toutes les ambiguïtés sur le rôle de l’État dans cette opération controversée. La description, lors d’une audition devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, d’une telle étanchéité entre l’État et la Caisse des dépôts à propos d’une entreprise présentée comme stratégique, a semblé ne pas convaincre de nombreux députés. On le comprend aisément car, si la Caisse des dépôts est dotée d’un statut et d’un mode de gouvernance propres à garantir son autonomie, nul n’ignore qu’elle est « aux ordres » de l’État.

Le directeur financier de la CDC, Dominique Marcel, a affirmé que l’établissement public n’avait « jamais informé l’État » au sujet de l’acquisition de 2,25% du capital du groupe d’aéronautique et de défense. On aimerait le croire mais c’est irréaliste pour un investissement d’une telle importance : 600 millions d’€ qui pourrait générer 200 millions de perte financière. L’affirmation de D. Marcel a d’ailleurs été pour partie contredite par l’ancien président de la Commission de surveillance de la CDC, Philippe Auberger - qui doit connaître son sujet. Dans l’après-midi du même jour, Philippe Pontet, président de la Sogeade - la holding qui porte les actions de l’État et du groupe Lagardère dans le groupe EADS - a indiqué que l’État savait dès le 3 avril 2006 que des investisseurs institutionnels s’apprêtaient à reprendre tout ou partie des 7,5% d’EADS que Lagardère avait décidé de vendre. Quant à M. Breton, il avait affirmé la semaine dernière devant le Sénat avoir appris « par la presse » l’acquisition d’une partie d’entre eux par la CDC. Soyons heureux que le ministre lise la presse mais qui peut croire à ce mauvais feuilleton ?

L’Autorité des marchés financiers (AMF) et la justice enquêtent sur un possible délit d’initiés commis par les principaux dirigeants et actionnaires privés d’EADS lors de la vente d’actions fin 2005-début 2006, avant l’annonce des graves difficultés du groupe qui avait fait plonger le titre en Bourse. Un autre ancien président de la Commission de surveillance, Pierre Hériaud, a révélé que le représentant de la direction du Trésor était resté « totalement muet » à l’évocation, a posteriori, de l’opération lors de réunions de la Commission de surveillance. Or le Trésor « participe toujours très activement aux commissions de surveillance », a souligné le député Jean-Pierre Balligand (PS). « Quand il ne parle pas, cela doit avoir une signification », a-t-il ajouté.

Il est vrai, qu’au sein de la commission de surveillance de la CDC, déclarations et silences sont soigneusement pesés mais nous aimerions aussi savoir ce que Jean-Pierre Balligand, lui-même ancien président de cette commission a dit ou fait. Mais, la charge la plus lourde est sans doute venue de Jean Arthuis, le très libéral président de la Commission des finances du Sénat, en termes courtois certes mais qui pèsent lourd. « D’un côté, on nous dit que l’Agence des participations de l’État était réservée sur ces opérations, de l’autre que la Caisse des Dépôts a acheté. Je voudrais savoir à quel moment elle a acheté, à quel prix et à quelles fins, et avec quel niveau d’information ».

Une manière de dire qu’il y avait là une Affaire d’État. Mais, même si cette affaire est une « affaire d’État », ce n’en est sûrement pas le seul aspect !!

EADS, c’est aussi l’histoire d’une guerre ouverte entre chiraquiens et sarkozystes

« Ils veulent ma tête ». Cette déclaration de l’actuel patron de la caisse des dépôts, Augustin de Romanet de Beaune, à un proche, vise notamment les sarkozystes. Nommé par Chirac début 2007 alors qu’il était secrétaire général adjoint de l’Élysée, et après avoir participé à moult cabinets ministériels dont les ministres étaient tous des représentants du courant le plus libéral, Romanet a particulièrement agacé Sarkosy en intégrant, cet été, neuf figures de la chiraquie finissante dans le giron de la « vieille dame ».

Autre souci pour Romanet, il se murmure que l’actuel secrétaire général adjoint de l’Élysée François Peyrol convoite ce poste prestigieux. Une commission de réforme des statuts de la caisse des dépôts planche d’ailleurs, en ce moment, sur une refonte des procédures de cette vénérable institution… Une façon discrète, mais un peu compliquée d’écarter Romanet au profit de Peyrol.

Par chance pour le camp sarkozyste, l’affaire EADS pourrait faciliter l’éviction de Romanet… collaborateur de Chirac début 2006 : Augustin de Romanet ne pouvait être tenu à l’écart des tractations entre la Caisse des dépôts et EADS dès avant sa nomination à la CDC, c’était un dossier qu’il suivait de près à l’époque. D’autant plus près que Maurice Gourdault Montagne, très proche conseiller de l’ancien chef de l’État, espérait être parachuté à la tête d’EADS.

Lors d’une récente réunion de cadres, Romanet, emporté par son lyrisme a déclaré : « La civilisation de l’instant gagne nos pouvoirs publics » ; et il a annoncé dans la foulée un plan stratégique « Élan 2020 » dans lequel certains ont vu une pierre jetée dans le jardin du sarkozysme ! S’il ne s’agissait que de pantouflage ou de combat des chefs, cette affaire ne mériterait même pas que l’on s’y attarde mais, il y a plus grave et des indices le montrent.

Les statuts des corps de catégorie A et B ont été récemment modifiés : ces personnels sont passés du statut de fonctionnaires interministériels à celui d’agents publics de l’Établissement CDC. Par ailleurs, Christine Lagarde, emportée elle aussi mais par ses conceptions ultralibérales, a manifesté publiquement le souhait de casser le statut et la gouvernance actuelle de la CDC et c’est dans ce contexte qu’il faut resituer la fameuse commission de réforme qui travaille actuellement. La conjonction des luttes internes à l’UMP et de la doxa ultralibérale risquent bien d’aboutir à la casse du remarquable outil d’intervention de l’État que constitue la CDC. Certes, cet outil applique les orientations de l’État mais il agit sous un statut d’Établissement Financier spécial placé sous la surveillance du Parlement, par le biais de sa Commission de surveillance où siègent trois députés et un sénateur. Deviendrait-il un simple rouage sans contrôle dans cette monocratie ?

Mais cette affaire ne révèle pas que cela : elle met en évidence des manquements personnels et collectifs et les dérives de la globalisation financière actuelle

Même à supposer, ce que je ne crois pas un seul instant, que la Caisse eût pris cette décision toute seule, on ne peut que s’interroger sur le travail, préalable à tout investissement, des analystes et autres « asset managers ». Parce que les informations de la SOGEADE avaient bien été transmises à l’État et, tout simplement, parce que c’est la raison pour laquelle ils sont généralement extrêmement bien rémunérés.

À qui fera-t-on croire que le Directeur du Trésor, qui siège à la Commission de surveillance, n’en aurait rien dit à son ministre. Comme dirait Jean-Pierre Balligand, son silence voulait bien dire quelque chose, aujourd’hui, ce « silence » devient assourdissant. Mais surtout, cette affaire révèle aussi les pratiques de panurgisme en vigueur dans la gigantesque Bulle qu’est la globalisation financière mondiale. Ces pratiques qui conduisent et conduiront encore, outre le système lui-même, à d’autres crises.

À l’époque des faits, il était « très tendance » de considérer, dans ce « milieu » très fermé des analystes et « asset-managers » :
- que l’action EADS était notoirement sous-évaluée par rapport à l’action Boeing. Lequel Boeing nous allions rattraper, voire même dépasser avec tous les bienfaits financiers que cela comportait ;
- que ladite action EADS ne pouvait donc guère que grimper sans qu’il fût besoin de pousser plus loin l’analyse et qu’il suffisait de se baisser pour ramasser le pactole. (C’est avec de tels raisonnements que dans notre système, où la financiarisation l’emporte - et de loin - sur l’économie réelle, des crises financières comme celle des « subprime » ou celles qui suivront immanquablement peuvent naître et se propager) ;
- que quiconque dirait le contraire, notamment du côté de l’Agence des participations de l’Etat, ne serait qu’un petit esprit qui ne maîtrise pas l’analyse financière, comme les prestigieux analystes de la CDC ;
- que, de surcroît, le coup était prévu « entre amis » si influents comme vient de le sous-entendre en termes choisis un ancien Directeur général de la Caisse des dépôts (1998-2002), Daniel Lebègue, qui s’est lui aussi dit "très surpris" par les propos de Thierry Breton. « Dans les procédures habituelles de la CDC que j’ai pratiquées, (...) le ministre et ses services auraient été mis dans la boucle (...) par rapport à une opération qui est vraiment inhabituelle par sa nature et son montant », a-t-il ainsi estimé.

Il y a donc bien eu des manquements individuels et collectifs à la CDC au nombre desquels il convient d’ajouter et de souligner la passivité des quatre parlementaires membres de la Commission de surveillance dont l’impérieuse mission et d’assurer le contrôle des activités de l’Établissement financier CDC placé expressément sous le contrôle du Parlement. Ou ils n’ont rien vu, ou ils ont fermé les yeux : dans les deux cas, ils doivent partir [1].

Mme Lagarde peut bien réaffirmer, comme elle décrète la croissance, que : « Les services de mon ministère se sont acquittés de leur mission de la manière la plus professionnelle, de la façon la plus irréprochable », elle n’a pas pu éviter de montrer, sur la foi d’une enquête rapide de l’Inspection générale des finances que le cabinet du Ministre avait bien été informé dès le 21 février. Mme Lagarde ne fera croire à personne qu’il n’existe pas toute une chaîne de complicités, jusqu’au plus haut niveau de l’État, dans le processus de prise de décision qui a conduit la CDC à perdre 200 millions d’€.

Guy Dutron


[1Dans une autre configuration que notre monocratie actuelle, dans la plus élémentaire démocratie, si quatre députés doivent partir, ils ne devraient pas être les seuls !