Régulations des changes et réforme du Fond monétaire international

samedi 9 février 2008
par  Dominique Taddéi

La crise des "subprimes" génère désormais une crise financière globale, nouvelle illustration du caractère insoutenable du processus actuel de mondialisation. Dominique Taddei, économiste et animateur du Forum de la gauche citoyenne, expose ici plusieurs pistes pour une régulation internationale.

Le risque d’effondrement brutal du dollar est devant nous, s’il ne s’est pas encore produit avant que cet article ne soit diffusé. Ce risque existe de fait depuis la création de l’euro, puisqu’il est logique que tous ceux qui détenaient jusque-là la seule monnaie clé diversifient désormais leurs actifs, en vendant de la monnaie américaine pour acheter de la nouvelle monnaie européenne. Longtemps, ce risque a été contenu : la nouvelle monnaie n’était pas encore crédible ; les performances macroéconomiques américaines étaient meilleures. Mais maintenant que l’incontinence de la politique de Washington devient évidente pour tous, un affaiblissement considérable du dollar est inéluctable et il risque même de prendre l’allure d’une débâcle, si la spéculation financière se déplace des cibles qu’elle a saturées (immobilier, actions, matières premières, etc.) vers les marchés des changes ; elle aurait d’ailleurs de bonnes raisons pour le faire, en observant le retard des réactions des principales autorités monétaires, qui interviennent toujours trop tard et d’une façon totalement cacophonique : la Fed (Federal Reserve Board américain) finit toujours par sur-réagir, quand la Banque Centrale Européenne sous-emploie en permanence ses moyens d’intervention, comme tétanisée par son idéologie monétariste et les contradictions de ses membres.

Personne ne peut se satisfaire de l’aggravation des désordres en cours, sauf à tomber dans l’irresponsabilité des politiques du pire : il nous faut donc, en tant que citoyens actifs, ne pas nous contenter de résister, mais être capables de proposer ; ne plus chercher à nous réchauffer entre nous, mais analyser froidement les rapports de forces mondiaux et les alliances possibles ; ne plus nous contenter de nos légitimes luttes locales, mais nous mêler de la finance internationale. Le présent article essaie d’y contribuer.

Une relative stabilité des taux de change entre les monnaies (autrement dit, une volativité limitée entre elles) est unanimement reconnue comme nécessaire pour les échanges commerciaux et financiers. Dès lors que l’instabilité s’avère particulièrement forte, la question se pose alors de savoir quels pays doivent intervenir sur un marché des changes, qui est aujourd’hui mondialisé, et dans quelles conditions.

Les régimes de change : de la théorie à la réalité

Dans la théorie standard, deux systèmes de change sont opposés de façon bipolaire :

- le système de change fixe conduit les autorités monétaires d’un pays (gouvernement et/ou banque centrale ) à acheter ou vendre sa monnaie contre des monnaies étrangères, de façon à équilibrer les quantités offertes et demandées de sa monnaie, au prix (taux de change) préétabli.

- le système de change flottant ou flexible, dans lequel les autorités monétaires n’interviennent pas et où le taux de change varie au gré des opérations, commerciales et surtout financières, de tous les agents nationaux ou étrangers à la zone monétaire considérée.

Les régimes de change historiquement constitués sont toujours moins caricaturaux que les systèmes théoriques définis précédemment. Pour s’en tenir à l’essentiel :

A) Les régimes de change fixe, qui ont prévalu après les accords de Bretton Woods (entre 1944 et 1971-73) et qui ont plus ou moins perduré entre pays européens jusqu’à la fin de 1998, comportaient deux éléments de variation :

- en premier lieu, les taux de change étaient « ajustables » : c’est-à-dire qu’ils pouvaient être changés, normalement après une négociation, puisque le taux de change d’une monnaie dans une autre est à l’évidence logiquement l’inverse de celui de la seconde dans la première ;

- en second lieu, une marge de fluctuation autour de la parité « fixe » de référence était admise pour limiter les interventions des autorités face à de (relativement) faibles variations de change. Ainsi, de façon assez habituelle, on considérait que le taux de change était fixe, à 2, 5% près. Bien qu’il n’y ait pas plus de justification pour ce pourcentage qu’un autre, il comporte évidemment une différence de nature avec celui de plus ou moins 15%, qui, de guerre lasse, avait été adopté dans les années 90 entre les pays européens, candidats à la future monnaie unique. Sans forcer le trait, on peut considérer que le premier pourcentage définit un régime « quasi-fixe » et ajustable ; le second, un régime « quasi-flottant », qui a évidemment moins souvent besoin d’être ajusté.

B) Les régimes de change flottants, qui sont devenus prédominants entre les pays les plus développés depuis les années 70, n’interdisent pas les interventions des autorités monétaires. Déjà, celles-ci influencent les cours par leurs déclarations ; puis, des variations des taux d’intérêt à court terme, administrés par les banques centrales, peuvent espérer modifier les comportements de placements et, par là-même l’équilibre entre l’offre et la demande des différentes devises ; ensuite, des achats ou ventes ponctuels de devises peuvent être faits, sans aller jusqu’à garantir une parité donnée ; enfin, dans les circonstances les plus difficiles, ces interventions peuvent être coordonnées, y compris entre pays haussiers et baissiers, soit lors d’une rencontre solennelle (conférences du Plaza Hotel et du Louvre, dans les années 80), soit par des communiqués communs ou similaires (en 2001, lorsque le jeune Euro, tombé aux alentours de 0,84 dollar, pouvait donner l’impression de s’effondrer) : l’expérience a d’ailleurs montré que ces interventions multilatérales avaient été efficaces. Il serait donc plus juste de parler de régimes de « change flottants et surveillés », pour décrire la réalité contemporaine entre les devises des pays les plus développés.

En pratique, on comprend qu’il n’existe pas de différence essentielle entre un régime dit fixe, où une parité peut varier d’environ 30% (par exemple de moins 15% à plus 15%, autour de la parité « officielle »), sans assurer d’intervention des autorités monétaires, et un régime dit flottant, mais surveillé : il est même possible que les autorités monétaires interviennent, avant même qu’une fluctuation d’une telle ampleur soit constatée, rendant le second plus stable que le premier, en termes de variations observées ! Des économistes de tradition interventionniste peuvent même trouver une supériorité de principe au régime actuel, dans la mesure où l’incertitude créée par les autorités monétaires sur leurs seuils d’intervention complique la tache des spéculateurs, toujours avides de tester leurs capacités de résistance, quand on approche des seuils qu’elles sont obligées de défendre dans un régime de change fixe.

La question essentielle est donc moins de savoir quel est le système de change de référence (fixe ou flexible) que de se demander si des interventions publiques peuvent être efficaces, quand la spéculation se déchaîne à propos d’une monnaie.

Peut-on lutter contre la spéculation sur les devises ?

L’argument le plus souvent avancé pour justifier l’absence totale d’intervention devant les fluctuations de marché repose sur la disparité des moyens disponibles entre d’une part les acteurs privés sur les marchés de devises et d’autre part les banques centrales. Ce constat d’impuissance doit être toutefois largement nuancé. D’un côté, les masses colossales des opérations spéculatives ne correspondent pas à un seul agent qui aurait un comportement homogène : ce n’est donc pas l’addition de ces transactions qui doit être faite, mais la soustraction entre ceux qui spéculent dans un sens et ceux qui spéculent dans l’autre : la question qui se pose aux autorités monétaires de l’ensemble des pays, car cette responsabilité ne peut être que partagée, est de ne pas laisser se développer une situation, où l’écart entre les agents haussiers et baissiers devient trop important ; de l’autre côté, ce qui est vrai d’un petit pays pauvre, l’est évidemment beaucoup moins d’un grand pays riche, ou a fortiori d’une coalition des banques centrales de toute une zone monétaire (il était plus facile d’attaquer l’escudo qu’aujourd’hui l’euro) ; enfin, et surtout, la nécessité d’assurer une contrepartie face à une poussée spéculative est certes limitée par les montants des réserves et des lignes de crédits disponibles d’une zone monétaire, dont la devise est attaquée à la baisse, serait-elle la zone euro ou même la zone dollar. Mais cette contrainte n’existe pas pour le pays ou la zone dont la monnaie est demandée et qui peut en créer autant que nécessaire : nous ne sommes plus à l’époque de la monnaie métallique et la seule limite à l’intervention de l’ensemble des autorités monétaires des pays « haussiers » est donc leur détermination politique. À cet égard, le Japon, la Chine et les autres pays émergents ont apporté depuis une dizaine d’années une démonstration évidente de leur capacité à offrir leur propre devise, au prix de leur choix, par création monétaire, maintenant ainsi une faible parité de leur monnaie. Les Américains et autres Européens ont beau crier qu’il s’agit là d’une solution artificielle, ils oublient tout simplement qu’il n’existe rien de « naturel » dans les mécanismes de change : elles sont toujours le produit historique de rapports géopolitiques.

Le fait est donc démontré que les pays « haussiers », dont la devise est demandée, sous l’action des opérateurs privés, peuvent toujours décourager ceux-ci. A fortiori, une action concertée des autorités monétaires des autorités haussières et « baissières » est certaine d’être efficace. Bien entendu, les spéculateurs le savent fort bien. Autrement dit, il suffit d’une déclaration conjointe ou similaire des uns et des autres : les agents spéculateurs, pris en « cisaille » et peu désireux de perdre de l’argent, en continuant à prendre des positions à découvert, qui deviendraient trop risquées pour eux, se trouvent dissuadés. En d’autres termes, si une variation de changes est de nature purement spéculative, il n’y aura même pas besoin de fortes interventions des autorités monétaires pour y mettre fin. Par contre, s’il s’agit d’un mouvement affectant les fondements des économies considérées (par exemple, des variations rapides de la productivité), la variation ordonnée des parités est généralement préférable et n’obligera pas dans ce cas à engager des réserves importantes. Sans doute n’est-il pas toujours aisé de juger de la part respective de ces deux types de mouvements. C’est pourquoi une coopération permanente entre les autorités de toutes les grandes zones est évidemment préférable à des initiatives « en catastrophe », dont la communication mal contrôlée peut s’avérer fortement contre-productive : par exemple, une annonce non crédible conduit les opérateurs à penser que la situation est encore pire que ce qu’ils anticipaient et les conduit à nourrir la spéculation en cours, ou à se détourner vers une autre…

Les pressions inflationnistes créées par la création de monnaie des pays excédentaires

Un autre argument usuel pour justifier la passivité des autorités monétaires des pays excédentaires est d’affirmer que ces interventions seraient inflationnistes, puisqu’elles reposent sur une création ex nihilo de monnaie locale. Il faut à cet égard distinguer les risques internes et internationaux : on ne peut pas soutenir qu’un tel processus d’intervention par création monétaire soit à proprement parler inflationniste pour le pays concerné, dès lors qu’il choisit de « stériliser » les devises accumulées, c’est-à-dire ne les réinjecte pas dans sa propre économie : si ce risque d’inflation nationale existait (du fait, par exemple d’une défaillance du système de stérilisation), on l’aurait observé au Japon, qui ne cesse de pratiquer ce type d’intervention et qui demeure pourtant toujours au bord de la déflation, depuis maintenant près de 20 ans. Par contre, si cette politique d’intervention est poursuivie de manière systématique sur de longues périodes (5 ou 10 ans) par une partie importante de l’économie mondiale (pratiquement l’ensemble des pays émergents, en plus des pétromonarchies, du Japon et la Norvège), le danger inflationniste s’accroît effectivement, car la création monétaire supplémentaire qui en résulte à l’échelle de la planète, n’est pas spontanément en phase avec le développement des capacités productives, en particulier pour l’ensemble des produits de base (énergie, matières premières et produits alimentaires), et cela d’autant plus que les contraintes écologiques se font légitimement plus fortes. Comme on l’observe actuellement, il en résulte une inflation par excès de la demande mondiale, qui prend paradoxalement la forme d’une inflation par les coûts, pour chaque pays pris séparément, et qui est particulièrement dramatique dans les mégapoles des pays du sud. Mais cette inflation mondiale ne doit–elle pas être principalement imputée aux pays qui consomment trop (en particulier, les USA), plutôt qu’à ceux qui épargnent le plus (les pays émergents) ? Pour en discuter utilement, là encore, une véritable instance légitime de coordination mondiale s’impose.

La coordination des autorités monétaires des grandes zones est essentielle

Le passage progressif d’un système monétaire et financier mono-stellaire, autour du dollar-soleil et le benign neglect méprisant qui l’accompagnait (« le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ») est aujourd’hui dépassé : Washington n’a plus les moyens, quel que soit son président, de se moquer d’un brutal décrochage du dollar. De facto, le système monétaire international est devenu de fait bi-stellaire, comme l’espéraient ceux qui militaient pour la création de l’euro [1] ; sans doute, une des deux étoiles demeure plus grosse que l’autre, mais c’est elle qui est aujourd’hui directement menacée, et qui nous menace évidemment par contre-coup. Mais surtout, ce système ne peut devenir que pluri-stellaire, car la solution ne peut simplement consister à faire payer les seuls européens pour les errements américains : il ne peut y avoir de solutions viables, qui n’associent la plus grande partie des grands pays excédentaires. C’est pourquoi, l’ensemble des grandes économies émergentes et fortement excédentaires n’est pas le problème, mais une partie de la solution. Car, si les remèdes immédiats à la crise financière, comme la mise en œuvre de solutions pérennes, doivent être multilatéraux, une instance permanente de coordination s’impose à l’évidence.

Il est à peine nécessaire d’ajouter que celle-ci sera d’autant plus efficace, qu’elle apparaîtra légitime. Autrement dit, la gouvernance mondiale est ici directement questionnée et personne ne peut imaginer que la Chine, l’Inde ou même la Russie et les pétro-monarchies viennent partager le « fardeau de l’homme blanc », dans le cadre d’un G7, plus ou moins élargi, ou d’un FMI, se livrant à des réformes « cosmétiques ».

Un nouveau FMI, sous l’égide des Nations Unies

Bien entendu, on peut imaginer pour la mise en place d’un nouveau régime de change régulé, impliquant les grandes zones monétaires, un nombre quasi indéfini de procédures pour y parvenir, puis d’instances pour appliquer les décisions qui en résulteraient. Pour frapper les esprits (mais est ce bien nécessaire dans un domaine où les crises de nerf des spéculateurs font plus de mal que de bien ?), on a pu évoquer un « nouveau Bretton Woods ». Toutefois, le critère de légitimité, considéré comme co-substantiel à celui d’efficacité, conduit à penser que la nouvelle instance devrait faire partie du système général des Nations Unies, pour au moins quatre raisons :

- tous les pays du monde, grands et petits, riches ou pauvres, seraient concernés ;

- les décisions monétaires ne seraient plus prises indépendamment de l’ensemble des autres politiques ;

- ceci permettrait d’inscrire également dans ce nouveau cadre de légitimité internationale les autres instances économiques (Banque Mondiale, BRI, OMC) : devenus demandeurs, les « vainqueurs de 1944 » n’auraient plus les mêmes moyens de s’opposer à de réformes en profondeur, reflétant le nouvel état du monde ;

- cela donnerait ainsi du « grain à moudre » à la réforme même de l’ONU, dans son ensemble.

Dans ce FMI nouvelle manière (en fait la question de savoir si on doit se servir de l’acquis de l’ancien ou faire une création ex nihilo est une question pragmatique, qui dépend logiquement de la capacité de coopération de la structure actuelle à son propre dépassement), la question du droit de vote est moins importante qu’on ne le croit parfois dans la mesure où le FMI ancien, ou nouveau, ne formule que très peu de décisions contraignantes. La dimension consensuelle de son activité serait d’ailleurs renforcée, si son nouveau processus de délibération était relégitimé. De ce point de vue, il est évident qu’il ne peut plus obéir à sa pondération capitaliste d’origine, à la fois pour des raisons éthiques et pour des raisons pratiques (les modifications à apporter seraient trop importantes). On peut penser qu’une pondération, révisable tous les 10 ans, en fonction d’un indicateur synthétique (par exemple celui de la CNUCED) devrait pouvoir être acceptée. Au demeurant, la règle actuelle de majorité de 85% (fixée pour assurer le droit de veto aux seuls Etats-Unis) donnerait des pouvoirs de négociation équivalents à toutes les grandes zones du monde.

Conclusion

Une telle transformation de l’ordre monétaire international ne sera pas consentie à froid par les USA de G. W. Bush, ni sans doute proposée par aucun de ses partenaires ; et à chaud, voire en catastrophe, la lucidité risque de manquer pour définir une coordination rationnelle du type de celle proposée ici, ou une autre de même esprit. Faut-il pour autant désespérer d’une nouvelle régulation monétaire mondiale ? Nous ne le pensons pas.

La société civile internationale, et son aile la plus militante, le mouvement social mondial, qui se définit comme altermondialiste, doit s’emparer dès maintenant de ce sujet. Il peut trouver de nombreux alliés de la part de pays importants qui ne peuvent se satisfaire d’un désordre grandissant, qui risque de plus en plus de dégénérer en un conflit entre l’impérialisme anglo-saxon déclinant et les impérialismes émergents de la Chine et de la Russie, si fortement complémentaires : nous pensons à l’Inde, à l’Afrique du sud, au Brésil et, à nombre de pays arabes et, peut-on l’espérer, aux pays européens, qui ont décidé de créer une monnaie unique, et qui avaient su dire non pour l’essentiel à la guerre d’Irak.

En actualisant ainsi ses analyses (nous ne sommes plus en 1998, au temps de l’hyper-puissance américaine, mais à celui du risque d’affrontement entre néo-impérialismes), le mouvement altermondialiste pourrait ainsi faire la démonstration qu’un autre monde est non seulement possible, mais aussi souhaitable, et pour tout dire, la crise s’aggravant, qu’il est de plus en plus nécessaire et urgent.


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