La Dissociété

Jacques Généreux
samedi 7 avril 2007
par  Jean-Paul Allétru

Ce livre s’adresse à ceux qui se sentent concernés par « la chose publique », et qui n’ont pas renoncé à faire advenir un monde plus vivable.
Il s’agit d’un livre ambitieux, comme on n’en trouve pas plus d’un par an, et vraisemblablement moins. Il aide à mieux comprendre notre monde et notre époque, en ce début de XXIème siècle.
Il m’a d’abord paru passionnant, puis, dans les pages centrales, ennuyeux, et à nouveau passionnant.
Jacques Généreux est un universitaire, professeur à Sciences Po., auteur notamment des « Vraies lois de l’économie » (qui sont paru, si je ne m’abuse, en feuilleton dans « Alternatives économiques »). Il est membre du PS, dans la minorité, et a milité (notamment par plusieurs ouvrages) pour le « non » à la Constitution de l’Europe.

Ce livre s’adresse à ceux qui se sentent concernés par « la chose publique », et qui n’ont pas renoncé à faire advenir un monde plus vivable.
Il s’agit d’un livre ambitieux, comme on n’en trouve pas plus d’un par an, et vraisemblablement moins. Il aide à mieux comprendre notre monde et notre époque, en ce début de XXIème siècle.
Il m’a d’abord paru passionnant, puis, dans les pages centrales, ennuyeux, et à nouveau passionnant.
Jacques Généreux est un universitaire, professeur à Sciences Po., auteur notamment des « Vraies lois de l’économie » (qui sont paru, si je ne m’abuse, en feuilleton dans « Alternatives économiques »). Il est membre du PS, dans la minorité, et a milité (notamment par plusieurs ouvrages) pour le « non » à la Constitution de l’Europe.

Je ne prétends pas ici résumer cet ouvrage, de 445 pages. Mais si je réussis à donner à certains lecteurs de ces notes de s’y plonger, je n’aurai pas perdu mon temps. Faire ressortir les idées qui m’ont le plus fait vibrer me suffira. J’espère ici ne pas trahir la pensée de l’auteur. C’est lui qui s’exprime ci-dessous.

Le livre est construit comme une enquête, où on creuse jusqu’aux fondations. La thèse principale consiste à dénoncer l’évolution qui consiste à régresser d’une « société » à un ensemble d’individus dressés les uns contre les autres (la « dissociété »). [Et il se trouve qu’au moment où je lisais ce livre, j’en voyais une illustration dans une info du Monde, 4 avril : « au Royaume-Uni, le militantisme associatif et politique est en chute libre »- après vingt ans de Thatcher et de Blair, c’est moi qui commente – « 7 Britanniques sur 10 n’ont aucun lien avec une quelconque association(…). Les deux principaux partis , les travaillistes et les conservateurs, accueillent un dixième de leurs effectifs des années 1950. L’organisation qui regroupe le plus grand nombre de Britanniques, un sur dix, est un réseau national de voisinage qui, en liaison avec la police, vise à améliorer la sécurité des quartiers]. Or, dit Jacques Généreux, « seules d’authentiques sociétés, soudées par la solidarité et le primat du bien commun sur la performance individuelle, seront en mesure d’atteindre le niveau considérable et inédit de coopération et de cohésion qui sera indispensable, tant au sein des nations qu’entre les nations, pour affronter les grands défis du XXI ème siècle ».

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Crise du politique

Même ceux qui croient encore au politique -art de la cité, du vivre ensemble- fuient la politique –art de la conquête et de l’exercice du pouvoir- et préfèrent les associations de quartier aux partis. Et pour tant d’autres qui n’y croient plus, la politique n’est pas en crise, elle est purement et simplement morte, elle n’existe plus, c’est tout !
Dans le dernier quart du XXème siècle, la politique nous a quittés. Elle est d’abord apparue impuissante face à la montée des inégalités, de la précarité et de la pauvreté, même dans les pays riches. Elle nous a ensuite livrés à une compétition de plus en plus âpre entre les nations comme entre les individus, en nous disant que c’était pour notre bien à tous, et que, de toute façon, nous n’avions pas le choix. Nous vivions l’alternance sans alternative politique.
Après les dures épreuves qui ont suivi la Grande Dépression des années 1930 , nazisme, fascisme, misère, 2ème guerre mondiale, on avait su établir les nouvelles règles du jeu nationales et internationales qui ont contribué à la prospérité et au progrès social des Trente Glorieuses.
Quand une nouvelle grande crise économique et sociale survint, au milieu des années 1970, les grands pays démocratiques s’en sortirent par une guerre mondiale : la guerre économique étendue à la planète entière par le libre-échange et la déréglementation. Conséquences : pauvreté des travailleurs non qualifiés aux Etats-Unis, chômage de masse et exclusion en Europe. Nous eûmes donc la crise sociale sans la crise économique, et là se trouve le premier ferment de la crise du politique. Car nous fûmes confrontés au paradoxe d’une richesse exubérante qui laissait néanmoins des nations puissantes dans l’incapacité d’éviter la misère !
C’est bien l’impuissance des peuples les plus puissants du monde à orienter leur destin qui constitue le plus sidérant paradoxe du XXIème siècle.
Les citoyens les plus actifs et les plus critiques des partis politiques fuient ces derniers, au lieu de les investir pour les transformer. Vers quelles alternatives le citoyen peut-il se tourner ? La « troisième voie », qui ne lui promet rien d’autre que la nécessaire adaptation aux nouvelles lois de l’économie ? L’altermondialisme, qui propose la construction d’un gouvernement mondial et d’une démocratie mondiale dont aucun des grands Etats ne veut entendre parler ? L’antimondialisme et l’écologie radicale, qui expliquent l’urgente nécessité de revenir à des économies de subsistance locale et d’interdire les voyages aériens ?
Convaincus de vivre désormais et à jamais en plein champ de bataille, les individus se comportent en guerriers et non plus en citoyens ; au lieu de faire société, ils engendrent dès lors un monde hostile dans lequel il est toujours plus rationnel de se comporter en guerrier.
Et pourtant, la mutation récente vers une logique de guerre économique n’est pas une fatalité, mais l’effet de choix politiques délibérés et réversibles.

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Du pacte social à la guerre économique

Que s’est-il passé au début des années 1980 ? Entre 1979 et 1983, la quasi-totalité des pays riches du nord récusent officiellement l’usage volontariste des multiples instruments d’action publique développés depuis les années 1940. La stratégie vise à réduire le poids de l’Etat, et à étendre le rôle et la liberté des marchés (déréglementation, flexibilité du travail, libre-échange, libre circulation des capitaux).
Ce modèle néolibéral (« consensus de Washington ») sera aussi appliqué aux pays en développement dans les années 1980, par le biais des « plans d’ajustement structurels » exigés par le FMI et la Banque mondiale. Il s’imposera aussi en Europe de l’Est dans les années 1990.

Le pouvoir politique a-t-il alors été débordé par l’élargissement de l’espace et du pouvoir de l’économie mondiale ( effet « naturel » du changement technologique et du développement de nouveaux pays industriels) ? Ce quasi- lieu commun, explication favorite des néo-libéraux, constitue désormais le point de départ de toute réflexion sur l’avenir du monde. Mais il ne correspond pas à la réalité.
Il y avait certes une intensification de la concurrence entre les pays riches du Nord. Mais les vertus de la concurrence sont compatibles avec n’importe quel niveau de régulation ou de protection sociale, pourvu que tous les acteurs soient soumis aux mêmes règles. Cependant, il a suffi que quelques pays renoncent à la régulation des marchés pour dissuader les autres de la préserver. En 1979-1980, la victoire de la droite néolibérale au et au Royaume-Uni et aux Etats-Unis se traduisit par une dérégulation massive de l’économie et des mouvements de capitaux, à laquelle les grands pays européens, faute d’une vision politique commune, ne sauront répondre que par l’alignement progressif sur la logique néolibérale. Il n’y avait rien de fatal : les petits pays (Pays-Bas, Autriche, Suède, Norvège, Danemark), les plus exposés à la compétition mondiale, réussirent, eux, à contrer la crise sociale, en combinant un dialogue social permanent et des politiques de l’emploi très actives.

Bref historique : premier âge du capitalisme (jusqu’à 1945), peu encadré par le politique.
Deuxième âge, « Trente Glorieuses » : forte croissance ; le capital avait besoin d’une main d’œuvre abondante (d’où l’appel à l’immigration), qui dispose d’un pouvoir d’achat suffisant pour écouler la production de masse ; il est donc favorable à un Etat-providence qui garantissait les revenus contre divers risques ; il redoutait la montée du communisme et la contestation de son pouvoir de gestion par les syndicats.
A partir du milieu des années 1970 (jusqu’à nos jours) : robotisation, télécom, informatique ; cassure du rythme de croissance (les ménages sont équipés) ; concurrence de nouveaux pays industriels : les entreprises cherchent à comprimer les coûts, à se passer des travailleurs à faible qualification. Le chômage de masse renforce leur pouvoir face aux travailleurs. Le patronat réclame des gouvernements la baisse des « charges » fiscales et sociales. Mais cela n’explique pas comment un club de quelques centaines de dirigeants peut imposer ses choix dans un système où tout le monde vote.

C’est qu’ils ont trouvé des alliés.
Jusqu’à la fin des années 1970, tout le monde trouvait son compte dans des politiques d’expansion monétaires modérément inflationnistes. Les revenus nominaux des salariés et des entreprises progressaient plus vite que l’inflation. Les taux d’intérêt réels des emprunts étaient nuls ou négatifs : les entreprises pouvaient facilement investir (et leurs dirigeants étaient relativement indépendants de leurs actionnaires), les ménages, devenir propriétaires de leur logement. Les seuls perdants étaient les rentiers.
Au tournant des années 1970-1980, toute une génération de cadres économiques et politiques, qui avait pu constituer un patrimoine immobilier, n’avait plus besoin du crédit gratuit et souhaitaient une meilleure répartition de leur épargne. Or l’inflation se mit à flamber sous l’effet de trois chocs pétroliers et des fortes augmentations de salaires obtenues par les salariés, à la suite de conflits sociaux, à la fin des années 1960 (Mai 68 !). En moins de cinq ans (1979-1983), sous la pression de ces couches sociales, la quasi-totalité des grands pays industriels part en guerre contre l’inflation et relèvent les taux d’intérêt à des sommets historiques (en France , 1983, « tournant de la rigueur »).

Conséquences : explosion du chômage dans les pays riches, insolubles difficultés de paiement dans les pays en développement fortement endettés (le fameux problème de la « dette du Tiers-Monde ») ainsi placés sous la tutelle du FMI et de la Banque mondiale, qui leur imposent les modèles de développement propices à l’extension du marché mondial déréglementé auquel aspirent les grandes firmes occidentales. Bouleversement du rapport de forces au profit des détenteurs du capital.
Dans le même temps, la libéralisation des opérations financières met en place un marché financier mondial et ouvert. Elle a été présentée comme devant conduire à un optimum économique (à tort : elle conduit à investir les capitaux dans le renouvellement du parc de téléphones cellulaires des pays riches plutôt que dans l’accès à l’eau potable qu’attend un cinquième de l’humanité). En réalité, elle sert les intérêts des grandes entreprises, en leur permettant de mobiliser directement l’épargne mondiale en limitant le coûteux recours aux banquiers. Et ceux des gouvernements occidentaux, placés par le ralentissement de la croissance dans une situation de déficit chronique.

On arrive donc au troisième âge du capitalisme. Les actionnaires reconquièrent le pouvoir dans la grande entreprise. Fonds de pension, investisseurs institutionnels, exigent des stratégies de gestion qui maximisent la valeur des capitaux investis : la « création de valeur pour l’actionnaire ». La nouvelle norme de référence devient un taux de rendement annuel du capital de 15 % ( !), c’est-à-dire 3 à 4 fois plus que le taux considéré comme satisfaisant durant les Trente Glorieuses. La guerre économique se déchaîne. Les capitalistes cherchent à créer de nouvelles opportunités de profit, en ouvrant à la guerre marchande le territoire des pays en développement et le secteur des biens publics qui échappaient autrefois au culte du profit (santé, éducation, transports, …).
Et pourtant, aucun pays en développement n’est sorti de la pauvreté grâce au libéralisme. Et, dans les pays riches, le progrès a cédé la place à la morosité et au chômage (sauf dans les pays du nord qui battent les records de l’impôt, de la dépense sociale, des indemnités de chômage, des emplois publics).

Mais les Etats-Unis ? Chômage deux fois plus faible, croissance deux fois plus forte, 4 fois plus d’emplois créés. C’est que, contrairement à leur discours (et leurs exhortations aux autres Etats de la planète), les Etats-Unis n’ont cessé d’employer les instruments d’intervention caractéristiques du consensus keynésien sur lequel s’est construit le « modèle » européen dans les années 1940 ! Banque centrale visant le plein emploi, déficits publics massifs et durables, politique industrielle et de la recherche, politique de la concurrence autorisant la formation de champions nationaux par des fusions d’entreprises qui seraient illégales dans l’Union européenne, recours aux protections douanières lorsqu’une industrie nationale est menacée, …
En revanche, sur le marché des individus, il y a bien aux Etats-Unis une extension néolibérale. L’Etat tolère des inégalités croissantes, et celles-ci ne sont supportables que grâce à la croissance et au faible taux de chômage.

Le troisième âge du capitalisme s’avère nuisible pour la plupart des acteurs concernés :
- les salariés, d’abord. Les suppressions d’emplois réjouissent l’actionnaire (baisse des coûts de main d’œuvre, donc meilleure rentabilité immédiate ; limitation des revendications des salariés, qui redoutent le chômage ; la montée du taux de chômage peut inciter les banques à réduire les taux d’intérêt pour soutenir la croissance). Les salariés qui gardent leur emploi sont soumis à des pressions plus fortes : limitation des pauses ; obligation de résultats (et non plus seulement de moyens) ; individualisation de l’évaluation des performances et des rémunérations ; réquisition du temps de loisir des cadres, qui, grâce au téléphone mobile et à l’ordinateur portable, peuvent continuer à travailler chez eux, en vacances, en voyage, toujours et partout.
- Les cadres dirigeants et les patrons. Leur position privilégiée ne les met pas à l’abri des frustrations et des culpabilités engendrées par des comportements guerriers qui leur contradictoires avec l’estime de soi, le désir d’être aimé ou encore le besoin de trouver un sens honorable à sa propre action. Et tous ceux qui ont la passion d’un métier souffrent d’une régression majeure. Les équipements prétendument durables sont programmés pour ne survivre qu’un certain nombre d’années, on supprime des services utiles aux clients
- Et la folie du rendement financier se retourne aussi bien souvent contre les intérêts des actionnaires :la majorité des opérations de fusion-acquisition des années 1980 et 1990 se sont soldées par une valeur réduite des firmes ; le système des stock-options renforce la perversité du système (faillite d’Enron)…
- Sans parler des autres catastrophes qui concernent tout un chacun : la privatisation des services publics est souvent un immense gâchis ; la course au profit interdit l’accès aux traitements susceptibles de combattre les pandémies qui ravagent les pays les plus pauvres ; elle suscite un mode de production et de consommation insoutenable (dérèglement du climat, épuisement des nappes phréatiques, recul de la biodiversité, …).

A l’aube du XXIème siècle , la question de savoir si le système économique néolibéral qui colonise la planète est le bon ne se pose même plus : l’immense majorité de ceux qui pensent, observent et étudient ce monde nous disent qu’il est une pure folie.
Alors la vraie question est de savoir pourquoi on n’en change pas .
L’horreur économique n’est pas la crise du politique, mais la victoire d’une politique. Le défi auquel se trouve confrontée la démocratie n’est pas de replacer l’économie sous le contrôle des politiques : elle l’est déjà. Il est de remettre les politiques au service du bien commun.
Les tenants de la logique « marchéiste » doivent bien plus s’attacher à détruire le citoyen qu’à abattre des frontières. Or, c’est précisément en cela que consiste l’effet le plus redoutable d’une société de compétition généralisée : celle-ci lamine la cohésion sociale qui conforterait le pouvoir collectif des citoyens, elle transforme une majorité politique potentielle en collection d’individus isolés et désarmés.

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De la guerre économique à la guerre incivile

Paradoxe apparent : malgré l’inspiration des gouvernements de plus en plus libérale et hostile aux interventions de l’Etat, les dépenses publiques et les impôts ne cessent d’augmenter. C’est qu’en fait, le but des néolibéraux n’est pas d’affaiblir l’Etat, mais de disposer à leur guise d’Etats assez puissants pour imposer, à l’intérieur comme à l’extérieur, un ordre conforme à leurs intérêts et à leur vision du monde : la part des dépenses sociales et scolaires diminue au profit des dépenses militaires, judiciaires, policières et pénitentiaires, et au profit des subventions aux industries stratégiques. Et on taxe plus les moins riches et moins les plus riches (car les Etats sont en concurrence pour attirer le capital et le travail hautement qualifié).

Les néolibéraux construisent une stratégie de privatisation de l’Etat par étapes. L’Europe n’est qu’au début de la transition vers un Etat néolibéral. Mais la concurrence fiscale et le dumping social tendent à l’emporter sur la coopération.
Le projet européen, qui fut à l’origine celui de la paix et de la coopération entre les nations (en 1957, par le Traité de Rome, qui fondait le Marché commun, les pays fondateurs ne manifestaient en rien une aspiration au règne des marchés ; la référence à la « libre concurrence » signifiait seulement le rejet de la collectivisation et de la planification soviétiques), laisse la place à la guerre économique entre les Etats de l’Union.

En 1986, le nouveau traité de l’Union européenne (« Acte unique ») enclenche le processus d’un marché unique européen pour les marchandises, mais aussi les services, le travail et le capital, sans organiser un processus parallèle d’harmonisation des règles fiscales et sociales qui devraient s’appliquer aux entreprises et à leurs salariés. Cette mutation est exactement conforme à l’idéologie néolibérale.
La libéralisation des pays de l’Europe centrale et de l’Est et leur entrée progressive dans l’Union européenne installe des compétiteurs directs aux portes des vieux pays industriels. Les nouveaux entrants ne conçoivent pas ce grand espace de libre-échange comme une étape vers une intégration politique plus poussée qui garantira la paix et redonnera aux européens la capacité de gouverner l’économie.
Le projet de « traité établissant une constitution pour l’Europe » visait à radicaliser et constitutionnaliser la mutation du projet d’intégration politique européenne en projet d’espace élargi de marché. Le « non » des Français et des Néerlandais a momentanément fait échec à cette opération, mais n’a pas remis en question cette mutation, déjà inscrite dans les traités en vigueur. L’Union est ainsi la seule entité politique au monde qui privilégie la compétition interne entre ses territoires plutôt que la protection ou la compétitivité globale de son territoire par rapport au reste du monde. Et qui s’interdit l’usage des instruments de politique économique (budget plafonné à 1% du PIB, politique monétaire cantonnée à la stabilité des prix, politiques budgétaires nationales entravées par le pacte de stabilité…

La logique de compétition généralisée pénètre les esprits, diffuse la peur et une culture de guerrier qui rend obsolète la culture de tous ceux qui se croyaient encore membres d’une société humaine. Dans une société, on vit ; sur un marché, on se bat.
Dans ce contexte, la crise de la citoyenneté et la montée des incivilités n’ont rien de surprenant. Une société qui dit à ses enfants que la vie n’est pas une entreprise collective mais une compétition individuelle permanente récolte ce qu’elle a semé : des jeunes qui se battent les uns contre les autres.
Loin du rêve d’une société pacifiée par le « doux commerce », la guerre économique nous conduit vers la guerre « incivile », qui oppose l’individu à la société. Et la société elle-même déclare la guerre aux victimes de la guerre économique : les pauvres, les chômeurs, les prostituées et les enfants livrés à la rue.
Regardons les Etats-Unis : villes privées barricadées dotées de miradors, guerre des gangs sur les trottoirs, violence policière contre les pauvres et la minorité noire… Le nombre de prisonniers rapporté au nombre d’habitants a été multiplié par 5 entre les années 1960 et le milieu des années 1990. Sans la pénalisation systématique et accrue de délits mineurs (consommation de drogue, vols, atteintes à l’ordre public), les Etats-Unis auraient connu des taux de chômage comparables à ceux de l’Union européenne.
Mais le néolibéralisme américain n’est pas pire que celui qui se répand chez nous, il est seulement plus puissant.
L’état du monde n’est pas le résultat d’une fatalité économique, mais celui d’un ensemble de choix humains. Mais il pourrait s’agir d’une fatalité humaine si, comme le pensent d’ailleurs les ultralibéraux, la marche vers une dissociété d’individus était dans la nature même des êtres humains et donc des sociétés humaines. Est-ce le cas ?

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Chapitres 4 et suivants, recherche des piliers fondateurs de l’édifice néolibéral.

[on entre là dans la partie centrale du livre, que je vais survoler plus rapidement].

Au quotidien, c’est là qualité des liens qu’on tisse autour de soi qui fait le bonheur, et non pas la quantité des biens. L’homme est un animal social.
Nos valeurs et nos aspirations sont ambivalentes et parfois contradictoires : désir de libération et désir de socialisation, désir d’être soi et désir d’être avec.
Une société de progrès humain est une société qui favorise la conciliation harmonieuse de ces deux aspirations.

Pour les néolibéraux, l’être humain est une bête qui a « la compétition dans le sang », un individu qui ne se préoccuperait d’autrui que par intérêt personnel, et ne s’associerait à d’autres individus dans une société qu’en vue de satisfaire plus efficacement ses besoins. Cette nature humaine guerrière et prédatrice résulterait du processus impitoyable de sélection naturelle qui a éliminé les plus faibles.

Cette croyance implicite remonte à loin : le néolibéralisme est une variante contemporaine de l’ultralibéralisme, lequel est l’un des courants issus du libéralisme classique du siècle des Lumières. Il a donc des racines intellectuelles communes avec le marxisme, le socialisme et l’anarchisme, qui, au XIXème siècle, s’opposent, certes, au courant libéral, mais puisent leur source première dans la philosophie libérale classique du XVIIIème et, à travers elle, dans une nouvelle conception de la nature humaine qui s’affirme au XVIIe : l’individu rationnel, libre et autonome dans l’ « état de nature », qui aurait ensuite constitué des sociétés utilitaires et accepté des lois communes pour contenir la rivalité et la violence inhérentes au règne de la liberté naturelle.

Cette représentation, qui visait avant tout à s’affranchir d’un ordre théologique, est démentie par ce que nous a enseigné depuis l’anthropologie, mais reste cependant une culture inconsciente qui imprègne nos raisonnements. Ainsi, les détracteurs et les victimes de la dissociété « pensent » souvent comme ses promoteurs (ce qui aide à comprendre pourquoi les individus d’une démocratie peuvent s’accommoder de la dissociété).

A partir de là, Jacques Généreux met au jour les « piliers » sur lesquels repose l’édifice néolibéral.

Premier pilier : l’être humain est un « individu » qui existe avant et hors de toute relation à autrui. Evidemment faux : personne n’existe sans un père et une mère pour le concevoir.

Deuxième pilier : l’action et la pensée de l’individu sont autodéterminées. Le moteur de ses actes est en lui seul et surtout indépendant des autres individus. A partir de là, la « science » économique va tenter de mettre les comportements humains en équations et démontrer mathématiquement l’efficacité d’un système de marchés parfaitement concurrentiels. Faux, là aussi : les préférences des individus ne sont pas indépendants les uns des autres. Par exemple, certains vont acheter un 4X4, simplement parce que le voisin vient d’en acheter un…

Troisième pilier : la responsabilité exclusive de l’individu et l’inégalité naturelle. Chacun est responsable de ce qu’il fait et de ce qu’il est. Traduction néolibérale : un chômeur trouverait probablement un emploi s’il acceptait de travailler pour la moitié du salaire minimum, voire pour rien. S’il ne le fait pas, c’est donc sa décision. L’idée que des individus seraient au chômage malgré eux, parce qu’il n’y aurait pas d’emploi pour eux, est pour un économiste néolibéral parfaitement insensée.

Quatrième pilier : l’individu est strictement égoïste et rationnel. Cette conception heurte le sens commun, qui reconnaît comme une évidence l’existence de motivations altruistes, ne serait-ce que dans les relations amoureuses et amicales. De Saint-Simon à Proudhon en passant par Fourier et Leroux, le socialisme français est fondé sur la reconnaissance simultanée de la quête du bonheur privé et de l’essence sociale de l’homme, qui pousse ce dernier à l’altruisme, la coopération et la solidarité. Mais les ultralibéraux se sont employés à promouvoir une lecture incomplète de Darwin, en déduisant abusivement de la théorie de l’évolution que l’homme ne connaît d’autre loi que la satisfaction égoïste de ses pulsions. Et la volonté de construire une science économique, mathématique, a conduit à modéliser de façon simpliste et réductrice le comportement humain.

Cinquième pilier : l’individu prédateur et la loi du plus fort dans l’ « état de nature ». Sans une puissance qui tient les hommes à distance, l’état naturel de l’humanité est donc un état de guerre permanent. La théorie libérale du « sens moral » limite le champ de la bienveillance naturelle aux relations fréquentes et directes entre proches (parents, amis, collègues). Cette analyse est compatible avec la conception néolibérale de la dissociété : on favorise le regroupement en sous-communautés homogènes, dans lesquelles les individus sont tenus ensemble par l’attachement spontané qu’engendre la communauté de vues, de croyances, d’intérêts, etc.

Sixième pilier : la société est un contrat d’association volontaire. L’individu rationnel découvre que la vie pacifique en société est plus conforme à son intérêt personnel que la vie en loup solitaire. Conception théorique erronée : en réalité, l’homme a toujours vécu en société.

Septième pilier : il n’y a pas de droits sans obligations. La société est un contrat qui définit les obligations à l’égard de la communauté que des individus autonomes et égoïstes acceptent de s’imposer à eux-mêmes, dans leur intérêt bien compris. Cette vision a inspiré Mme Thatcher, mais aussi Tony Blair, et même de nombreux socialistes français. Pourtant, personne ne choisit de naître et de grandir dans la société de son choix. L’individu nait créancier de la société : il a alors tous les droits sans contrepartie, et c’est bien cela qu’expriment toutes les déclarations des droits de l’homme. C’est ensuite seulement, quand l’individu a été constitué en citoyen par la société, qu’il devient son débiteur.

Huitième pilier : l’Etat minimum, la société minimale et la dissociété optimale. Les individus ne s’associent qu’en vue des biens privés que l’association leur procure. Toute « production » publique (loi, règlement, institution, service public) ne crée en soi aucune valeur, et au contraire restreint le libre arbitre, et détourne des ressources que les individus ne peuvent plus employer en vue des biens privés. Il convient donc de la limiter au strict nécessaire : l’Etat gendarme, qui assure la sécurité des biens et des personnes, le respect des contrats. (Le lecteur intéressé se reportera aux 38 pages de l’ouvrage, où défilent Hobbes, Rousseau,Montesquieu, John Rawls, Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Leroux, le Christ, saint Paul, Auguste Comte,Pierre Leroux, Marx, Jaurès, Robert Nozick et le courant libertarien ).

Neuvième pilier : l’abondance de biens, finalité nécessaire de la société. La vie en société ne sera compatible avec une liberté individuelle égale et maximale qu’à condition d’engendrer l’abondance qui procure la satiété à tout individu, et fait ainsi disparaître toute rivalité pour la possession des biens et l’usage des ressources. Toute l’économie politique libérale est tendue vers la quête de la richesse des nations , entendue comme l’accumulation de produits matériels. Les premiers mouvements ouvriers anglais du XIXème siècle se sont élevés contre le productivisme capitaliste, déplorant la rupture des liens de solidarité qui prévalaient dans la société traditionnelle. En revanche, la plupart des pionniers du socialisme français, puis Marx, ont alimenté la montée de la culture productiviste. Marxisme et néolibéralisme ne divergent radicalement que par l’instrument de leur utopie commune : le marché libre pour l’un, le collectivisme pour l’autre. Quelques rares socialistes ont l’intuition que la véritable et nécessaire alternative au néolibéralisme et au marxisme ne consiste pas à trouver de nouveaux moyens de produire toujours plus, mais à explorer la voie d’un socialisme écologique.

Dixième pilier : la généralisation de la libre concurrence maximise le bien-être. La science économique établit qu’un ensemble de marchés parfaitement concurrentiels garantit l’utilisation la plus efficace des ressources et maximise le bien-être collectif. Les néolibéraux prétendent ici s’appuyer sur la fameuse « main invisible du marché » d’Adam Smith. Mais il s’agit, nous dit Jacques Généreux, d’un contresens : en réalité, pour Smith, la vertu est dans la nature de l’homme, qui le pousse à la sympathie, à la sociabilité, et non dans le marché. En revanche, les néolibéraux s’appuient tantôt sur les théories du « darwinisme social » (Herbert Spencer, Hayek), selon lesquels limiter la compétition ou aider les pauvres, les faibles et les perdants de la compétition seraient contre-productifs ; tantôt sur les raisonnements mathématiques de Léon Walras, Franck Knight, puis Arrow et Debreu (qui reposent sur des conditions, comme la « concurrence pure et parfaite » et d’autres, qui ne sont jamais réalisées dans la vie réelle).

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Nouvelles révélations sur le néolibéralisme et le socialisme « moderne ».

Jusqu’ici, nous avons montré que la réponse néolibérale ne résultait pas d’une nécessité naturelle, mais de la victoire politique réversible de certaines idées et de certains intérêts ; et que l’exacerbation de la compétition nous fait basculer de la guerre économique vers la « guerre incivile » : l’isolement, la peur et la conviction qu’ « on n’y peut rien » laminent la faculté de résistance politique au néolibéralisme. La société néolibérale est un processus de dissociété : force centrifuge qui décompose et isole les éléments autrefois solidaires qui composaient une société, processus inhumain qui tend à une mutilation psychique de l’être en réprimant son aspiration à « être avec et pour autrui ».
Enigme : comment des sociétés « modernes » peuvent elles s’engager sur la voie d’une société inhumaine ?
C’est pour tenter de résoudre cette énigme que Jacques Généreux a cherché à dégager les fondements du néolibéralisme.
Ceux-ci étant dégagés, on peut constater la fragilité théorique du modèle néolibéral. Le premier pilier, sur lequel repose tout l’édifice, les individus préexistent à la société, est manifestement faux : les nouveaux-nés grandissent et sont éduqués dans une société qui leur préexistent. Tout individu a donc des droits inaliénables et indépendants de toute obligation sociale (3e et 7e piliers) . La quête de liens sociaux, d’estime et de sympathie peut être à ses yeux aussi importante que la conquête de biens (4e et 5e piliers). Il peut dès lors vivre en société pour le plaisir de vivre en société, la société n’est plus le produit d’un contrat utilitaire entre des individus qui lui préexistent, elle est le milieu naturel qui construit et soutient l’existence psychique des individus (6e pilier). Cette société peut s’appuyer sur la sociabilité naturelle pour créer les conditions d’un vivre ensemble, sans le secours d’un Etat despotique et sans la chasse aux différences (8e pilier). Des modes de production et de répartition basés sur la coopération, le don et la solidarité plutôt que sur la libre compétition des individus, peut s’avérer plus efficace que cette dernière (10e pilier) . Dans une société en quête de liens harmonieux entre les êtres, la maximisation des biens n’est plus nécessaire à l’apaisement des conflits (9e pilier).

La culture néolibérale tire sa force de l’ignorance et de la dissimulation de ses fondations. Dans le débat, les néolibéraux cherchent moins à démontrer qu’ils ont raison qu’à expliquer qu’ils acceptent seulement la réalité.

Le XXème siècle s’est achevé par un consensus des modernes sur la finalité de l’aventure humaine : la jouissance maximale des biens. Dès lors, le débat entre droite et gauche a fini par perdre de sa vigueur, peu à peu transformé en discussion d’ingénieurs sur les outils pratiques mis au service d’un but commun. Le seul modèle de société alternatif vient de la pensée antimoderne, plus particulièrement de l’écologie radicale qui prône la décroissance. Certes, la préoccupation écologique a été récemment intégrée par les courants modernes, sous le nom de « développement durable ». Mais aucun leader socialiste ou social-démocrate n’a opéré la révolution intellectuelle qui le conduirait à déclarer que « la quête des liens vaut mieux que celle des biens ».
Dès lors, la force de conviction des opposants modernes au néolibéralisme est singulièrement amortie : ils ne peuvent pas contester les conceptions néolibérales de l’humain, de l’Histoire et du progrès, puisque ce sont aussi les leurs !

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Une refondation anthropologique du discours politique et économique

Une fable dont nous sommes imprégnés : aux origines, l’humain est une bête sauvage, issue d’un processus de sélection impitoyable dans un univers où prévaut la « loi de la jungle ». Chacun pour soi. L’homme est un loup pour l’homme. La pression de la rareté des ressources contraint les humains à se regrouper en communautés de plus en plus larges pour organiser une division du travail efficace. L’invention de l’agriculture a entraîné la constitution de sociétés sédentaires et l’amorce d’un développement urbain. Les hommes ont appris à substituer le « doux commerce » à la prédation. Le développement de marchés libres en Occident a créé l’abondance relative nécessaire pour que les individus et les Etats tirent plus de profit de la compétition économique que de la guerre.

Tissu de contrevérités !
En réalité, la coopération et la solidarité jouent dans la jungle un rôle aussi essentiel que la compétition et l’agressivité (Jean-Marie Pelt). Nos plus proches cousins, les grands singes, pratiquent le partage, la réconciliation, le pardon grave ; les bonobos désamorcent toute situation de conflit potentiel (Frans de Waal). L’aptitude singulière du genre homo, celle qui permet sa survie, c’est une hyperadaptation aux relations sociales, et en particulier le langage. Pour le nouveau-né, aucune aptitude innée ne peut s’épanouir en dehors d’une communication avec autrui. La production et l’échange sont d’abord développés pour faire société, plus précisément pour satisfaire à des obligations strictement rituelles et culturelles. Les sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs vivent dans l’abondance : elles utilisent systématiquement les ressources disponibles et leur force de travail, et la plus grande partie du temps disponible est consacrée aux loisirs, au sommeil, aux repas en commun, etc. (Marshall Sahlins). La révolution agricole au néolithique n’ a entraîné aucun bond en avant de la productivité dans la production de subsistance. Des villages sédentaires se sont développés en Europe centrale, depuis 25000 à 30000 ans, sans le moindre développement de l’agriculture. Si les hommes se sont regroupés dans des communautés plus larges, ce n’est pas pour surmonter la rareté, mais pour développer de nouvelles activités sociales.
Cependant, la sédentarisation amène le stockage des biens, l’attachement de chacun à un habitat fixe, l’exploitation permanente d’un même territoire, et donc finalement le sens de la propriété, le désir de posséder de nouveaux biens, la surexploitation de leur milieu naturel, les inégalités et la pauvreté. La société de production ne remplace pas la prédation naturelle par l’échange marchand ; elle prolonge le mode de relation universel des premières sociétés humaines, le don (avec la triple obligation de donner, de recevoir, et de rendre – Marcel Mauss). Durant des millénaires d’économie agricole, l’échange marchand fut très limité et surtout réservé au commerce lointain avec des étrangers. L’invention d’une économie de marché et des mobiles marchands est une invention très récente (Karl Polanyi).

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L’homme dissocié et sa servitude volontaire

La dissociété n’est donc pas la conséquence d’une nature humaine dissociée ; elle est au contraire un processus qui contrarie et se heurte à l’essence sociale de l’être humain.
En plaçant l’individu en situation objective de guerre contre les autres, où son avenir et son bien-être dépendent de sa performance relative, les politiques néolibérales entendent faire de la compétition la seule voie possible de réalisation de soi. En inculquant une culture individualiste, elles veulent ériger la compétition en seule voie souhaitable de réalisation de soi.
L’extension des échanges marchands et des profits suppose une population frustrée, stressée et angoissée, jamais satisfaite, tout entière occupée à faire le plein (des estomacs, des yeux, des frigos, des temps morts…). Le néolibéralisme stimule ainsi un besoin de biens insatiable par nature, puisqu’il résulte en réalité d’un manque de liens qu’aucun bien ne saurait combler.
La dissociété de marché « violente » les individus. Derrière les violences visibles (stress, chômage, exclusion, dépression, harcèlement, etc), se profile une violence plus profonde, qui ébranle l’équilibre que l’individu a construit depuis sa naissance pour tenter d’être lui-même sans renier ses liens. La société ordonne au père de famille de devenir pour ses enfants un préparateur de combat, avant leur entrée sur le ring des marchés. Elle demande au cadre supérieur le courage de faire souffrir les autres. Le néolibéralisme s’appuie sur notre désir de penser à nous-mêmes pour nous déshabituer de penser aux autres. Il cherche à compenser notre déficit de liens en gavage de biens. Il obtient ainsi la soumission sous anesthésie (à la consommation), par l’abrutissement et par la manipulation psychologique.

Mais il va plus loin : il espère la servitude volontaire, la coopération de l’individu à sa propre aliénation. Les cadres dirigeants chargés de mettre en œuvre ce qu’il est convenu d’appeler par antiphrase un plan social ne le font pas de gaieté de cœur, même s’ils sont du bon côté du manche, dans un système préservant leurs intérêts. Soutenir qu’un individu exerce sur un autre une pression ou une violence, parce que tel est son intérêt, ne constitue jamais une explication suffisante. Mais alors, pourquoi des humains deviennent-ils des « collabos » zélés d’une dissociété inhumaine ?

De divers travaux de psychologie sociale (Terestchenko, Milgram), il ressort :
que la participation des individus à des actions inhumaines ne s’explique pas par la prévalence d’instincts égoïstes et prédateurs, mais au contraire coexiste avec la prédominance du stress, du mal-être et des tentatives d’évitement ;
qu’elle résulte du déclenchement d’un réflexe de protection, plutôt que d’un choix raisonné à l’issue d’une véritable délibération consciente.
Il nous arrive souvent, par amour-propre, de faire comme si nous étions d’accord avec ce qui en réalité nous révolte (« j’ai même pas mal », dit l’enfant blessé). Ou même de croire adhérer à l’ordre qu’on nous impose (de façon à effacer la souffrance). Le meilleur moyen de ne pas subir l’humiliation d’une défaite est de passer dans le camp des vainqueurs. C’est précisément ce qu’entreprennent ceux qui survivent à la dissociété en refoulant leur désir d’être avec, en s’identifiant au modèle néolibéral, qui résume l’être à l’épanouissement du moi autonome et l’idéal social à la compétition généralisée.
Et à l’inverse, les « gagnants » du système (qui ne peuvent ignorer son évidente injustice, quand le salaire d’un PDG peut être mille fois supérieur au salaire médian) ont besoin de refouler la culpabilité de leur victoire. L’idéologie néolibérale proclame leur innocence : ils ne peuvent rien à la misère des perdants, qui sont victimes soit de leur refus irresponsable du combat, soit des cruelles lois de l’économie et du rouleau compresseur de l’Histoire ; mieux, ils sont méritants et socialement utiles, ils créent des richesses qui permettent de secourir les victimes ! Seule cette nécessité vitale d’une justification apaisante peut expliquer que la fraction la plus éduquée de la population active adhère et récite comme un seul homme le fatras de niaiseries et de contrevérités qui constitue le discours économique néolibéral.

Un autre mécanisme de défense pour sauver des liens dans ce monde voué à la rivalité et à la consommation solitaire des biens est le regroupement par communautés (par affinités, par classes d’âge, par ethnies, par quartiers, …). Impasse. Car en cessant d’être un « individu » pour devenir un « membre » de « sa » communauté, l’être renonce à toute existence personnelle, à toute identité personnelle. Pour être pleinement nous-mêmes, nous avons besoin d’appartenir à des cercles de plus en plus larges et variés, de la famille aux amis, aux relations de travail, de loisirs, jusqu’à la classe sociale, la nation, la république et finalement la société humaine dans son entier.

Ainsi donc, une fois qu’il est enclenché, le processus de la dissociété est autoréalisateur. Non seulement les individus ne peuvent l’empêcher, mais en outre, leurs réflexes de protection contre la souffrance psychique engendrée par leur dissociation approfondissent la dissociété.

Ultime énigme : alors que la majorité des citoyens restent conscients que la compétition solitaire et généralisée les prive d’un mieux-être accessible par de simples choix politiques, comment se fait-il qu’ils n’imposent pas ces choix par l’instrument gratuit, anonyme et sans risque dont ils disposent : le vote ?

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Conclusion provisoire : de l’illusion démocratique à la « démocratie effective »

L’auteur ne fournit pas un modèle de société alternative à la dissociété libérale.
La société alternative n’existe pas. Le « progrès humain » n’a aucune raison d’emprunter une trajectoire unique et de se manifester par des politiques et des institutions sociales uniques. Il s’agit d’un processus dynamique, adaptatif et inventif.
Des systèmes alternatifs existent. La solidarité budgétaire des Etats américains est une alternative au désastreux dumping fiscal intraeuropéen ; la politique keynésienne de la Fed est une alternative au monétarisme de la BCE ; la faible inégalité salariale de la suède est une alternative à l’explosion des inégalités aux Etats-Unis ; la pratique référendaire des cantons suisses est une alternative à la démocratie participative ; la laïcité républicaine est une alternative au communautarisme religieux ; les coopératives et les mutuelles sont une alternative à la firme obnubilée par le taux de rendement trimestriel du capital…

Le premier des maux à combattre est la prédisposition d’une majorité d’entre nous à s’adapter à une société inhumaine plutôt qu’à la combattre.
L’effet le plus réussi de l’intoxication par la culture néolibérale, c’est de donner le sentiment que la politique ne peut rien. Mais le sentiment d’impuissance du simple citoyen se fonde aussi sur une réalité politique et institutionnelle. Car dans les prétendues démocraties occidentales, les électeurs n’ont pas le pouvoir effectif de déterminer l’orientation des politiques publiques. La possibilité d’une quelconque alternative dépend en effet entièrement de l’offre politique, c’est-à-dire du débat interne aux partis, et quasiment pas de la demande politique des citoyens.

Or, au cours des vingt dernières années, dans les plus grands pays industriels, les progressistes et la gauche ont renoncé à l’idée même de « société alternative ». Le seul moyen dont dispose un citoyen est extrêmement exigeant. Il s’agit d’adhérer aux partis politiques et d’y mener la bataille interne pour changer la ligne majoritaire. (Or, chacun de nous pense que d’autres qu’eux s’en chargeront…).

Dans les grands partis sociaux-démocrates, les opposants résolus au néolibéralisme sont mis en minorité, privés d’investiture aux élections, et souvent aussi privés des moyens démocratiques pour défendre leur ligne minoritaire (le PS français est l’un des rares partis à autoriser un débat interne au sein de courants constitués). Ils sont alors tentés par la sortie vers d’autres formations politiques « plus à gauche », ou par l’action militante en dehors des partis. Leur départ accentue le tropisme centriste des sociaux-démocrates, et la gauche s’en trouve plus divisée et affaiblie. L’électorat traditionnel de la gauche se détourne des partis de gouvernement et se réfugie vers l’abstention ou le vote protestataire.
Des leaders gauchistes s’enferment dans la satisfaction narcissique d’avoir raison contre tous, sans envisager la « souillure » que constituerait leur mutation en parti de gouvernement, allié à d’autres forces de gauche pour faire reculer concrètement le néolibéralisme. Des militants altermondialistes, consternés par tant de confusion et de vanité de l’action partisane, se trouvent confortés dans leur conviction que le combat se mène ailleurs, dans la société civile et les associations.
Et pendant ce temps-là, les néolibéraux savourent leur victoire : une partie de la gauche valide leur discours ; une autre ne veut pas conquérir le pouvoir ; le mouvement associatif ne présente pas de candidats aux élections…

La première des batailles politiques à mener, et la plus décisive, est une bataille d’idées. L’acte le plus fondamental du responsable politique, c’est son discours. L’enjeu est, après deux ou trois décennies de lavage de cerveaux individualiste, consumériste, « compétitiviste », fataliste, de rallumer les citoyens éteints et de réveiller les citoyens endormis, de leur réapprendre la nature, la possibilité et le désir du progrès humain.