Évolution globale et altermondialisme

lundi 26 novembre 2007
par  Gus Massiah

L’évolution globale

1.
Trois grandes questions déterminent l’évolution de la situation à l’échelle mondiale et marquent les différents niveaux de la transformation sociale (mondiale, par grande région, nationale et locale). Je partirai de l’hypothèse que nous sommes confrontés à une triple crise, la crise de l’hégémonie des États-unis et la crise du néolibéralisme. Il faut y rajouter la crise écologique mondiale qui est devenue patente.

2.
La crise écologique est ouverte. La prise de conscience des limites de l’écosystème planétaire et de la négation des droits des générations futures semble avoir beaucoup progressée. Elle accompagne l’émergence du mouvement altermondialiste depuis la Conférence de Rio en 1992. malgré des déclarations de façade et une forte activité internationale, elle ne met pas encore en danger le mode de production capitaliste dans sa forme productiviste. Les conséquences du productivisme dans la liaison entre la dimension écologique avec les dimensions sociales, démocratiques et des inégalités entre les pays partage les courants écologistes et se répercute dans les alliances entre les mouvements sociaux et citoyens. C’est une des questions majeures de l’avenir du mouvement altermondialiste.

3.
L’hypothèse de la crise du néolibéralisme mérite discussion. La phase néolibérale de la mondialisation est en crise, et il y a des possibilités pour qu’une nouvelle phase puisse s’ouvrir ; cette nouvelle phase n’est pas prédéterminée. Le néolibéralisme est une phase de la mondialisation capitaliste, elle n’en est pas l’achèvement et il n’y a pas de scénario stable néo-libéral de long terme. La phase néo-libérale serait donc une transition qui a commencé à la fin des années 1970. Elle correspond à une liaison intime entre une option économique et sociale, la régulation par le marché mondial des capitaux, et une option politique conservatrice. Madame Thatcher a autant préconisé des politiques néo-libérales pour casser les syndicats britanniques que voulu casser les syndicats pour imposer le modèle néo-libéral. De 1980 à aujourd’hui, nous assistons au renforcement du modèle néo-conservateur. De 1980 à 1989, c’est la période de l’expérimentation et de la montée en puissance, à partir de 1989, nous sommes dans la revanche sociale des couches dirigeantes qui avaient dû accepter les compromis keynésiens et qui relèvent la tête. En 1995, commence à se consolider et s’organiser un mouvement anti-systémique, le mouvement altermondialiste. En 2001, les attentats de New York accélèrent le virage néo-conservateur.

4.
La crise du néolibéralisme, du point de vue idéologique, est fortement liée à la montée en puissance de l’altermondialisme qui a aiguisé les contradictions internes au système. Le refus de la fatalité exprimé par « un autre monde est possible » remet en cause les offensives idéologiques qui suivent la chute du mur de Berlin en 1989 , celles de « la fin de l’Histoire » et de « la guerre des civilisations ». La crise du néolibéralisme ne signifie aucunement sa disparition inéluctable. Plusieurs scénarios sont possibles à moyen terme : un néolibéralisme conforté, une dominante néoconservatrice, une variante néokeynésienne. Une issue altermondialiste est très peu probable à moyen terme, les conditions politiques étant loin d’être remplies ; mais le renforcement du mouvement altermondialiste pèsera sur les issues possibles.

5.
La situation économique des trois prochaines années introduit des incertitudes. L’économie mondiale est tirée par les économies asiatiques, principalement chinoise, mais elle reste dépendante des fragilités de l’économie chinoise et des déséquilibres avec l’économie des États-unis. L’économie des États-unis est confrontée à une très probable récession. Le déficit des États-unis est financé par les pays du Sud, les banques asiatiques et les pétroliers. La crise du crédit qui frappe les couches les plus pauvres commence à s’étendre aux couches moyennes ; le crédit immobilier explose. Les autorités monétaires ont recréé une bulle monétaire ; elle sera plus difficile à réduire par une récession modérée comme en 2002/2003. Peut-on prévoir quand la bulle va éclater ? La présidence Bush va tenter de la laisser en héritage à ses successeurs. Les démocrates, s’ils l’emportent auront tendance à commencer par une crise au début de leur mandat pour bénéficier d’un redressement pour les élections suivantes. Les États-unis et l’Europe subiront la crise. Les pays émergents peuvent être tentés de ne pas tout miser sur les exportations et de réduire les excédents qui financent le déficit budgétaire du Nord. Ils peuvent choisir un développement plus tourné vers leurs marchés intérieurs en recherchant l’alliance avec les classes moyennes et une stabilisation de leurs classes ouvrières. A partir de fin 2008, le choix sera ouvert dans l’économie mondiale entre une hypothèse inflationniste ou la récession.

6.
La crise de l’hégémonie états-unienne s’approfondit rapidement. Il y a trois ans, Immanuel Wallerstein dans un article marquant avançait que les États-unis, même s’ils restaient dominants, avaient perdu l’hégémonie idéologique, l’hégémonie économique, l’hégémonie politique. Il leur restait l’hégémonie militaire qu’ils comptaient bien utiliser. L’évolution de la guerre en Irak, en fragilisant l’hégémonie militaire, renforce cette tendance. Plus les États-unis s’enlisent, plus ils sont tentés par la surenchère et tentent la fuite en avant dans la déstabilisation générale par la guerre sans fin. Wallerstein précisait aussi que la force des États-unis est de capitaliser sur leur faiblesse ; ils restent la seule superpuissance fonctionnelle et les autres, UE, Russie, Chine, etc. ne peuvent pas s’en désintéresser car les conséquences pour eux seraient beaucoup plus grave. Il faut insister sur la différence entre hégémonie et domination et sur la réussite de certaines offensives ; par exemple, la capacité d’imposer, dans le débat mondial, la prétendue guerre des civilisations qui sert de fondement idéologique à la domination militaire et aux politiques sécuritaires qui alimentent le racisme sous toutes ses formes. La lutte contre la prétendue guerre des civilisations et la très réelle guerre sans fin constitue une des priorités du mouvement altermondialiste.

7.
Les États-unis restent la superpuissance dominante mais doivent faire face à une remise en cause grandissante. Cette situation a des conséquences importantes sur le système international. La crise de l’hégémonie empêche la consolidation du cadre institutionnel du néolibéralisme, remet en cause le multilatéralisme et affaiblit les institutions internationales. La Banque Mondiale est confrontée à une perte de crédibilité que la nomination de Wolfowicz à sa tête a accentué. Le FMI, affaiblit par les remboursements anticipés, se trouve au bord de la faillite et en perte de vitesse. L’OMC, si elle continue de représenter une référence et une cohérence, est affaiblie par les accords bilatéraux. Il s’agit de renforcer la contestation des institutions financières et commerciales qui sont des maillons faibles du système international. La contestation de ces institutions doit mettre l’accent sur notre conception du multilatéralisme, la régulation publique du système international, les institutions financières internationales que nous préconisons.

8.
Les grandes entreprises multinationales restent des acteurs majeurs de l’économie mondiale. Elles n’ont toujours pas la capacité de diriger directement le monde et doivent passer par les gouvernements et les institutions internationales. La crise du néolibéralisme se traduit dans des hésitations et une certaine confusion du front des acteurs économiques. L ‘affichage est toujours dans la réaffirmation du consensus de Washington et de l’ajustement structurel, mais la confiance faiblit. Davos commence à rejoindre la Trilatérale dans un passé brumeux. Le G8 tient lieu d’espace de règlements des contradictions entre des puissances dominantes qui sont toujours craintes mais qui suscitent plus de méfiance que d’adhésion. D’autant que le recours militaire s’enlise et que l’OTAN est décriée. Les Nations Unies sont toujours contestées mais ne sont pas liquidées. Le droit international est le siège d’un affrontement essentiel entre le droit des affaires et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Le mouvement altermondialiste devrait accentuer sa contestation du G8 et de l’OTAN et réaffirmer sa revendication d’une réforme radicale des Nations Unies mettant en avant la primauté du droit international fondé sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

9.
L’évolution des grandes régions se différencie, d’autant que les réponses de chaque région à la crise de l’hégémonie américaine sont différentes. Cette configuration définit les lignes de force d’une carte géopolitique multipolaire. Nous ne sommes plus dans la période de la décolonisation et de la convergence anti-impérialiste. En Asie du Sud, notamment en Chine et en Inde, c’est par la compétition économique que se fait la réponse à la crise de l’hégémonie américaine. Il ne s’agit pas d’une réponse anticapitaliste ou même anti-libérale, mais elle est anti-hégémonique. La situation est complexe, la Chine notamment est concurrente des États-unis mais elle en a aussi besoin. Au Moyen Orient, la réponse passe par la remise en cause des options militaires dans l’accès aux ressources énergétiques et par les guerres à travers toutes leurs variantes. Les États-unis peuvent encore modifier, calibrer leur intervention militaire, comme le suggère le dit plan Baker-Hamilton. Ils peuvent rester hégémoniques tout en changeant la tactique de leur intervention. La troisième réponse est celle de l’Amérique latine ; elle correspond à l’émergence d’un mouvement continental « civique » qui est une phase de démocratisation et de construction de régimes qui rejettent l’hégémonie américaine. L’Afrique est encore paralysée par les guerres, les conflits, les régimes imposés et les influences concurrentes ; le mouvement social africain commence à se dégager et à s’affirmer. L’Europe et le Japon sont englués dans leur alliance stratégique avec les États-unis qui se répercute dans les contradictions internes des situations nationales. Le réseau Alter-Inter a été construit de manière à regrouper des acteurs non-gouvernementaux ancrés dans les régions stratégiques.

10.
La crise de l’hégémonie états-unienne libère, dans chaque grande région, la concurrence entre les puissances régionales qui entendent construire leur zone d’influence. Ainsi du conflit entre l’Inde et le Pakistan pour l’Asie, des affrontements entre Israël, l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite au moyen Orient. La nouvelle course au nucléaire militaire en découle directement ; comme la précédente avait marqué l’équilibre de l’après-guerre et l’accès aux sièges permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Le refus d’envisager un désarmement nucléaire généralisé rend peu crédible la capacité des puissances nucléaires à en empêcher l’accès par le droit international. Cette concurrence pour le statut de puissance régionale exacerbe les conflits internes et la manipulation des recours à l’ethnicisme au tribalisme comme instrument de gestion politique par les couches dirigeantes dans chaque pays et chaque région. Elle pose, en fonction des situations, la très difficile question des rapports entre les mouvements sociaux et citoyens et les mouvements « islamistes ». La lutte contre la guerre est aussi une lutte pour la paix et contre les discriminations, pour la prévention et le règlement des conflits. De même que la transformation sociale est inséparable de la reconstruction dans les périodes post-conflits.

11.
L’évolution politique liée au néolibéralisme se différencie suivant les pays. Dans de nombreuses régions du Sud, en Amérique Latine et en Asie, notamment en Inde, les dégâts de la mondialisation néolibérale conduit à des ouvertures vers des alliances qui combinent des politiques qui s’inscrivent dans le cours du capitalisme mais avec des visées anti-hégémoniques.

Dans les pays du Nord, la convergence de l’extrême droite et de larges courants de la droite conduit à la mise en avant d’une droite extrême. Cette alliance est une réponse au mouvements des années quatre vingt dix (94 en Italie, 95 en France, 96 en Allemagne et aux États-unis). Les dominants, les possédants et les privilégiés ont choisi la manière forte pour faire face aux résistances sociales, citoyennes et à celle des peuples dominés. L’Italie de Berlusconi en est une des illustrations, prémonitoire en quelque sorte. Le basculement d’une large partie de l’Europe (Autriche, Pays-Bas, Danemark, etc.) marque le succès de cette droite extrême qui s’inscrit dans l’évolution des États-unis de Bush. La France expérimente un régime bonapartisme qui est la version française du populisme. Il faut noter les mêmes dérives populistes de droite au Canada, au Mexique, en Indonésie et plusieurs autres pays.

12.
Le succès de la droite extrême se fait en deux temps : construire une extrême droite et contraindre la droite à passer alliance avec cette extrême droite. La droite extrême a réussi à déplacer l’échiquier politique vers l’extrême droite en plaçant le débat sur l’insécurité, l’immigration et la xénophobie. Ce sont les terrains qu’elle laboure depuis vingt-cinq ans. C’est dans la bataille des idées que se construit, en vingt-cinq ans, cette alternative fascisante construite sur le recours au parti de l’ordre. Les clubs qui ont préparé l’avènement de Thatcher puis de Reagan, comme le Club de l’Horloge en France, les courants évangélistes de droite et les franges rigoristes des différentes religions lancent une première offensive contre l’égalité à partir de la justification génétiques des différences, des races et des inégalités. La deuxième vague d’offensive idéologique, rejette sur les pauvres et les exclus la responsabilité de leur situation et propose de combattre l’insécurité et les incivilités par la répression et le fichage génétique généralisé. La bataille idéologique majeure est celle qui doit être menée sur les plans philosophiques, scientifiques, politiques et culturels contre cette idéologie néo-conservatrice ; c’est une des tâches majeures du mouvement altermondialiste.

13.
La gauche traditionnelle a accentué sa posture de parti de gouvernement et n’a pas réussi à imposer son terrain. Elle a toujours préféré l’alternance à l’alternative. La social démocratie a perdu sa capacité à représenter un réel projet de transformation sociale. Il lui reste une position stable, c’est une posture « blairiste », en ne le prenant pas au sens caricatural et en admettant qu’il peut y avoir une posture moins atlantiste, ou moins « bushiste » et en cherchant à combiner l’acceptation néo-libérale avec une relance de services publics. Elle est confrontée à une recomposition interne qui combine trois courants qui cohabitent, avec différentes articulations, dans tous les partis et les mouvances de la gauche. Proposons de distinguer : un courant « blairiste » tenté par un libéralisme mondial, un courant régulationniste et keynésien plus attaché à l’État social, un courant altermondialiste à la recherche d’une alternative nouvelle.

Le mouvement altermondialiste

14.
Le mouvement altermondialiste n’est pas en panne. Il est de bon ton d’annoncer son essoufflement, et pourtant il ne cesse de s’élargir et de s’approfondir. Élargissement géographique d’abord comme en témoigne les Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, Mumbaï et Nairobi ; le forum polycentrique de Bamako, Caracas et Karachi ; les forums continentaux et les forums nationaux dont celui des États-unis en juin 2006 à Atlanta ; la cascade ininterrompue des forums locaux. Élargissement social avec les mouvements paysans dont les mouvements de sans-terre, les syndicats ouvriers, les No-Vox dont les Dalits, les comités de quartiers dégradés et de bidonvilles, les forums de migrants, la marche mondiale des femmes, les camps de jeunes. Élargissement thématique avec les forums thématiques comme ceux de l’éducation, de l’eau et les forums associés des autorités locales, des parlementaires, des juges, etc.

Le mouvement altermondialiste a connu une montée en puissance considérable en un temps très court, en moins de dix ans. Pour autant, il n’a pas gagné. Il aurait été étonnant de gagner en si peu de temps ; d’autant qu’il n’est pas très simple de définir ce que gagner veut dire. Le mouvement altermondialiste est un mouvement de long terme qui s’inscrit dans la durée. De plus, il y a des formes d’expressions politiques très différentes au sein du mouvement altermondialiste qui est un mouvement de mouvements. Cette diversité, certains disent cette cacophonie, a ses avantages, mais aussi ses limites. Il y a beaucoup de pays où les forums n’ont pas aidé à faire progresser la situation, compte tenu de la faiblesse des mouvements. Ce mouvement évolue en fonction des situations ; proposons quelques hypothèses qui éclairent le débat stratégique.

15.
Première hypothèse : Le mouvement altermondialiste est un mouvement historique qui s’inscrit dans la durée. Il prolonge et renouvelle les trois mouvements historiques précédents. Le mouvement historique de la décolonisation ; et de ce point de vue l’altermondialisme a modifié en profondeur les représentations Nord-Sud au profit d’un projet commun. Le mouvement historique des luttes ouvrières ; et de ce point de vue la mutation vers un mouvement social et citoyen mondial. Le mouvement des luttes pour la démocratie à partir des années 1960-70 ; et de ce point de vue le renouvellement de l’impératif démocratique après l’implosion du soviétisme en 1989 et les régressions portées par les idéologies sécuritaires. La décolonisation, les luttes sociales, l’impératif démocratique et les libertés constituent la culture de référence historique du mouvement altermondialiste.

16.
Deuxième hypothèse : le mouvement altermondialiste doit s’opposer au néolibéralisme, au néoconservatisme et à leurs conséquences. La conception dominante de la croissance fondée sur l’ajustement au marché mondial et la régulation par le marché mondial des capitaux se traduit par l’approfondissement des inégalités et de la pauvreté. Inégalités dans caque pays et entre les pays. La structuration sociale qui en découle est indissociable des discriminations et du racisme ; et la définition d’un nouveau mode de développement commence par la lutte contre les discriminations. Les limites de l’écosystème planétaire et le respect des droits des générations futures remettent en cause la productivisme. Le refus du néo-conservatisme implique la suprématie du militaire et de la guerre perpétuelle et préventive. La dimension démocratique et la défense des libertés impliquent le refus de l’idéologie sécuritaire, des retours identitaires, des fondamentalismes, de la tolérance zéro, de la criminalisation des mouvements. Notre conception de la transformation sociale comporte cinq dimensions qu’il s’agit d’articuler : dimensions économiques, sociales, écologiques, démocratiques, contre la guerre.

17.
Troisième hypothèse : le mouvement altermondialiste a concrétisé une alternative. En partant de la contestation du néolibéralisme, le mouvement a affirmé le refus de la fatalité et est passé de la résistance à la contre-offensive et à la mise en avant d’alternatives. L’orientation stratégique qui s’est imposée à travers les Forums est la suivante : à l’organisation des sociétés et du monde par l’ajustement au marché mondial et la subordination au marché mondial des capitaux nous opposons l’organisation des sociétés et du monde autour du principe de l’accès aux droits pour tous. Ce principe a déjà changé la nature des mouvements dont la convergence forme la caractéristique principale de l’altermondialisme ; chacun des mouvements a évolué en intériorisant dans ses références la priorité donnée à l’accès aux droits pour tous. Il faut insister sur le fait que le mouvement altermondialiste ne s’est pas encore remis de la défaite historique du socialisme réellement existant. Il n’a pas encore proposé l’idée de la construction d’une alternative globale au sens où le socialisme historique en a représenté un.

18.
Quatrième hypothèse : les modalités du mouvement altermondialiste se sont enrichies. Elles sont toujours fondées sur la convergence des mouvements sociaux et citoyens. Elles combinent les luttes et les résistances, les campagnes et les mobilisations, les pratiques sociales innovantes, l’élaboration, les alternatives, les propositions de négociation. Elles mettent en avant la construction d’une nouvelle culture politique qui chemine dans le fonctionnement des Forums. L’expertise citoyenne conteste le monopole de l’expertise dominante et de la pensée unique ; elle concrétise le passage de « TINA » (There Is No Alternative) cher à Madame Thatcher à la capacité de penser un autre monde possible.

19.
Cinquième hypothèse : le mouvement altermondialiste entre dans une nouvelle période. Nous achevons un cycle du processus des forums sociaux mondiaux, celui qui a été commencé après Seattle. Il s’agit de définir les éléments du projet correspondant à cette nouvelle période. Des changements politiques importants sont en gestation. D’autant que le néolibéralisme est en crise et que la phase néo-libérale de la mondialisation est probablement en cours d’achèvement. Nous arrivons aux limites de l’hégémonie du capital financier et de sa logique « court-termiste ». L’hégémonie économique états-unienne est remise fondamentalement en cause. La montée en puissance économique de la Chine, de l’Inde et aussi du Brésil change la donne. La guerre perpétuelle suscite de nouvelles contradictions et les élections aux États-unis introduisent des incertitudes sur la conduite des guerres. La situation dans les différents pays va évoluer dans les périodes électorales et de recomposition politique. Le mouvement politique en Amérique Latine redéfinit, dans la diversité des situations, de nouveaux rapports entre mouvements et gouvernements.

Un nouveau cycle des forums sociaux mondiaux

20.
Le mouvement altermondialiste ne se résume pas aux Forums Sociaux, mais le processus des forums y occupe une place particulière. Particulièrement pour Alter-inter qui s’est constitué dans ce processus. Nous y avons des responsabilités particulières, c’est pourquoi il nous faut porter une attention particulière aux contradictions du processus des forums.

Le FSM de Nairobi a été un des plus intéressants Forums parce qu’un des plus contradictoires. La dimension mondiale du Forum Social Mondial a été bonne. Il y avait de fortes délégations de plusieurs continents (Indiens, pakistanais, brésiliens, italiens, français, etc.) Les progrès étaient très sensibles dans le niveau des débats et de l’élaboration ainsi que dans la construction des réseaux mondiaux. Cette progression a été visible sur une série de questions, comme par exemple l’eau, la dette, la souveraineté alimentaire, les migrations, etc. Il y a eu un élargissement des réseaux présents et réellement impliqués.

La dimension africaine du Forum Social Mondial a été excellente. D’abord par la participation et par le fait que, plusieurs des grandes délégations africaines avaient une composition populaire affirmée ; elles ont mobilisé des mouvements populaires et ont été préparé par des Forums sociaux nationaux. L’Afrique est le continent sur laquelle il y a eu le plus de Forums sociaux nationaux (plus d’une dizaine en 2006). Une des réussites du Forum est d’ailleurs la forte présence syndicale. Après Bamako et Nairobi, et au delà des insuffisances et des limites, on peut parler aujourd’hui, à travers sa diversité et ses contradictions, de l’émergence d’un mouvement social et citoyen africain à l’échelle du continent.

La dimension kenyane du Forum Social Mondial a été beaucoup moins convaincante. Au delà des problèmes d’organisation, les affrontements au sein du mouvement social kenyan ont été très aigus. Du point de vue de l’affluence, l’estimation basse était de 30 000 personnes, l’estimation haute de 60 000 Pour un pays comme le Kenya c’est quand même impressionnant. Il est un peu tôt pour apprécier l’impact local, le Forum pourrait jouer un rôle déclencheur et formateur qui peut déboucher sur une réelle avancée.

21.
Les questions soulevées par le processus des Forums sociaux sont nombreuses. Les critiques faites à l’organisation du FSM dans les choix et les procédures de mises en œuvre sont légitimes. Il ne faudrait pas qu’elles masquent les problèmes soulevés par le processus et qui étaient, d’une manière ou d’une autre, présentes dans les forums précédents.

L’élargissement géographique a progressé. Nous savions qu’un forum en Afrique ne serait pas facile. D’autant que l’Afrique du Sud avait refusé de le recevoir. Or il n’y a pas beaucoup de pays africains qui peuvent accueillir un FSM, du point de vue de leur taille et de la force de leur mouvement social. Le format actuel du FSM ne peut pas être facilement localisé dans beaucoup de villes. D’autant que la crise, même relative, de la décolonisation marque fortement la situation africaine.

La mesure de l’impact d’un FSM est difficile. D’autant qu’il y a une différence entre l’impact d’un événement forum et l’impact du processus des forums. La question du nombre des participants est à relativiser. Mais la médiatisation y ramène lourdement et pousse au gigantisme. La médiatisation elle-même est relative, attendons-nous une visibilité marquante, ou une « sympathie » des médias ? L’impact que nous recherchons est d’abord qualitatif ; il s’agit plus de la diversité et de la convergence que de la standardisation. L’évolution est patente de ce point de vue ; par exemple, les sujets sont traités de manière bien plus approfondie qu’au début des FSM.

22.
L’élargissement des bases sociales n’est certainement pas suffisante, elle est pourtant réelle. Les syndicats de travailleurs, les organisations paysannes et les associations d’habitants sont présents depuis le début ; ainsi au Brésil la CUT, le MST ou le MNLN et à Nairobi les syndicats africains. La présence des plus pauvres et des exclus est plus difficile. La participation des No-Vox a marqué une étape qui s’est consolidée, notamment avec les migrants à Bamako ; ce sont les Dalits à Mumbai qui ont assuré un tournant qualitatif.

La participation des pauvres et des exclus demande un effort volontariste continu et difficile ; particulièrement pour assurer la participation des associations représentatives de ces couches populaires au Forum. Pour les NoVox, les Dalits à Mumbai, les pêcheurs à Karachi, leur accès au Forum s’est fait à travers leurs associations, ils étaient (ou s’étaient) organisés. Il est beaucoup plus difficile de participer au Forum de manière complètement individuelle. A Nairobi, les choix ont été très malheureux : éloignement sans navettes gratuites, prix d’entrée très élevé pour les pauvres, péréquation insuffisante, ouverture insuffisante pour une partie des associations des bidonvilles.

Cette question de l’accès des pauvres s’accompagne d’une très forte élévation des exigences éthiques du mouvement altermondialiste. La revendication d’un autre monde peut-elle se satisfaire de la poursuite des comportements dominants que l’on rejette ? Les Forums doivent aussi être des vitrines d’un autre monde possible. Trois grandes questions ont été posées quand aux compromis acceptables : comment assurer l’organisation et la sécurité d’un événement comme le Forum ? Quelle mode de consommation accepter dans les Forums ? Comment financer les forums ?

23.
Il est intéressant de s’interroger aussi sur l’élargissement politique du processus des Forums. Il n’est pas anormal que des contradictions, voire des affrontements, opposent des composantes différentes du mouvement social et citoyen d’un pays ou d’une région. Il y a eu plusieurs fois des contre-forums, comme par exemple à Londres, à Mumbaï ou à Nairobi.

La question de l’élargissement politique porte aussi sur la présence de plus en plus forte de certains mouvements, comme les très grosses ONG, défendant des positions plus modérées et parfois rétrogrades (sur l’avortement à Nairobi, par exemple). Il ne suffit pas de proposer de rétablir l’équilibre en invitant les autres courants à être plus présents : il faut veiller à ce que les moyens plus importants des grosses associations ne leur permettent pas d’influencer ou de contrôler l’évolution des forums.

La question la plus importante aujourd’hui est celle de l’articulation entre élargissement et radicalité. Le mouvement altermondialiste part du refus de la mondialisation néolibérale et de la conviction qu’un autre monde est possible et qu’il implique une rupture avec la pensée dominante et les politiques néolibérales. L’élargissement est un gage de succès pour le processus, à condition d’éviter l’affadissement du mouvement. L’approfondissement des engagements est une nécessité à condition d’éviter les exclusions et le sectarisme. Dans le langage du forum on parle de la liaison entre la convergence et la juxtaposition, l’horizontalité et la définition de priorités et d’axes de mobilisation, l’ordonnancement et l’agglutination (« brésilianisme » qui renvoie à l’appel à se regrouper sur une base autogérée).

Une expérience de convergence a été tentée le quatrième jour du FSM : la proposition de se regrouper, sans renoncer aux activités autogérées, le matin à partir des réseaux ou des campagnes et l’après-midi à travers des thématiques identifiées (21 thématiques à partir des 1100 activités inscrites) pour définir des propositions et des mobilisations. La démarche a été jugée intéressante, les résultats n’ont pas été concluants du fait de l’absence d’une préparation suffisante avant le forum et des difficultés d’organisation dans le changement de rythme.

24.
Le débat sur l’élargissement et la radicalité et sur la forme du Forum et l’évolution du processus renvoie à un débat plus fondamental, celui de l’horizon de la transformation sociale. Suivant que l’on est plus sensible à l’urgence de la situation et à la nécessité de définir des objectifs à moyen terme ou que l’on met l’accent sur le caractère historique du mouvement altermondialiste et que l’on se situe sur la longue période. C’est à partir de là que se définissent les discussions sur l’essoufflement du mouvement ou sur sa permanence. C’est pourquoi, le débat fondamental du mouvement est le débat stratégique, la pensée stratégique permettant de relier les actions à court terme et les objectifs à long terme, l’urgence de la réponse aux situations inacceptables et la transformation en profondeur des sociétés et du monde.

Gustave Massiah
Président du CRID
Septembre 2007


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